Bernard Grasset (p. 9-32).


Tantôt, mes yeux sont tombés, par hasard, sur un calendrier. 1er juin ! Je demeure rêveur devant cette date. 1er juin ! C’est un anniversaire. L’anniversaire du jour où mon ami Martial Herpin m’avoua que Mlle  Wanda de Vionayves était amoureuse de lui.

Pourquoi les détails de cette journée ont-ils fait dans mon esprit une empreinte aussi profonde ? Pourquoi, même avant de savoir la répercussion que certains épisodes auront dans notre vie, sommes-nous touchés par eux, mystérieusement, comme les bêtes le sont par le mouvement sismique qui n’a pas encore eu lieu ?

Je me souviens même de la qualité spéciale de la lumière qui enveloppait Paris, lumière ni grise ni dorée, mais tour à tour grise et dorée, et même laiteuse par moment, et si douce que chaque maison, chaque monument, s’y nuançait à l’aise à la façon d’un coquillage poussiéreux, que l’on plonge dans l’eau et qui reprend couleur.

Après une longue promenade au Bois, je passai, en rentrant, chez un fleuriste. Je désirais que ce printemps avec lequel je venais de vivre sous les branches, dans les herbes d’or, le long des eaux traînantes, sous les lilas aériens, ne me quittât pas tout-à-fait. Je choisis des iris couleur de bronze clair, de lourdes pivoines, des roses, les premiers lys. J’avais envie de travailler, mais quand je fus seul chez moi, assis derrière ma fenêtre, regardant les maisons de briques de la place des Vosges et certaines fenêtres ouvertes, où des ombres de femmes circulaient, une langueur voluptueuse m’envahit, mélange de lassitude et de désirs obscurs, convoitise étrange, lourde et profonde, dont l’objet était incertain, mais l’intensité telle qu’elle se résolvait dans une angoisse. Je demeurai immobile, fumant une cigarette après l’autre, cherchant à imaginer l’âge, la figure, la forme des êtres qui passaient et repassaient sans fin sur l’écran jaune des croisées, sur l’écran noir de ma mémoire.


À dix heures, on sonna : c’était Martial Herpin.


Tout ceci est fini depuis longtemps. Cet anniversaire est vraiment un anniversaire, le retour d’une date identique et morte au milieu des jours différents, l’écho perdu d’une cloche d’Ys. Il ne reste plus grand’chose en moi du jeune homme encore frénétique qui, un soir d’extrême printemps, abandonnait son âme et ses sens aux tentations d’une nature tenace, obsédante et vide ; les années ont fait leur ouvrage, qui est de dépouiller nos rameaux de leur feuillaison trop abondante et de n’en laisser subsister qu’un dessin irrégulier, mais ferme et précis, — indispensable. Eh bien ! je peux affirmer aujourd’hui que je lisais alors dans mon caractère comme en un livre sans ratures, ni notes inutiles, qu’il n’y avait rien en moi qui ne fût clair à mes yeux, logique, évident, nécessaire… Ou du moins, je le croyais. Mais si nous nous connaissions tels que nous sommes, cette date du 1er juin ne me serrerait pas ainsi le cœur et je ne raconterais pas cette histoire, tandis qu’au dehors, le vent fait dans les feuilles le bruit même, rapide, atténué, puis renaissant soudain, d’une mer qui accourt sur une plage et la quitte en bavant, tandis qu’une locomotive semble appeler dans la campagne tranquille, qu’un fouet claque, qu’un chien aboie et que, dans le sable de mes souvenirs, je retrouve, en me baissant à peine, les vestiges du chemin parcouru !


Je savais que Martial Herpin aimait Mlle de Vionayves. Il ne me l’avait jamais dit positivement, mais me l’avait laissé entendre à diverses reprises.

C’était par moi d’ailleurs qu’il la connaissait, car notre maison de campagne et celle des Vionayves étaient limitrophes, depuis que mon père, écœuré de la politique, avait décidé d’abandonner, sinon le commerce des hommes, du moins celui des électeurs, et d’acheter, pour s’y retirer, une villa et un jardin en pente dans la vallée de la Bièvre.

