Bernard Grasset (p. 33-59).

Les jours suivants, je me remis de mon trouble et j’oubliai peu à peu ce pénible après-midi. Martial rayonnait, Wanda semblait heureuse, et je me prodiguais moi-même afin de leur faire apprécier plus encore leur chance. Je crois que je devins la mouche de leur coche amoureux, mais, si je les ennuyais parfois, ils eurent le bon goût de ne jamais me le dire.


Cependant, j’éprouvais parfois des tristesses anormales. Cela me prenait à la fin de la journée et cela augmenta au commencement d’août. Quand la lumière devenait plus pauvre, quand se taisaient les feuilles, avec le calme annonciateur de la nuit, quand, dans le pré obscur, seul, brillait un ruban d’eau, quand un frisson soudain me prenait, comme si quelqu’un mettait le pied sur ma tombe, je m’arrêtais soudain de vivre. Je veux dire que toutes mes facultés souffraient d’une sorte d’inhibition subite ; mes nerfs devenaient atones, mon esprit, frappé de stupeur. Tout m’apparaissait misérable, sordide, puant. La vie prenait à mes yeux couleur de cloaque, rien ne m’intéressait plus, rien n’accrochait la moindre étincelle à ma pensée. J’avais envie de pleurer, j’avais envie de mourir, et pourtant, au contraire, j’aurais voulu vivre pleinement, être mêlé à des actions énormes, prendre ma part de fêtes grandioses, d’orgies, ou encore, me griser de passions héroïques, d’exploits chevaleresques. Mais surtout j’aspirais à l’amour…

— C’est le bonheur de Martial qui me fait souffrir de ma propre solitude, pensais-je. Ce n’est que cela…

N’était-ce que cela ? Quelques jours après, je devais bien voir que non.

Le mariage était décidé pour le 7 septembre. On passait son temps en pourparlers, en courses, en achats. Tout retentissait de colloques, de bruits de voitures, de repas pris en commun. Les deux familles s’épuisaient en caquets et en révérences ; comme des cartes de nouvel an, elles échangeaient leurs mensonges, leurs oncles gâteux, leurs centenaires représentatifs, leurs espérances de décès fructueux. Au milieu de cette extraordinaire animation, seuls, Martial et Wanda paraissaient graves.

Je rencontrai, un jour, Mlle de Vionayves dans une allée.

— Venez vous promener avec moi, dit-elle. Je suis abandonnée. Martial est à Paris.

Août pesait sur la campagne comme une meule de feu. Tout flambait. Entre les branches, on voyait de petits toits de tuiles crépiter au soleil comme des coquelicots. Mais il suffisait d’une fumée pour que l’on reprît confiance dans l’automne, pour que l’on acceptât d’avance les foyers sages de l’hiver.

Martial et Wanda ne savaient pas encore où ils feraient leur voyage de noces. Je demandai s’ils avaient pris une détermination à ce sujet.

— Notre voyage ? dit-elle. Dans la lune, je pense, ou dans Sirius…

— Irez-vous en Italie ?

— Non, j’entendrais réciter Bürckhardt tout le long du jour.

— En Angleterre ?

— Je la connais : j’ai lu Dickens.

— En Espagne ?

— J’appartiens à la société protectrice des animaux.

— Où alors ?

— Que m’importe ?

— Il est vrai, répondis-je, que l’essentiel pour vous est d’être seule avec Martial. Ici ou là…

Je vis un orage soudain amassé dans ses yeux verts, sous ses sourcils froncés.

— Pauvre Guy ! dit-elle. Toujours aveugle ! Ai-je l’air d’une femme que l’on mène à son rêve ? Ne voyez-vous pas que je suis excédée de ce bruit, de ces grâces que l’on me fait, de ces confiseries que l’on me force à ingurgiter ? Je suis malade de gâteaux au beurre, mon ami, voilà ce que je suis ! Jamais je n’aurais consenti à épouser Martial, si j’avais su que le mariage serait un tel supplice.

— Mais vous l’aimez !

— Vous aussi ? N’est-ce pas assez de lui qui me répète cette bête de question vingt fois l’heure. « M’aimez-vous ? » — « L’aimez-vous ? » Assez ! assez ! J’ai une indigestion de sucreries, je vous dis. Quel ennui que tout cela ! Martial m’assomme, voilà la vérité. Ce n’est pas un amoureux, c’est un marchand de rahat-loukoums. Il y a des moments où j’ai envie de filer avec un toucheur de bœufs de la Villette.

