Calmann Lévy (tome premierp. 184-195).



XXII


La Flèche commença par le gage le plus rapproché de la pierre centrale qu’il appelait le Sinaï.

C’était celui de Lucilio ; il fit mine de mesurer des angles, de supputer des chiffres, et dit, en prose rimée :



Homme sans langue et de grand cœur,


Savoir de misère est vainqueur.

— Voyez-vous, dit Bois-Doré bas à d’Alvimar, que le drôle a bien deviné le triste cas de notre musicien !

— Cela n’était pas difficile, répondit d’Alvimar avec dédain. Il y a un quart d’heure que le muet vous parle par signes !

— Vous ne croyez donc point du tout à la divination ? reprit Bois-Doré pendant que la Flèche continuait ses calculs d’un air absorbé, mais l’oreille ouverte à tout ce qui se passait autour de lui.

— Eh bien donc, y croyez-vous vous-même, messire ? dit d’Alvimar feignant d’être étonné du sérieux avec lequel le marquis lui avait fait cette question.

— Moi ? Mais… oui, un peu, comme tout le monde !

— Personne ne croit plus à ces billevesées !

— Mais si ; j’y crois beaucoup, moi, dit Lauriane. Sorcier, je te prie, si ma destinée est mauvaise, de me laisser un peu de doute, ou de trouver dans ta science le moyen de la conjurer.

— Illustre reine des cœurs, répondit la Flèche, j’obéis à vos ordres. Un grand danger vous menace ; mais si, pendant seulement trois jours, à partir du moment où nous sommes,

        Vous ne donnez point votre cœur,
        Du diable il sera le vainqueur !

— Ne saurais-tu trouver d’autres rimes ? lui cria d’Alvimar. Ton dictionnaire n’est pas riche !

— N’est pas riche qui veut, messire, répondit le bohémien ; et pourtant il y a des gens qui veulent bien fort, si fort qu’ils font tout pour la richesse, au risque de la hache et de la hart !

— Est-ce dans la destinée de ce gentilhomme que tu lis de pareilles choses ? dit Lauriane, qui avait été très-frappée de ce qui la concernait dans l’avertissement du devin, et qui s’efforçait de tourner tout en plaisanterie.

— Peut-être ! dit avec aisance M. d’Alvimar ; on ne sait ce qui peut arriver.

— Mais on peut le savoir ! s’écria la Flèche. Voyons, qui veut le savoir ?

— Personne, dit le marquis, personne, s’il y a du fâcheux dans l’avenir de quelqu’un de nous.

— Vraiment, mon voisin, vous avez la foi ! dit de Beuvre, qui ne croyait précisément à rien. Vous êtes une fière pratique pour tous les bateleurs qui voudront vous en conter !

— Comme vous voudrez, répliqua Bois-Doré, mais je n’y peux rien. J’ai vu des choses si surprenantes ! Dix fois ce qui m’a été prédit m’est arrivé.

— Comment voulez-vous, lui dit d’Alvimar, qu’un idiot et un ignorant de cette espèce pénètre l’avenir, dont Dieu seul a le secret ?

— Je ne crois pas à la science de l’opérateur, répondit le marquis, si ce n’est que, par état, il sait calculer des nombres, et que ces nombres sont pour lui comme les lettres d’un livre, avec lesquelles la propre fatalité des nombres compose des mots et des phrases.

De Beuvre se moqua du marquis et somma le devin de tout dire.

D’Alvimar eût souhaité qu’il en fût autrement, car son incrédulité était feinte ; il croyait à l’action du diable dans tout ce qui est maléfice, et il se promettait de recommander La Flèche à M. Poulain, pour qu’il avisât à le faire coffrer et brûler dans l’occasion. Mais il n’en était pas moins dévoré, malgré lui, de l’anxiété d’ouvrir le livre de sa destinée, et il se trouvait d’ailleurs entraîné à faire l’esprit fort devant madame de Beuvre.

La Flèche, sommé de parler, vu qu’il avait assez étudié son grimoire, réfléchit en lui-même sérieusement. Il se méfiait de l’Espagnol. Il savait qu’il ne risquait rien avec les gens qui ne croyaient à rien, ce ne sont pas ceux-là qui dénoncent ou accusent les sorciers, et il était trop pénétrant pour ne pas avoir compris qu’en essayant de retirer son gage, d’Alvimar avait voulu se soustraire à ces révélations qu’il feignait de mépriser.

Il prit le parti dans lequel il se retranchait quand il se trouvait avec des gens disposés à s’émouvoir trop ; ce fut de dire des banalités à tout le monde.