Dès notre installation, j’y fis la connaissance de Wanda et de ses parents. Sa mère était Polonaise, — une Oldinanska, je crois, — d’où son prénom et son type de beauté. Elle avait une sœur plus jeune quelle, coxalgique, qui ne quittait guère son lit, et un frère cadet, qu’on ne rencontrait que dans les tripots et sur les champs de courses.

Depuis plusieurs années, je fréquentais donc assidûment Mlle de Vionayves ; nous jouions au tennis, nous faisions ensemble de longues promenades, je la conseillais dans ses lectures. J’avais pour elle une affection franche, robuste, limpide, une tendresse de frère aîné, indulgente et un peu moqueuse, sans trouble, ni arrière-pensée. Jusque là, Martial ne la connaissait pas ; il habitait, tout l’été, avec ses parents, en Auvergne, et nous ne nous retrouvions qu’en automne, à la Faculté de Droit. Mais son père mourut, on dut vendre la vieille terre familiale des Herpin, et mon ami passa dès lors ses vacances à Paris, c’est-à-dire, en fin de compte, presque uniquement chez nous, à la campagne.

Ce serait peu de dire que Martial Herpin était mon meilleur ami : en réalité, il était le seul. Nous nous étions, dès le collège, reconnus, hélés, accrochés. Nous formions, pour nos camarades, un couple presque classique : Achille et Patrocle, Oreste et Pylade, Montaigne et La Boétie, Martial Herpin et Guy de Taradeil ; on nous jalousait et on nous raillait un peu, tout en nous admirant. Nous appartenions à la vraie race des amis ; nous défendions dans le monde les mêmes couleurs morales, les mêmes préjugés ; nous avions en commun un idéal, des coutumes, des paradoxes, des cravates. Nous aurions pu échanger nos ombres : personne ne s’en serait aperçu !

Depuis des mois, je voyais grandir l’amour de Martial pour Wanda. Peut-être même en pris-je conscience avant lui. Je le connaissais si bien ! Ses hésitations fréquentes, ses rougeurs subites, ses nervosités, le goût plus vif qu’il eut alors pour la musique de Chopin, ses discours romantiques, sa manière inattendue de défendre les peuples martyrs, de se passionner pour l’Irlande, d’être inflexible sur la question de Trieste, — ah ! que cela était donc clair pour moi ! J’aimais cet amour, je le protégeais, il me semblait que je l’avais semé et je le regardais pousser, devenir dru, vigoureux ; quels beaux épis il lèverait bientôt sous le soleil de Dieu ! À Wanda même, je tendais des pièges ; je voulais qu’au bout de toutes ses avenues morales, elle retrouvât Martial Herpin. Lisait-elle avec admiration Tourguéneff ? C’était Martial, justement, qui m’avait appris à l’admirer. Voulait-elle savoir le nom d’un oiseau, dont le chant semblait fait d’une spirale de notes, toujours plus légères, toujours plus mouillées ? C’était Martial et pas moi, l’ornithologue. C’était Martial qui adorait les enfants, qui craignait les voyages, qui recueillait les chats abandonnés, qui était prodigue et timoré, lui, encore, qui ne savait pas faire une addition, qui redoutait les fourbes, qui n’était jamais malade. Martial, sans s’en douter, prenait toutes les formes de ce Protée, qui était l’idéal absurde, successif et contradictoire de Mlle de Vionayves.

Mais j’avais une forte partie à jouer : Wanda était belle et recherchée. J’eus à combattre bien des ennemis ; je les défis l’un après l’autre. Herpin ne savait rien de mes luttes ; il attendait son heure ou bâillait aux corneilles. Il aimait, il prenait son temps ; il choisissait, pour arriver à son but, comme tous les amoureux, au lieu d’une belle route facile et directe, les chemins escarpés, les détours, les escaliers en casse-cou. Vingt fois, il faillit se rompre les reins. Je le soutenais comme l’on trahit, à l’improviste, par derrière. J’avais parfois envie de lui crier : « Courage ! Encore une maladresse, plus qu’une gaffe, et nous arrivons ! » Il ne m’eût pas compris.