Je la regardai avec tant de surprise qu’elle éclata de rire :

— Mon ami, vous êtes impayable ! Si je savais peindre, je ferais de vous un croquis admirable, avec cette bouche ouverte et ces yeux béants. Décidément, les hommes sont aussi stupides les uns que les autres. Je vous croyais cependant moins bête que Martial.

— Avouez que vous avez une manière de parler de votre prochain mari qui est faite pour étonner.

— Vous en entendrez bien d’autres !

— Si vous ne l’aimez pas, insistai-je, pourquoi l’épousez-vous ?

— Et qui vous a dit que je ne l’aimais pas, subtil sorcier ? Le sais-je seulement, si je l’aime ou non, si j’ai envie de tirer sa grosse moustache de phoque sortant de l’eau ou si je préfère entrer dans un couvent, si je brûle de vitrioler sa dernière maîtresse ou de le rendre à jamais ridicule en lui accrochant des annonces dans le dos : Appartement à louer. Rasoir Gilett !

Et comme je m’efforçais de lui dire des choses raisonnables, elle me tourna le dos en déclarant que je l’ennuyais à périr.


Je rentrai chez moi, pensif et inquiet. Ce soir-là, je ne regagnai pas Paris, et je retournai chez mes parents. Ils étaient réunis autour d’un potage trop chaud et d’un rôti trop froid, mais mille propos oiseux leur voilaient ces désagréments. Pendant le dîner, il ne fut question que du mariage de Martial et de Wanda ; je dus entendre une dizaine d’aphorismes, dont ma famille faisait depuis ma naissance un usage quotidien et qui lui venaient, je pense, de ses premiers ancêtres : ces propos fleuraient l’âge de pierre !

— Eh bien ! tu ne parles pas ? me dit ma sœur, frappée de mon silence.

Je lui fis observer que, vivant depuis trois mois entre eux deux, je n’avais pas grand’chose à apprendre et que, d’ailleurs, ce sujet m’excédait un peu.

— Tu es bien toujours le même, déclara ma mère, piquée, — bizarre et contrariant.

Le dîner fini, je sortis, j’allai me coucher sur un banc, dans tel coin tranquille que je connaissais.

J’avais besoin de calme, de repos ; peut-être aussi d’y voir clair en moi-même. La nuit me donna tout de suite une impression de douceur, de sérénité, qui me firent du bien. Il me semblait que je m’y simplifiais, que j’y lavais mon cœur de je ne sais quelles impuretés dont il était souillé.

Il faisait extrêmement clair ; au-dessus de moi, les étoiles, innombrables étaient toutes proches ; je me perdis peu à peu dans leur contemplation muette. Elles formaient des combinaisons de signes, des figures, dont la variété me causait une sorte de vertige. Entre les constellations, il y avait des astres presque imperceptibles, qui apparaissaient vaguement et poudroyaient à la façon d’un sable lumineux. C’était comme une laitance scintillante suspendue sur ma tête, dans un fourmillement qui épuisait l’attention. Et, partout où se posaient mes yeux, je voyais la même prodigalité.

À plusieurs reprises, des étoiles perdues avaient dessiné de lumineuses trajectoires, mais si promptes que j’avais à peine eu le temps de les apercevoir. Je me souvins, je ne sais pourquoi, de la coutume qui fait, au moment de leur chute, prononcer un vœu au hasard.

— Lequel Wanda forme-t-elle ? me demandai-je.

À ce moment, une étoile traversa l’horizon, mais si calmement, si lentement, avec une telle majesté, que je pus la suivre des yeux pendant plusieurs secondes.

Je ne peux pas dire que je formulai distinctement le moindre souhait, mais la velléité presque inconsciente de le faire me sillonna l’esprit, et celui que j’aurais énoncé, celui dont j’avais distingué l’ombre plutôt que le contour précis, eut cependant le loisir de m’épouvanter, tant il me parut criminel et éloigné de mon sentiment véritable.

Je me levai dans une grande agitation. — Il n’est pas possible que je pense une chose pareille ! m’écriai-je. Je n’ai que de l’amitié pour Wanda, une sage et simple amitié.

— Mais alors, reprenais-je, pourquoi ai-je failli penser cela ? Que se passe-t-il en moi ? Quel jeu jouons-nous tous, et moi le premier ?

Toute cette paix que la nuit m’avait offerte s’enfuyait à nouveau. Je marchais à grands pas dans les allées tortueuses, butant aux pierres, irrité, troublé. Et, cependant, au milieu de cette agitation, je ne peux pas affirmer que j étais absolument sincère ; j’en savais plus long que je ne voulais me l’avouer ; et plutôt que la vérité, je cherchais à ne pas m’entendre, à faire du bruit en moi-même et à troubler l’eau d’une conscience qui avait quelque chose à refléter.

