Bernard Grasset (p. 60-90).


Le remords me cachait encore la joie. Je ne pensais qu’a Martial, qu’a sa douleur. Je cherchais mon point de culpabilité, le commencement de ma trahison. Je m’étonnais, malgré mes efforts, de me sentir aussi innocent. Pour un peu, j’eusse, sur mon ami, fait retomber toute la faute. Par sa maladresse, par sa lourde insistance, ne s’était-il pas rendu haïssable à Wanda ? Qui donc, sinon lui, avait détruit son bonheur ? Tantôt encore, ne plaidais-je pas pour lui ? Avec quel désintéressement, puisque j’aimais Wanda !

Car j’aimais Wanda, et voilà l’essentiel. Depuis quand ? Je l’ignorais, et qu’importait d’ailleurs ? Je devais porter en moi ce secret depuis longtemps. Pour un peu, j’eusse, à ce moment, soutenu que je l’avais aimée bien avant Martial lui-même, alors que, si je me fusse montré sincère, j’aurais fait dater la naissance de ce sentiment, de la minute où ma vanité avait senti, dans l’attitude de Wanda, je ne sais quel regret que je ne fusse pas amoureux d’elle, — quel espoir que je le devinsse !

Mais je ne demandais pas à être sincère, je ne demandais qu’à être heureux. La joie naissait en moi, subtile, multiforme, une joie si vaste que j’avais envie de la faire partager à tous les humains. En remontant vers notre maison, tout me montrait un sourire amical. Il me semblait que les arbres se penchaient sur moi pour me féliciter, que les fleurs me faisaient de petits signes de tête. Le ciel, là-haut, dansait avec tous ses nuages, dans une ronde sans fin : nuages d’or, nuages de dentelles, nuages de roses tournoyant au-dessus de la vallée.

Je m’assis sur un banc, je regardai le village, en bas, rangé comme sur une estampe, avec ses ardoises bleues, et son clocher fuselé, et ses maisons sages, dont je connaissais chaque devanture, chaque habitant. Il s’exhalait en cet instant vers moi comme un doux parfum de bonheur ; c’était une vraie image de la paix, peinte au bas de la page, que je contemplais jusqu’en haut, jusqu’à ce grand espace libre, où les nuages tournaient, où un avion mordoré descendait comme un épervier, les ailes étendues. Entre le village et le ciel, mon regard se caressait mollement à ces coteaux couverts d’arbres qui avaient l’air d’une vieille tapisserie de « verdure », encore brillante, et, par endroits, usée.

Je demeurai là longtemps, apaisé comme un homme qui a pris une bonne dose d’opium. Chaque pensée qui me venait augmentait mon bien-être, ma délectation ; à vrai dire, ce n’étaient point des pensées vraiment formulées et elles ne tendaient à rien de pratique ; des rêves plutôt, des images qui, se déplaçant lentement, apportaient à mon cœur des ondes de joie, toujours plus intenses, toujours plus vagues. Je portais mes mains à mes narines, je respirais sur elles le parfum de Wanda, et cela suffisait à me rendre son portrait aussi présent que si je l’avais sous les yeux. Parfois, un détail s’en détachait que je revoyais seul, disproportionné, brutal comme une hallucination ; tantôt, ses yeux larges, humides, dont la sclérotique était nacrée, la pupille, large, l’iris, d’un vert clair taché de points sombres ; tantôt le dessin de son cou lisse et rond, si puissamment attaché aux épaules, ou bien encore la forme de ses jambes, hautes et pures, aux genoux bien moulés, et qui venaient de m’être révélées pour la première fois.

La nuit vint sur ma contemplation, un train roula dans la campagne. Les belles soies du ciel se doublèrent de crêpe ; bientôt, il s’y attacha une goutte de rosée, puis une autre, une autre encore, — et je reconnus les étoiles.

Je ne dînai point et j’allai attendre Wanda dans son jardin, bien avant l’heure où elle y parut.