Il espérait que d’Alvimar se retirerait, et qu’il pourrait faire aux autres, à coup sur, quelque prédiction agréable qui lui serait grassement payée ; car, depuis trois jours qu’il errait dans les environs, se glissant partout, écoutant aux portes, ou feignant de ne pas comprendre le français pour laisser causer devant lui, il avait appris bien des choses, et, quant à d’Alvimar, il en savait une sur son compte, que celui-ci eût bien voulu ensevelir dans un profond oubli.

Mais d’Alvimar, calmé par l’insignifiance des prédictions, ne se retirait pas ; personne ne s’amusait plus, et La Flèche faisait fiasco, après avoir travaillé d’avance à une belle recette.

On allait le renvoyer. Il se redressa.

— Illustres seigneurs, dit-il, je ne suis pas sorcier, je le jure par l’image du saint patron que je porte sur la poitrine ; je proteste contre tout pacte avec le diable. Je n’exerce que la magie blanche, tolérée par les autorités ecclésiastiques ; mais…

— Mais, si tu n’es pas voué au diable, va-t’en au diable ! dit M. de Beuvre en riant ; tu nous ennuies !

— Eh bien, dit La Flèche effrontément, vous voulez de la cabale, vous en aurez, à vos risques et périls ! mais ce n’est pas moi qui en ferai, et je m’en lave les mains !

Il se retourna aussitôt vers un panier qu’il avait apporté avec lui, et où l’on supposait qu’il tenait quelque attirail d’escamotage ou quelque bête curieuse, et il en tira une fillette de huit à dix ans, qui paraissait n’en avoir que quatre ou cinq, tant elle était petite et menue ; avec cela noire, laide, ébouriffée un véritable lutin tout de rouge habillé, qui commença, pendant qu’il l’apportait dans ses bras, par lui appliquer vingt soufflets, lui tirer les cheveux et lui déchirer la figure avec ses griffes.

On crut d’abord que cette résistance enragée faisait partie de la représentation ; mais on vit le sang couler en grosses gouttes tout le long du nez du sacripant.

Il s’en émut peu, et, s’essuyant avec sa manche :

— Ce n’est rien, dit-il ; la princesse dormait dans son panier, et elle a le réveil acariâtre.

Puis il ajouta en espagnol, parlant bas à la petite :

— Sois tranquille, va ! tu la danseras ce soir !

L’enfant, placée sur la pierre du Sinaï, s’accroupit en singe et regarda autour d’elle avec des yeux de chat sauvage.

Il y avait dans sa laideur malingre un caractère si accusé de souffrance et de colère, de malheur et de haine, qu’elle en était presque belle et, à coup sûr, effrayante.

Lauriane eut le cœur serré de voir la maigreur de cette misérable créature, presque nue sous la pourpre sordide de ses haillons.

Elle frémit en songeant au sort de cette enfant, exaspérée sans doute par la tyrannie et les coups d’un méchant saltimbanque, et elle s’éloigna de quelques pas, appuyée sur le bras de son bon Céladon Bois-Doré, lequel, sans le dire, se sentait presque aussi attristé qu’elle.

Mais de Beuvre avait l’écorce plus dure, et il pressa La Flèche de faire parler l’esprit malin.

— Voyons, ma belle Pilar, dit la Flèche en accompagnant chaque parole d’une mimique grosse de menaces intelligibles pour sa victime ; voyons, reine des farfadets et des gnomes, il faut parler. Ramassez la pièce qui est le plus près de vous.

Pilar resta longtemps immobile, faisant mine de se rendormir ; elle grelottait la fièvre.

— Allons, allons, gibier de potence, étoupe de bûcher ! reprit La Flèche, ramassez cette pièce d’or, et je vous dirai où est Mario, votre bien-aimé.

— Hein ! fit le marquis en se retournant, que dit-il de Mario ?

— Qu’est-ce que Mario ? lui demanda Lauriane.

— Silence ! cria de Beuvre ; le diable parle, et c’est de vous qu’il s’agit, mon voisin !

L’enfant parla ainsi en français avec un accent prononcé et une voix criarde :



Celui de qui dépend ce gage,


S’il veut écouter le présage


Et se bien garer de l’amour…

— J’en ai assez dit, je n’en veux plus dire, ajouta-t-elle en espagnol.