Le lendemain, vers onze heures, je reçus la visite de Martial. Sa vue ne me fut pas agréable ; je regrettai de ne pas être rentré à Paris, la veille.

Il tourna un moment dans ma chambre, d’un air gêné, puis, d’une voix brève et saccadée :

— Écoute, Guy, il faut que tu me répondes sincèrement. Je sais que tu as vu Wanda hier. Que t’a-t-elle dit ?

— Ma foi, rien qui mérite qu’on s’en souvienne. Des banalités… Pourquoi me demandes-tu cela ?

— Je ne suis pas content de Wanda. Je ne sais pas ce qui se passe en elle, mais j’ai lieu de m’en inquiéter.

Je feignis l’étonnement le plus complet et je lui demandai des explications.

— Si je pouvais t’en donner, me répondit-il, je serais déjà moins tourmenté. C’est tout et rien, c’est une parole en l’air, une plaisanterie, une moue, une certaine façon de blaguer notre mariage, une certaine tendance à jouer à la victime. Elle affecte en public de railler les mariages d’amour, de donner à croire quelle n’en fait pas un. Est-ce une comédie ? Est-ce pudeur de jeune fille offensée par la publicité des fiançailles et qui entend cacher ses sentiments ? Je l’ignore. En somme, tu la connais, toi, depuis son enfance, et elle te parle assez intimement. J’ai supposé que tu pourrais me renseigner sur elle.

Je répondis loyalement que j’avais fait des remarques analogues, mais que jetais fort en peine de lui livrer le moindre avis utile, car je ne comprenais pas mieux que lui la conduite de Wanda et que j’ignorais son secret.

— Enfin, s’écria Martial, exaspéré, m’aime-t-elle ? Il y a des jours où je finis par en douter.

— Elle ne m’a pas fait de confidences à ce sujet.

— La crois-tu capable de m’avoir menti et de s’être moquée de ma naïveté ?

— Non, mais d’avoir pu se tromper elle-même sur ses sentiments.

— Dis-moi la vérité, Guy. Je suis ton plus vieil ami. A-t-elle aimé quelqu’un avant moi, quelqu’un, par exemple, qu’elle puisse regretter ?

— Pas à ma connaissance.

— Mais tu as pu avoir des soupçons d’un sentiment de ce genre. Voyons, tâche de te souvenir.

Ses mains tremblaient ; toute sa figure tendue, contractée, ridicule, ses yeux inutilement expressifs, me confessaient l’horreur de son anxiété. J’éprouvais pour lui de la pitié, et, en même temps, un certain mépris inexplicable, comme si j’étais moi-même tellement heureux que je dusse en ressentir une fierté joyeuse et secrète.

— Ma foi, non, dis-je, je ne me rappelle rien. Elle m’a toujours paru indifférente à tous et presque insensible.

— C’est incroyable !…

— Mais, enfin, lui demandai-je, à mon tour, avec une curiosité perverse, quand vous êtes seuls ensemble, comment se montre-t-elle avec toi ?

Il parut gêné et hésita avant de répondre :

— C’est bien difficile à dire, elle est si changeante… Il y a des moments où elle est câline, tendre, d’une douceur d’enfant, il y en a d’autres où elle est rétive, impatiente, toutes griffes dehors. Le plus souvent, je la trouve distraite, lointaine, ennuyée… Ennuyée, oui, c’est le vrai mot, et voilà ce qui me préoccupe. Car enfin, si elle s’ennuie déjà avec moi, que sera-ce dans un an ? Que me conseilles-tu de faire ?

— Il serait peut-être sage de solliciter une explication et de savoir à quoi t’en tenir.

— Mais, je l’aime, Guy, je l’aime ! Une explication risque d’envenimer bien des choses…

— Alors, joue ta chance.

— Tu ne pourrais pas tâcher d’apprendre quelque chose, l’interroger habilement ? Elle se méfiera moins de toi que de moi-même, et si elle a un reproche à me faire, elle ne sera pas gênée pour te l’avouer.

Je demandai à réfléchir ; cette proposition ne me plaisait qu’à demi. Au fond, j’avais peur de la provoquer, car j’en redoutais les graves conséquences possibles.

Cependant, Martial insista tant et si bien que je finis par accepter cette étrange ambassade.