Cette soirée-là ne fut qu’un long délire. Nous nous dîmes cent fois que nous nous aimions, que nous ne pouvions plus vivre l’un sans l’autre, qu’il était incroyable que nous ne l’eussions pas compris plus tôt. Nous nous répétâmes ces serments, ces enfantillages, ces promesses, qui servent, depuis que le monde existe, à masquer l’incertitude de nos sentiments véritables et le peu de pouvoir sur soi-même dont notre cœur dispose. Martial avait excité mon ironie en me peignant ces transports, comme s’il était le premier à les avoir éprouvés, mais en les ressentant à mon tour, je trouvai naturel de croire que nul homme, jusqu’ici, n’avait été aussi amoureux que moi. Après tout, ce furent les plus belles heures de ma vie, et quoi qu’il advînt par la suite, je n’en reste pas moins, à Wanda, débiteur d’une joie pareille.


Nous passâmes dehors la plus grande partie de la nuit. Ce ne fut qu’au premier frisson du matin et quand nous commençâmes de perdre quelques étoiles — il est vrai que notre compte n’en était peut-être pas très exact ! — que nous nous quittâmes, avec mille baisers et protestations, pour rentrer chacun chez soi.

Au milieu de nos folies, nous avions organisé tout un plan de guerre ; il était convenu que, sous prétexte de santé, Wanda quitterait Jouy en hâte et se retirerait assez loin. De là, seulement, elle écrirait à Martial une lettre de rupture. Nos fiançailles ne pourraient se célébrer que quelque temps après.



Ce fut un beau tapage quand on apprit que le mariage de Martial et de Wanda était rompu. Les Vionayves, après deux ou trois disputes, prirent la chose assez bien, mais ma famille, se jugeant absurdement solidaire de l’honneur de mon ami, fit à la jeune fille, et par correspondance, des représentations assez vives, ce qui me mettait dans une situation fort ridicule. Enfin, ma mère et ma sœur tinrent devant moi des propos si insultants pour Wanda que je fus obligé de me fâcher. Elles me traitèrent alors de faux camarade et je me brouillai à demi avec elles.

D’ailleurs Wanda était à Biarritz, d’où elle m’envoyait des lettres éperdues et magnifiques, qui me faisaient dire qu’aucune femme n’était aussi capable d’amour et un peu mépriser Herpin de n’avoir pas su mieux éveiller cette flamme vive et pure.

Il avait disparu lui-même, sans voir personne, aussitôt après avoir reçu la lettre de Wanda. J’ai su depuis qu’il s’était retiré en Savoie. Je n’en avais pas été fâché, mais j’appréhendais son retour. Pour prendre nettement position, j’avais omis de lui adresser le moindre mot, désireux de rompre avec lui avant nos fiançailles.

Le retour de Wanda était annoncé pour les premiers jours d’octobre. Je lui écrivais, chaque jour, de longues missives, où je mettais le meilleur de moi-même, l’expression de ces sentiments en quelque sorte souterrains, si rares dans notre vie, si profonds, si exaltés, que je me suis demandé souvent, depuis, s’ils représentaient ce qu’il y a de plus vrai en nous, de plus général, ou, bien au contraire, une floraison artificielle et momentanée, entièrement extérieure à notre conscience et presque isolée de notre caractère.

J’étais à ma table, par une des dernières après-midi de septembre, finissant une de ces lettres, quand la porte s’ouvrit brusquement pour livrer passage à Martial Herpin.

Je levai la tête et le regardai avec calme. Maigri, jauni, l’œil mauvais, la bouche amère, il me considéra un moment en silence, puis me dit :

— J’ai tenu à te remercier de tes bons offices. Grâce à toi, n’est-ce-pas, ma situation est nette ?