Dix heures sonnèrent : mon ami Martial Herpin entra. Il tourna trois fois sur lui-même, bégaya, dit quelques bêtises, devint pourpre, puis tomba dans mes bras.

— Elle m’aime, Guy, elle m’aime !

J’eus le récit complet de l’incident. Pendant que je courais au Bois, cherchant le printemps qui n’y était pas, il accompagnait, à Jouy, Wanda de Vionayves et mon frère Martial. Je me doutais bien qu’il n’y avait jamais eu un pareil printemps, doux comme le lait de la femme, persuasif, insinuant, un printemps fait de rose et de pistache, comme une miniature persane, — et pas un cyprès à l’horizon !

Je voyais, en l’écoutant, l’endroit qu’il me décrivait : un banc, au bord d’une prairie où les graminées, à la moindre brise qui se présente, font mille révérences, mille courbettes, — des platitudes, quoi ! — plus loin, des ruches brunes, sagement rangées, posées comme des tabatières, avec, de-ci, de-là, un grain de tabac qui vole, tourbillonne, se dore au soleil, une abeille ! Pour les paroles, mon Dieu, je les imaginais, et les regards, et la main que l’on presse, le rite enfin, le protocole de l’Amour ! Rien n’est plus banal qu’une déclaration ; on pourrait vendre des formules toutes prêtes, dans les mairies, avec un questionnaire de rigueur. Mais tout cela paraissait prodigieusement neuf à Martial Herpin. Si je lui avais dit que quelques milliards d’êtres avaient éprouvé avant lui la même émotion, en prononçant les mêmes paroles, il eût été bien surpris. Après tout, peut-être n’y a-t-il pas toujours dans le cadre de l’idylle ces tabatières bien fermées et ces prises d’or tourbillonnantes : c’était l’apport personnel de Martial Herpin dans toute cette aventure, — aventure d’apiculteur ou d’amateur de pétun !

Je ne pleurai pas : il me crut insensible ; je ris même : il me crut méchant ; je le mis dehors à trois heures du matin : il crut que son récit ne m’intéressait pas, puisque je pouvais m’en fatiguer. Seul, je ne me couchai pas, je me mis à rêver. La grande œuvre de ma vie était accomplie, je n’avais plus qu’a me reposer. J’étais heureux. Les roses embaumaient dans la nuit légère de juin. Tout reposait sur la place des Vosges. Je voyais mon avenir s’étendre devant moi comme une chose égale et lisse ; j’étais libre maintenant de ne pas me marier ; j’aurais un foyer, une famille, qui m’accompagnerait jusqu’à la mort, poussant, autour de mon enterrement, ses enfants en noir, ses gendres gémissants, ses pleureuses bien rétribuées. Mon amitié pour Martial allait se multiplier, émettre des bourgeons nouveaux. Quel printemps radieux ! Est-ce que les lilas blancs n’avaient pas grandi soudain, est-ce que leurs fleurs ne retombaient pas du ciel en grappes transparentes ? Je m’aperçus même, en regardant par la fenêtre, que quelques fleurs quittaient leurs branches invisibles et filaient à travers l’espace. Je pouvais faire un vœu, j’en avais le temps, celui que je formulais ne me sortant guère de l’esprit. C’était le vœu par lequel se terminent toujours les contes de fées. Mais le conte de fées commençait à peine. Où Martial et Wanda se marieraient-ils ? Dans la vallée de la Bièvre, au milieu des sages Vionayves, des Oldinanski fougueux, des prudents Herpin, des Taradeil bavards ? Ou dans le palais de Titania, entre Mélusine et Viviane, les sylphes et les ondins, les elfes et les goblins ? Auraient-ils pour témoins un oncle, notaire, un cousin, colonel de gendarmerie, un ami, pompier ou M. de Carabas, Jean de Tinan, Fantasio ? Déjà, dans la nuit usée jusqu’à la trame, j’entendais des accents divins, de mourants accords sur des théorbes, sur des harpes éoliennes ; déjà, je voyais des ailes bleues, des ailes vertes, des ailes d’or, qui, dans un frémissement de libellules, entraînaient, sur un char fait d’une noix taillée dans un diamant, Martial et Wanda, vers le palais de calcédoine, aux piliers vibrants, où le curé qui les attendait était un bon scarabée d’Égypte, solennel dans sa soutane rude. Mais ces ailes, toutes ces ailes, je les reconnaissais maintenant : voici le peuple couleur de tabac qui, au milieu de son bourdonnement laborieux, trouve le temps d’accorder sa bénédiction aux fiançailles de la prairie !