Je devais rentrer à Paris ce jour-là ; il ne m’était pas possible de voir Wanda avant mon départ. Et puis, s’il faut tout dire, je redoutais de l’aborder, portant en mes mains innocentes cette grenade, cette bombe explosive.


Je me retrouvai à Paris comme un étranger. Il fallait que j’eusse bien vieilli en deux jours pour m’y sentir si différent. Je remontai à pied le long du quai d’Orsay, enviant la Seine aux écailles grises d’avoir un cours à ce point régulier et d’être aussi sûre de sa route. Le soleil, taquin, brouillait les lignes de la ville et gaspillait ses flèches comme un enrichi de la veille. Paris étant à peu près vide, personne ne s’apercevait de cette orgie.

Au coin d’une rue, je m’effaçai pour ne pas être bousculé ; deux gaillards, en manches de chemise, poussaient une charrette à bras, qui contenait, plus grand que nature, un buste en marbre de Racine. Et, malgré moi, j’eus un serrement de cœur, comme si c’était un mauvais présage que de croiser ainsi le dieu même du pathétique. Sa perruque de pierre oscillait lentement…

Rue du Bac, je pris un fiacre pour rentrer chez moi. Mon appartement sentait la poussière et le renfermé, un bouquet de glaïeuls, oublié, achevait de pourrir en un vase. J’ouvris les fenêtres. Rien n’entra que la suffocante touffeur du jour, — pas une hirondelle, pas un papillon ! Je m’assis lourdement dans un fauteuil, je regardai le ciel nu, un ciel sans motifs, sans arabesques.

Et la tristesse que j’avais éprouvée souvent remonta sournoisement en moi, cherchant le chemin de mon cœur. Je la sentais dans mes genoux, dans mes bras, avant même que ma pensée eût pris conscience d’elle.

D’où venait-elle, si épaisse, si intolérable, presque séculaire ? Avait-elle traversé des charniers, sondé des tombes, erré sous les pyramides vides des rois d’Égypte ? Avait-elle recueilli les larmes d’Antigone, coupé au seuil du Carmel les cheveux de La Vallière, ramassé, tout fumant à côté de lui, le revolver de Raymond Laurent ? Sortait-elle, pour me rejoindre, du cœur misérable d’un prophète juif, faisait-elle infuser pour me séduire les feuilles mortes des automnes romantiques ? Il me semblait quelle voulait déposer sur mes épaules le faix même de la mélancolie du monde.

Si je pensais à la vie, je ne voyais que baisers d’adieu, larmes versées dans les ténèbres, amis qui se trahissent, femmes qui mentent, chiens perdus qui cherchent leur maître, et la petite plume immobile sur la bouche de Cordélia.

Je me levai, je m’efforçai de secouer cette angoisse écrasante. Les arbres grillés de la place des Vosges étaient eux-mêmes une dérision de la Nature. Dans ces maisons rouges et noires, où je me plaisais à imaginer tant de scènes galantes ou le spectacle du génie, des femmes en camisole passaient dans le cadre des fenêtres, ou des hommes, mal vêtus et qui fumaient des pipes. Tout conspirait, tout se liguait contre moi.

Alors, je pris un horaire des trains, je cherchai à quelle heure partait le rapide pour Saint-Sébastien, l’express de Vallorbe. J’entendais laisser à leur destin Martial et Wanda, vivre pour moi, retrouver la paix…

Le samedi, j’étais de nouveau à Jouy.



— Wanda est dans le jardin, me dit Mme de Vionayves. Allez l’y chercher, et même, si vous pouviez la rendre plus raisonnable…

Tout le monde s’en mêlait. De quelle sagesse me croyait-on le dépositaire, moi qui tremblais de ma propre folie ?

Je descendis par les chemins en lacets sans apercevoir Wanda. Je n’entendais que les chants des oiseaux qui semblaient jouer à cache-cache avec moi et railler ma vaine recherche. Un merle, surtout, s’obstinait avec une cruauté insigne.

Soudain, mon chapeau de paille reçut un choc violent, et un marron roula à mes pieds. Je levai la tête et j’aperçus Wanda, assise dans un arbre, à la fourche de deux branches, les jambes pendantes.

— Eh ! lui criai-je, que faites-vous là-haut ?

— J’attends qu’une fée me transforme en mésange. Je suis excédée d’être femme.

— Descendez, j’ai à vous parler.

Elle fit la moue.

— Est-il bien nécessaire que vous me parliez ? Vous avez toujours si peu de choses à me dire !

— Aujourd’hui, ma besace est mieux garnie !