Je lui répondis avec irritation :

— J’ai transmis à Wanda tes observations. Tu n’avais, après tout, qu’à les faire toi-même. Est-ce ma faute si tu t’es rendu odieux à elle, si tu l’as harcelée, excédée, exaspérée ? Tu oublies trop vite, Martial, le travail incessant que j’ai fait pendant six mois pour écarter tes rivaux, te ménager des rendez-vous ; en un mot, pour que tu réussisses à te faire aimer de Wanda. Et toi, pendant ce temps, tu multipliais les gaffes, tu agissais toujours à contre-sens. Mes conseils, mes avis ne te servaient de rien. Tu voulais n’en faire qu’à ta tête : fameuse tête, ma foi ! Enfin, tu as été agréé, on t’a aimé, — ou on a cru t’aimer ! — tu as été livré à toi-même : le résultat ne s’est pas fait attendre.

— Tu m’as desservi tant que tu as pu, grommela Martial.

— Je te demande pardon, je t’ai servi tant que cela m’a été possible.

— Mais alors, explique-moi comment j’ai pu me rendre haïssable ? Qu’ai-je fait ? De quoi suis-je coupable ?

— Je n’en sais rien. Je ne te rapporte que les propres paroles de Wanda. Tu dois être capable, mieux que moi, de juger de ta conduite avec elle.

— Je n’y comprends rien…

— Wanda est capricieuse, indépendante ; elle s’ennuie vite ; il faut l’amuser et l’inquiéter à la fois. Il faut lui donner l’impression qu’elle rit, qu’elle est émue et qu’elle demeure libre en même temps. Et toi, comme une Madeleine, tu ne savais que pleurnicher et répéter : « M’aimez-vous ? M’aimez-vous ? » Au premier mot que je lui ai dit à ton sujet, elle a bondi et elle m’a crié : « Allez-vous, à votre tour, comme Martial, me demander si je l’aime ?… »

Herpin, hésitant, se demandait si j’avais raison ou non, s’il était, à son insu, innocent ou coupable. Comment l’eût-il su ? Moi-même étais-je capable de juger ma propre conduite ? J’étais sincère en disant que je m’étais entièrement dévoué à la cause de Martial, et cependant, en même temps, par une sorte de calcul inconscient, j’avais tout fait pour intéresser Wanda plus à moi-même qu’à mon ami. Toutefois mes explications lui semblaient valables ; il devait se dire qu’il n’avait pas un caractère à affronter une Wanda. Mais son ressentiment fut plus fort que sa raison.

— On dit que tu vas l’épouser…

— C’est possible. Je n’en sais rien…

Il éleva la voix :

— Tu vois bien que tu m’as trahi !

— Non, je t’ai défendu jusqu’au bout. Mais de ce que tu as gâché ta part de bonheur avec Wanda, il ne s’ensuit pas fatalement quelle doive être, elle, malheureuse toute sa vie !

— Et c’est toi qui te chargeras, à mes dépens, d’assurer ce bonheur…

— Moi ou un autre. Ce n’est pas ton affaire. Il ne fallait pas être un imbécile.

— Ni toi un traître, cria-t-il, soudain en fureur. Traître, traître, faux ami !

Je haussai les épaules.

— Va-t’en, lui dis-je doucement. Tu comprendras plus tard. Aujourd’hui, tu n’es pas en état de réfléchir. Je te jure, Martial, que je suis navré de ce qui t’arrive et que j’ai tenté l’impossible pour te sauver. Toi seul t’es perdu !

Il balbutia quelque chose que je n’entendis pas et recula vers la porte, en me jetant des regards haineux. L’instant d’après, le battant se refermait avec bruit…

Je soupirai et j’essayai de reprendre avec Wanda ma conversation écrite ; l’inspiration m’avait fui. Je remis au lendemain la fin de ma lettre et je sortis.