Je ronflais si fort que cela me réveilla. Je courus suivre au lit mes hallucinations matrimoniales et le fil de la réalité.



Le lendemain, je me rendis à Jouy. J’avais hâte de voir Wanda. Je la trouvai dans un coin de son jardin en terrasses. Elle cueillait des pois de senteur, papillons multicolores. Rien de son visage ne décelait la moindre émotion nouvelle, le plus léger changement

— Ma foi ! dit-elle, en me regardant, je ne vous attendais guère aujourd’hui.

— C’est pour vous que je viens, Wanda. Je suis si impatient de vous parler !

— Pour moi ? Que vous devenez empressé, mon ami !

— Allons, ne plaisantez pas ! Martial m’a tout dit.

Elle me considéra curieusement, d’un œil entre amusé et désappointé, qui m’étonna.

— Et cela ne vous a fait aucune peine ?

Ce fut à mon tour d’être interloqué, de l’examiner avec surprise.

— De la peine à moi ? Et pourquoi ?

— Je… je croyais que vous aviez un petit sentiment pour moi…

Elle avait baissé les yeux, avec de la coquetterie, avec une modestie feinte.

— Un sentiment pour vous, Wanda ? — Oh ! je ne vous en aurais pas voulu pour cela ! Non, je croyais, je m’étais imaginé… Je vous demande pardon, Guy… Et puis n’exagérons rien ! Je ne m’attendais pas à votre silence, ni même à vos larmes. Mais je supposais qu’un regret, oh ! minuscule…

Était-il possible quelle n’eût rien vu de mes ruses, de mes subterfuges pour l’amener à choisir Martial, à aimer Martial ? Ainsi ce magnifique succès que je croyais avoir obtenu tout seul n’existait que dans mon imagination, et Wanda ne s’était même pas doutée de mon rôle, de mon amical apostolat. C’était la faillite de mon messianisme !

Je n’oserai pas affirmer aujourd’hui que mon rôle sublime lui ait échappé aussi complètement qu’elle le disait à cette minute, mais alors je ne me doutais même pas qu’elle pût avoir une arrière-pensée ; je demeurai donc fort penaud et, je pense, quelque peu ridicule.

— Que voulez-vous, Guy ? reprit-elle. Je ne supposais pas que vous puissiez être si heureux de me savoir amoureuse. C’est cela qui m’a interloquée…

— Amoureuse de mon meilleur ami, Wanda !

— Oh, je sais !… D’un autre homme enfin ! Mais j’en suis très contente. Ce qui rendait ma joie moins parfaite, c’était la peur, justement, que vous ne la partagiez pas. Maintenant, je peux m’abandonnez pleinement à mon allégresse…

Elle était debout, au bord d’une terrasse, appuyée à un gros pot de faïence verte, qui contenait un thuya aplati. Elle effeuillait, en me parlant, son bouquet de pois de senteur, d’une main distraite et minutieuse. Jamais elle ne m’avait paru aussi jolie. Une manche, très courte, découvrait son bras blanc, potelé, où le soleil faisait miroiter un léger duvet d’or.

Derrière elle, sur l’autre versant de la vallée, cimes sur cimes, moutonnaient les masses étagées des bois. Leurs têtes rondes se superposaient indéfiniment, comme les yeux dans la queue d’un paon. La façade blanche d’un château jouait sur toute cette verdure, à la façon d’une plume de cygne à la surface d’un étang. Et, au-dessus, montait un ciel changeant, mi-gris, mi-bleu, plein de vapeurs errantes, de formes diaphanes, de franges de soleil, de nuées riantes qui ressemblaient à des naïades.