Elle ne se souvenait plus de sa leçon. Ni prières ni menaces ne purent lui faire retrouver la mémoire ; mais elle n’avoua pas qu’on l’avait serinée ; elle était déjà sorcière et vaniteuse de son état. Elle connaissait le grimoire beaucoup mieux que La Flèche, et elle aimait à prophétiser. En voulant lui apprendre des vers, ce qu’elle appelait une autre magie, La Flèche l’avait irritée, et le sentiment qu’elle ne s’en tirerait pas avait mortifié son amour-propre.

Elle secoua sa tête hérissée de cheveux noirs comme l’encre, frappa du pied et se livra à une colère de pythonisse.

— C’est bien ! c’est bien ! s’écria La Flèche résolu à en tirer parti, n’importe comment. Voilà que ça vient ; le diable lui entre dans le corps, elle va parler !

— Oui, dit l’enfant en espagnol et en sautillant dans le cercle avec fureur, et je sais tout mieux que toi, mieux que tous les autres. Voilà ! voilà ! voilà ! Je sais, demandez-moi.

— Parlons français, dit La Flèche. Que doit-il arriver au seigneur dont tu tiens le gage ?

C’était celui du marquis.

— Liesse et confort ! dit l’enfant.

— Très-bien ! mais quels ?

— Vengeance ! répondit-elle.

— À moi, vengeance ? dit Bois-Doré : ce n’est point là mon humeur.

— Non certes, ajouta Lauriane en regardant d’Alvimar malgré elle. Le diable se sera trompé de gage.

— Non ! je ne me suis pas trompée, reprit la gnomide.

— Vrai ? dit La Flèche. Si vous en êtes bien sûre, parlez, diablesse ! Vous pensez donc que ce noble seigneur, ici présent, a quelque injure à laver ?

— Dans le sang ! répondit Pilar avec une énergie de tragédienne.

— Hélas ! dit le marquis bas à Lauriane, il n’est sans doute que trop vrai ! Vous savez bien, mon pauvre frère !

Et il dit tout haut :

— Je veux interroger cette petite devineresse moi-même.

— Faites, monseigneur ! répondit La Flèche. Attention, la mouche noire ! et parlez honnêtement à qui vaut mieux que vous !

Le marquis, s’adressant alors à Pilar.

— Voyons, ma pauvre petite, qu’est-ce que j’ai perdu ? dit-il avec douceur.

Elle répondit :

Un fils !

— Ne riez pas, mon voisin, dit le marquis à de Beuvre, elle dit la vérité. Il était comme mon fis !

Et à Pilar :

— Quand l’ai-je perdu ?

— Il y a onze ans et cinq mois.

— Et combien de jours ?

— Moins cinq jours.

— Ici, elle se trompe, dit le marquis à Lucilio ; car j’ai eu de ses nouvelles depuis l’époque qu’il lui plaît de dire ; mais voyons si elle verra clair dans le reste.

Et, s’adressant à l’enfant :

— Comment l’ai-je perdu ? dit-il.

— De malemort ! répondit-elle ; mais vous aurez consolation.

— Quand ?

— Avant trois mois, trois semaines ou trois jours.

— Quelle consolation ?

— De trois sortes : vengeance, sagesse, famille.

— Famille ? Je serai donc marié ?

— Non, vous serez père !

— Vrai ? s’écria le marquis sans se troubler du gros rire de M. de Beuvre. Quand serai-je père ?

— Avant trois mois, trois semaines ou trois jours. J’ai tout dit sur vous, je veux me reposer.

La séance fut suspendue par un déluge de plaisanteries de M. de Beuvre au marquis.

Pour que l’événement de l’héritier prédit eût lieu avant trois mois, trois semaines ou trois jours, il fallait que trois femmes en eussent « reçu la commande. »

Le pauvre marquis savait si bien le contraire que toute sa foi à la magie en fut refroidie.

Il se laissa railler, protestant de son innocence et ne désirant point trop qu’on la crût aussi réelle qu’elle l’était.

L’enfant demanda à recommencer ses conjurations pour le dernier gage.

C’était le caillou de d’Alvimar.

Mais, pour l’intelligence de ce qui va suivre, il faut que le lecteur sache ce qui était convenu entre Pilar et son propriétaire, La Flèche.

Ce que La Flèche savait et voulait faire savoir à Bois-Doré, il comptait le faire dire par l’enfant hors de la présence de d’Alvimar.

L’enfant, par caprice et ostentation, ne voulut plus tenir compte de la convention faite entre eux. Elle voulait réciter toute sa leçon, dût-elle en souffrir et dût La Flèche y perdre la vie ou la liberté.