Mais la mélancolique image de Martial me poursuivait. Je le plaignais du sort malheureux qui s’était attaché à lui et qui se jouait de ses esprits au point de lui faire voir en moi l’artisan de sa défaite. Hélas ! plus je connaissais Wanda, — je croyais encore, en ce temps-là, que je connaissais Wanda ! — plus je comprenais que le pauvre Herpin n’était guère fait pour elle. Et, à mesure que je pensais à lui, ses défauts, que, pendant tant d’années d’amitié, je n’avais pas vus, frappaient maintenant mon imagination. Mais aujourd’hui, je regardais Martial avec les yeux de Wanda, plutôt qu’avec les miens, et dans ce miroir déformant, — ou plus exact, je n’en sais rien, — l’honnêteté de Martial se faisait lourdeur ; son sérieux, ennui ; sa tendresse, niaise sentimentalité ; sa fidélité, manque de tentation intérieure. Je sus ainsi combien nos jugements d’autrui sont faux et bornés et, le plus souvent, moins l’expression d’une vérité quelconque qu’une projection en apparence logique de notre bienveillance ou de notre mauvais vouloir, de notre affection ou de notre antipathie !

Enfin Wanda rentra à Paris.

Comme il m’était pénible de la revoir, au milieu de sa famille, — ou de la mienne, — dans les circonstances bizarres que nous traversions, elle accepta de venir me trouver place des Vosges, dans cet intérieur qu’elle ne connaissait pas encore et qu’elle était curieuse de visiter. La chose lui était d’ailleurs assez facile, car elle allait et venait seule, avec une grande liberté.

Le jour où je l’attendis est un de ceux qui demeurent le mieux gravés dans ma mémoire. Je me souviens que je ne pus rien faire jusqu’à quatre heures, sinon sortir deux ou trois fois pour acheter des fleurs, des gâteaux, sinon enlever, sur une boîte de laque ou sur une coupe, d’imperceptibles grains de poussière, changer un tableau de place, enfouir avec horreur, au fond d’une armoire, un coussin déchiré, un roman médiocre, ou avancer et reculer, tour à tour, les aiguilles de la pendule, selon que j’avais envie de la voir arriver plus vite ou, au contraire, de me laisser plus de chances de ne pas désespérer, si elle était par trop en retard. Tout homme ou toute femme d’esprit sain qui m’eût regardé aller et venir, sans cause apparente, dans mon appartement, ouvrir et fermer un livre, bâiller cent fois l’heure, me diriger vers la fenêtre ou brosser mes cheveux toutes les vingt minutes, eût aussitôt reconnu que j’étais amoureux.

J’ébouriffais du doigt des chrysanthèmes rageurs, quand la sonnette tinta.

Je trouvai Wanda engraissée, embellie, mais plus blanche encore, comme si le soleil qui noircit les chairs brunes se contentait de dorer les claires. Notre situation était encore si nouvelle pour nous que nous commençâmes par jouer le jeu des gens en visite, avant de reprendre celui des amoureux. D’ailleurs, pour aller de l’un à l’autre, nous fîmes comme les grands artistes, nous sautâmes la transition.

Je racontai à Wanda mon entrevue avec Herpin. Elle fit la moue.

— Ne me parlez jamais plus de lui, me dit-elle. Je ne me console pas d’avoir commis une pareille erreur…

De telles paroles étaient bien faites pour donner de l’aliment à ma démence. Comment eussé-je alors soupçonné la vérité ? Wanda se leva, fit le tour de la pièce, louant, critiquant, à tour de rôle. Je la menai à la fenêtre, lui montrai la maison de Victor Hugo.

Elle murmura rêveusement :

Puisqu’ici bas toute âme
Donne à quelqu’un…


— J’aime tellement ce coin de Paris ! me dit-elle ensuite. Il ne faudra pas déménager, Guy. Nous habiterons toujours cette maison. Il me semble que je vais voir passer un carrosse tout doré dans une de ces rues… Hélas ! il n’y a plus que des autobus…

Elle s’accroupit devant la bibliothèque basse, regardant les livres, les uns après les autres, laissant courir son esprit au hasard, disant ces choses absurdes ou justes, qu’inspire la jeunesse :

— Tiens, vous avez le Dictionnaire des Précieuses ? C’est de circonstance ici… Ah ! Les Liaisons Dangereuses ! Trop méchant pour mon goût ! Stendhal… Il paraît que c’est admirable mais je n’y ai rien compris : ça va trop vite ! Conversations de Gœthe avec Eckermann. Connais pas… Je n’ai lu que Werther et j’ai pleuré, vous savez, une nuit entière, sur la mort de ce pauvre M. Werther… Mais je me suis consolée quand j’ai su que cet ancêtre de Martial portait une sorte d’affreux chapeau melon.