— Nous verrons bien !… Surtout, ne regardez pas mes jambes ! Elles sont trop jolies pour un pauvre sire tel que vous et trop dangereuses pour un homme à ce point raisonnable !

Je levai les yeux sur elles ; un frisson me parcourut ; longues, délicates et pointues, elles avaient tant de grâce espiègle et de finesse sous la soie orange qui les enveloppait !

Wanda se dirigeait maintenant vers moi, de cette démarche qui lui était habituelle et par laquelle elle avançait précautionneusement les pieds, les posant d’abord de la pointe, comme les chèvres font.

— Voilà ! je ne suis pas trop décoiffée pour votre goût ? Non, tant mieux ! Il est vrai que vous me regardez si rarement ! Eh bien ! qu’avez-vous à me dire ? Connaissez-vous la parole magique par laquelle on sépare en un clin d’œil mille plumes de bouvreuil de mille plumes de chardonneret ? Non, je suppose ! Vous ne savez pas davantage comment on délivre les pauvres jeunes filles qui ont été métamorphosées en crapauds, en fontaines ou en fiancées…

— Qui vous dit que je ne le sache pas ?

— J’écoute…

Mais j’eus peur de nouveau, et je me tus.

— Vous voyez bien, mon pauvre ami, que vous ne faites guère de progrès.

Et elle ajouta, avec un air pensif :

— Serin, vous étiez, serin, vous êtes…

— Ne plaisantons pas, lui dis-je.

Et je la fis asseoir à côté de moi, sur un vieux banc recouvert de mousse.

— Martial se plaint de vous. Il ne sait ce qu’il doit penser de votre conduite à son égard. Plus la date de ce mariage approche et plus vous lui paraissez irrésolue et froide. Il en arrive même à douter si vous l’aimez.

Wanda regardait une simple bague, mais de monture ancienne, que je portais depuis quelques jours.

— Qui vous a donné cette bague ? dit-elle. Elle est très jolie, vous ne l’aviez pas. D’ailleurs, vos mains m’ont toujours énormément plu. On dirait vraiment, à les voir, que vous n’avez jamais rien fait de votre vie.

— Wanda ! Vous moquez-vous de moi ?

Elle répondit, d’une voix gouailleuse, traînante, un peu rauque, une voix qui avait un accent presque imperceptible de vulgarité.

— Eh bien, quoi ? C’est la seule réponse sensée que je puisse vous faire. Martial vous charge d’une commission niaise, et vous êtes si nigaud que vous l’acceptez. N’est-il pas assez grand pour régler ses affaires lui-même ? Si je vous dis la vérité, oserez-vous la lui répéter ?

Elle se leva à demi et je vis dans ses yeux une expression si fine, si cruelle, si farouche, que je n’osai répondre affirmativement.

Elle continua :

— Que l’on ne me pousse pas à bout, ni lui, ni vous, ni ma mère ! Personne ne me connaît ici. Je ne suis pas une de ces poupées mécaniques qui disent oui, non, et dont se ferment les yeux, quand on les couche. Je ne hais pas encore Martial. Qu’il prenne garde ! Et puis, en voilà assez…

S’appuyant contre moi, elle posa sa tête sur mon épaule et me considéra rêveusement d’un regard oblique.

Je voyais de tout près la pulpe veloutée de son visage de blonde, son cou rond et presque le commencement de sa gorge ; la blancheur de sa peau, pétrie de jour et d’Orient, m aveuglait ; une odeur subtile, indéfinissable, montait de tout ce corps jeune jusqu’a mes narines. Mais cela n’était rien encore…

Toute ma tristesse, toute mon angoisse s’acharnaient sur moi. Je savais bien ce qui les dissiperait à jamais. Le souvenir de mes jours de luttes et de demi-clairvoyance, de mes nuits de rêves troubles et furieux me relançait, me harcelait, me poussait à ce grand geste libérateur qui ferait tomber mes chaînes. Je me baissai, je fermai les yeux, j’attendis le tonnerre…

Et sur ma bouche, je sentis le contact des lèvres de Wanda. Elle ouvrit les yeux, elle me regarda et dit :

— Enfin, vous y êtes venu !

Je m’étais levé, passablement interdit, à demi titubant, comme celui qui sort de la nuit et qui, ouvrant sa fenêtre, se laisse griser tout à coup par l’éther glacé de l’aurore.

— Qu’avons-nous fait ? murmurai-je stupidement.

— Dame, dit-elle, rompu mon mariage ! Ce n’est déjà pas si mal !

Elle montait en courant vers la maison.

— Revenez ici, ce soir, après le dîner, me cria-t-elle, j’y serai.