Peut-être aussi ces dangers qu’elle pouvait attirer sur lui, et qu’elle n’ignorait pas, alléchaient-ils ses instincts de haine.

Elle parla donc comme elle l’entendait, en dépit des avertissements et des grimaces de son maître, lequel ne pouvait lui rien dire en espagnol qui ne fût compris de d’Alvimar.

Elle ramassa le caillou, examina les signes qui l’entouraient, fit la mimique du calcul, et dit en espagnol avec une effrayante ardeur à la menace :

— Malheur, mécompte et disgrâce à celui dont le gage est tombé sur l’étoile rouge !

— Bravo ! dit d’Alvimar en riant d’un rire nerveux et forcé ; continuez, sale créature ! Allons, allons, race de chiens, rebut de la terre, dites-nous les arrêts du ciel !

Pilar, irritée par ces injures, devint si sauvage qu’elle fit peur à tous ceux qui la regardaient et à La Flèche lui-même.

— Sang et meurtre ! s’écriait-elle en bondissant avec des gestes convulsifs ; meurtre et damnation ! sang, sang et sang !

— Tout cela pour moi ? dit d’Alvimar, qui, en ce moment, ne put cacher son épouvante.

— Pour toi ! pour toi ! cria cette guêpe furieuse, et la mort, l’enfer ! bientôt, tout de suite, avant trois mois, trois semaines ou trois jours, damné ! damné ! l’enfer !

— Assez ! assez ! dit Bois-Doré, qui ne comprenait presque pas l’espagnol, mais qui vit d’Alvimar pâle et prêt à défaillir ; cette enfant est possédée d’un mauvais diable, et c’est peut-être péché que de l’écouter.

— Oui, sans doute, monsieur, répondit d’Alvimar, elle est possédée du diable, et ses menaces sont vaines et méprisables, car l’enfer ne peut rien sans la volonté de Dieu ; mais, si j’étais ici châtelain et justicier, je ferais enfermer ce bandit et cette vermine, et je les livrerais…

— La la ! dit M. de Beuvre, il n’y a point tant à se fâcher ! Je ne sais ce qui vous a été dit, mais je m’étonne que vous ayez fini d’en rire. Pourtant j’avoue que les transports de cette guenuche enragée sont une laide comédie, et je vois que ma fille en est troublée. Allons, drôle, dit-il à La Flèche, c’est assez. Gardez pour vous les gages si chacun y consent, et allez vous faire pendre ailleurs.

La Flèche n’avait pas attendu cette permission pour plier bagage. Il était fort pressé de se soustraire aux intentions bienveillantes de l’Espagnol à son égard.

La petite Pilar n’en fut pas émue. Tout au contraire, elle ramassa les pièces d’or et d’argent qui avaient servi de gages, et, quand elle en vint au caillou d’Alvimar, elle le lui jeta dans les jambes avec dédain.

Il en fut si outragé qu’il l’eût peut-être traitée comme il avait fait du louveteau, s’il eût eu encore l’arme dont il se servait si vite et si bien.

Mais il fit en vain le mouvement involontaire de la saisir, et Lauriane, qui le regardait, s’applaudit de l’avoir désarmé. Il rencontra ses yeux et se hâta de sourire ; puis il essaya de parler d’autre chose, et Bois-Doré demanda à Lucilio un air de musette pour dissiper le fâcheux effet de cette aventure, tandis que La Flèche, remportant son grand panier sur sa tête, ses instruments magiques sous son bras, et, tirant de l’autre main la petite sibylle encore toute frémissante, franchissait avec empressement la herse et le pont-levis du manoir.

— À présent, tu vas me donner à manger ? dit-elle quand ils furent en rase campagne.

— Non, tu as trop mal travaillé !

— J’ai faim.

— Tant mieux !

— J’ai faim, je ne peux plus marcher.

— En cage alors !

Il la remit dans son panier, malgré elle, et l’emporta en courant.

Les cris de l’infortunée créature se perdirent sans écho dans la plaine immense.

— Mario ! Mario ! pleurait sa voix entrecoupée ; je veux voir Mario ! Méchant ! assassin ! Tu m’avais promis de me faire voir Mario, qui me donnait à manger et qui jouait avec moi, et sa mère, qui m’empêchait d’être battue ! Mercédès ! Mario ! venez me chercher ! Tuez-le ! il me fait mal, il me secoue, il me tue, il me fait mourir de faim ! Damnation sur lui ! mort et sang et meurtre ! Le fouet, le feu, la roue, l’enfer pour les méchants !