— Qu’aimez-vous, Wanda ? Quels sont vos livres préférés ?

— Mais je ne sais pas, moi, des tas de bons, de mauvais. Dominique, par exemple… C’est peut-être le roman que j’ai le plus souvent relu… Mademoiselle de Maupin… J’aurais tellement voulu, moi aussi, m’habiller en garçon et avoir des aventures inouïes ! J’ai beaucoup de goût pour Le Comte Kostia, pour la même raison, je suppose… Mais la fin en est bien mauvaise. Ah ! et puis, le Journal de Marie Bashkirtseff. Il y a des moments, quand je lis certains passages, où il me semble que c’est moi qui les ai écrits ou tout au moins pensés… Il y a aussi des pièces de Dumas fils dont je raffole. Tenez : L’Ami des Femmes, par exemple, ou Le Demi-Monde. Ça me semble d’un romanesque ! Je ne sais pas pourquoi, par exemple. Et puis, Loti… J’ai un culte pour Loti. Si jamais je fais des bêtises, ce sera sa faute. Quand j’ai lu beaucoup de Loti, à la file, je ne sais plus où j’en suis, la tête me tourne, je me sens triste à en mourir, et puis, voluptueuse ! Il me vient des désirs étranges de choses que je ne connais pas… Aimez-vous Charles Guérin ? Pour moi c’est le plus grand poète du XIXe siècle, je le préfère même à Baudelaire. Et cependant, Les Bienfaits de la Lune… Connaissez-vous un poète qui s’appelle Rimbaud ? Il paraît que c’est très bien… Aimez-vous Sully-Prudhomme ?

Notre conversation littéraire n’alla pas plus loin. Nous nous assîmes sur le divan et nous recommençâmes ce duo d’amour, dont les paroles sont toujours les mêmes, mais dont l’air varie chaque fois. En pressant contre le mien ce corps tiède, souple et parfumé, il me venait des envies soudaines de prendre en pitié l’humanité, tous ces pauvres êtres qui n’avaient pas à embrasser, à serrer dans leurs bras, à respirer, à adorer une Wanda ! Comment, oui, comment avais-je pu passer tant d’années, sans comprendre que Wanda était la seule femme que je pusse aimer et par quel sortilège avait-il fallu que je ne me rendisse compte de mes sentiments qu’au moment où je l’avais vue moi-même amoureuse d’un autre ?

Dès lors commença pour moi une vie nouvelle. Je me réconciliai avec ma famille, afin de pouvoir retourner à Jouy tout à mon aise. D’ailleurs, la rupture du mariage de Wanda était maintenant un événement ancien, qui n’intéressait plus personne. Nous avions décidé, tous deux, de ne pas parler encore de nos fiançailles ; ni ses parents, ni les miens n’étaient au courant de nos projets.

Il ne me restait donc plus qu’a jouir de ces heures enchanteresses que le destin me donnait. Elles étaient si belles d’ailleurs que je n’éprouvais aucun besoin de les abréger et de les transformer. Wanda partageait là-dessus mon sentiment, comme sur toute chose d’ailleurs, ou peut s’en faut.

Par exception, l’automne fut splendide et moins pluvieux que de coutume. Les arbres conservèrent leurs feuilles assez tard, et Wanda et moi, dans les bois qui entourent Jouy, nous faisions de longues et troublantes promenades. Elles donnaient à notre amour si vif, si enjoué, si dénué de soucis, un certain caractère romantique, il faut bien l’avouer, qui ne fut peut-être pas sans influencer la suite de notre histoire.

Nous foulions longuement un sol feutré de fourrures et sur lequel s’amoncelait sans fin la chaude toison des arbres. Parfois, nous nous asseyions sur un tronc renversé, et, à travers notre plaisir montait toup à coup, brusque comme un jet d’eau que l’on délivre, je ne sais quelle appréhension de l’avenir, je ne sais quel sentiment funèbre de la vie. Les bois, à l’automne, dégagent une odeur d’éther et de dissolution : nous nous penchions avec un amer plaisir sur ces cassolettes de néant, sans trop vouloir examiner le danger qu’il y a à se complaire dans cette délectation mélancolique. Notre amour s’y ravivait, croyions-nous, par le spectacle de la destruction, par le contraste qu’il y avait entre sa verte jeunesse, toute riche d’avenir, et la vue de ces décombres poétiques, que l’année abandonnait en courant à son terme. Et quand nous nous embrassions, au milieu de ces feuilles moites, de ces lumières incertaines, sous ces dômes ravagés, dans l’acide parfum de la terre d’automne, nos baisers étaient plus vibrants et plus délicieux, comme s’ils constituaient le seul bonheur réalisable, en un monde voué aux lois de la fluidité et de la désagrégation.

Quand je revenais à Paris, je reprenais ma vie active, et ces songes voluptueux et nostalgiques ne pesaient guère sur mon esprit : mais je remarquais qu’il n’en était pas de même pour Wanda.

Bientôt, elle cessa de montrer cette gaieté, cet entrain quelle manifestait depuis sa rupture avec Martial. En arrivant chez elle, je la trouvais soucieuse, inquiète. Un jour même, il me parut qu’elle avait pleuré. Je n’osais l’interroger, mais j’attribuais, sans trop m’inquiéter, ces sautes d’humeur au changement de saison, et aussi à ces éléments troubles de sa personnalité, dont je savais bien qu’elle ne se débarrasserait que fort lentement et sans doute même avec sa jeunesse.

Pourtant, un soir, j’eus un frisson de peur. Il avait plu tout le jour et je ne me rendis à Jouy qu’assez tard. Bien que la nuit commençât à tomber, Wanda était encore dans le jardin. Je la trouvai tout au bas, assise sur un vieux banc, toute pelotonnée dans une pèlerine de son frère.

— Wanda, lui criai-je, que faites-vous là ?

Elle tressaillit à ma voix et, au lieu de s’élancer vers moi, comme elle faisait d’habitude, elle se recroquevilla davantage dans sa cape sombre, avant de me répondre, d’un ton hargneux :

— Mais rien, vous le voyez bien.

— Vous m’attendiez ?

Ce mot la fit sursauter, comme un coup de cravache.

— Vous attendre ? Ah ! ça, mon cher, vous renversez les rôles, je crois ? Est-ce que je suis une femme à attendre quelqu’un, même vous ? Vous venez, c’est très bien, mais si vous ne vouliez plus venir, je n’en mourrais pas de langueur, je vous assure.

— Wanda, murmurai-je, il ne s’agit pas de cela ! Vous prenez la mouche, tout-à-coup…

— Je ne prends pas la mouche : c’est vous qui m’exaspérez avec votre fatuité.

Je faillis, cette fois, me laisser emporter par la colère, mais l’image de Martial passa devant mes yeux. Je m’étais dit, une fois pour toutes, que je ne devais jamais me conduire comme il l’eût fait à ma place. Ici, il se fût certainement révolté, eût mené la discussion jusqu’à son épuisement.

Je me contentai donc de m’asseoir en riant à côté de Wanda et de lui parler aussi simplement que possible. Elle bougonna un moment encore, puis elle se calma peu à peu et bientôt nous pûmes reprendre nos rapports habituels, comme si de rien n’était. Peu après, d’ailleurs, les Vionayves rentrèrent à Paris, où ils passaient les trois mois d’hiver, dans un appartement de la rue Oudinot, qui donnait sur de vastes, lumineux et profonds jardins.

Tous les soirs, j’allais voir Wanda. Elle avait un petit salon, à elle, attenant à sa chambre et qui contenait ses souvenirs, ses bibelots et un nombre incroyable de photographies accrochées partout ; amis et amies, grands écrivains, reproductions de tableaux, vues de villes, de jardins, instantanés pris en voyage, portraits de caniches familiers, de chats, de serins, de perroquets…

— Ma parole ! lui dis-je un jour, on dirait, à voir vos murs, que vous avez soixante-dix ans.

— C’est quand on est jeune qu’on a des souvenirs, me répondit-elle, avec assez d’intelligence, et qu’on leur est attaché. Plus tard, on se désintéresse de plus en plus des menues choses de la vie !

Je retrouvais parfois, chez elle, des camarades, des jeunes filles, des chiens chinois ; mais le plus souvent, elle était seule, gaie, vive, brillante, et, certains jours aussi, taciturne, et un voile de tristesse et d’ennui répandu sur son beau visage.

Je lui demandai enfin à quelle date il convenait de fixer l’époque de nos fiançailles.

— Mais au printemps, si vous le voulez bien, me répondit-elle mollement. Évidemment, il faut bien y penser. Nous ne pouvons pas rester toujours ainsi. C’est dommage !

— N’avez-vous pas envie, lui dis-je, de vivre entièrement avec moi et pour toujours, de penser que nous nous appartiendrons complètement, que rien ne pourra plus nous séparer ?

— Oui… non… si l’on veut ! Moi vous savez, je suis un être peu social. Ces combinaisons mondaines, ces soucis protocolaires, me laissent assez indifférente.

— Il ne s’agit pas de combinaisons mondaines, mais d’amour…

— Je ne vous contredis pas.

Ce même soir, elle se mit au piano et rejoua je ne sais pourquoi, ces Barricades mystérieuses, de Couperin, qu’elle aimait tant et qui me plaisaient aussi d’ordinaire. Pourquoi, ce jour-là, ressentis-je une sorte de malaise, d’angoisse indéfinie ? C’était toujours le même engourdissement secret qui montait de cette musique, la même fascination paralysante. On l’eût écoutée longtemps, sans oser s’en déprendre, ni reconquérir sa liberté. Elle enroulait sans cesse sur elle-même des anneaux de volupté mortelle, de mélancolie sans grandeur, elle allait et venait comme un bac qui glisserait d’une rive à l’autre et qui ne transporterait que des couples désunis, que des amants morts ou séparés. En l’écoutant, il me semblait voir, au bas d’un vieux jardin moisi et ruineux, des murs de roses qui s’élevaient sans cesse, étageant leurs assises pulpeuses et poudrées d’or, leurs terrasses mouvantes, couleur de quartz ou de nymphe, mais qui dressaient un mur infranchissable entre des fantômes à perruques ou à paniers et dont les bras se tendaient sans s’atteindre, à travers les haies foisonnantes, les hautes tiges épineuses et fleuries. À plusieurs reprises, je fus tenté de me lever, de supplier Wanda de s’interrompre, mais je demeurai dans mon fauteuil, inerte et comme indifférent, épuisé par la langueur de cette musique anémiante et suave.

— Eh bien ? me dit Wanda, quand elle eut fini, qu’avez-vous, Guy, vous semblez bien effondré.

— Cette musique ne me vaut rien. Elle m’anéantit.

— Il ne vous en faut pas beaucoup pour cela ! Moi, je l’admire de plus en plus. Je finirai par ne plus jouer que Rameau, Couperin, Daquin et Dandrieu, mais c’est Couperin que je préfère encore à tous. Il me semble, quand je l’écoute, que je ne suis plus une sotte fille d’à présent, avec les ridicules manies de mes contemporains, mais que je participe à la vie délicieuse du XVIIIe siècle, que je vais me coiffer à la Belle-Poule, avoir des paniers de trois mètres de tour et fréquenter Mlle de Lespinasse ou Mme d’Épinay.

— Hélas ! dis-je, je voudrais bien qu’il en fût ainsi ! Après tout, c’est peut-être aussi ce regret qui me donne une telle tristesse, quand vous jouez ce morceau-là !