Wanda parlait sagement, modestement, avec un grand air d’innocence. Et, cependant, sans que j’en eusse conscience, chacune de ses paroles m’empoisonnait. À mesure quelle me conviait à plus de joie, je sentais mon bonheur diminuer, se ternir… Qu’avait-elle donc dit qui pût m’assombrir à ce point ? Sur le moment, je crus que je lui en voulais un peu de la trouver si réservée, si peu satisfaite. Ce ne fut que beaucoup plus tard que je commençai d’entrevoir la vérité.

Wanda m’entraîna au salon. Elle s’assit au piano, jeta quelques accords au hasard, puis j’entendis les harmonies d’une de mes pièces favorites : Les Barricades mystérieuses. Jamais l’étrange musique de Couperin ne m’avait serré le cœur à ce point. Ces phrases perfides et mélancoliques, qui reviennent sans cesse sur elles-mêmes, ces appogiatures, qui vous donnent un tel sentiment d’irréalisé, ces résolutions capricieuses, qui ne résolvent rien et qui, de leur nœud gracile, laissent aussitôt se dérouler de nouvelles guirlandes de sons cristallins, cette mollesse et ces désirs presque galants et presque funèbres, tout cela m’enveloppait et m’engourdissait. Je ne sais quoi m’isolait et me séparait du monde. Une sorte de rêverie me pénétrait, si lourde, si désenchantée, qu’elle me paralysait peu à peu. La vie m’apparaissait à travers une buée, dansante et défaite, et telle que la robe d’or d’une danseuse que l’on voit, sur l’autre rive d’un fleuve, au milieu du brouillard, mêlée à des oiseaux, à des blés, à des vapeurs d’encens, à des rafales de feuilles. Traînantes images amoureuses qui me brûlaient les yeux, nostalgies d’un soleil inconnu, désirs d’une immortelle, plus belle que toutes nos roses, ballet de mortes encore sensibles, qui flottent sous les cyprès d’un cimetière, tandis que la vigie d’une hulotte signale à l’horizon un campagnol, la lune ou la rentrée du concierge ivre !

Je vis le jour s’en aller vers l’Occident, glissant sur un chemin de sable empourpré, je vis la nuit venir de l’Orient, courant sur des dalles déjà noires. Je vis le forgeron céleste suspendre à la voûte de son atelier une étoile à peine polie, puis une autre, mieux façonnée, un pendentif, enfin, étincelant. Je fermai les yeux. Wanda s’était tue depuis longtemps.

— Eh bien ?

Le bruit d’une voix humaine me fit tressaillir. Mlle de Vionayves posa la main sur mon épaule.

— Allez-vous-en, homme heureux, dit-elle. Il est tard ! Et cuvez bien votre joie, Sardanapale !

Je me levai et me dirigeai en chancelant vers la porte.

— Quand vous marierez-vous, Wanda ?

— Les premiers jours de septembre !

Comme je la quittai, elle me tendit la main. Fit-elle, elle-même, sans le vouloir, un geste qui m’y invita, obéis-je à un sentiment irréfléchi ? Je la portai à mes lèvres et je les appuyai longuement ensuite, sur son bras, au-dessus de la saignée. Elle ne parut pas étonnée et elle rentra dans l’ombre.


Je regagnai Paris, le soir même, sans m’arrêter chez mes parents. J’étais en proie à un malaise indicible, irrité contre Wanda, contre Martial, contre moi-même. J’aurais voulu ne plus les revoir, me désintéresser de leurs affaires. Leur seule pensée, à tous deux, me donnait une impression d’amertume et presque de dégoût.

— Qu’ils se débrouillent, pensai-je. Ils sont trop idiots !

Ces paroles ne correspondaient à rien qu’à ma propre absurdité. Ils ne m’avaient rien demandé. Qu’avais-je besoin de m’occuper d’eux ?

Malgré moi, cependant, je ne pouvais détacher de mon esprit l’image de Wanda. Je la voyais appuyée contre le thuya, ses yeux verdâtres et semés d’or reparaissaient devant les miens, et sa lèvre courte et sensuelle, et son bras blanc, rond, duveté. C’était la première fois que son physique me frappait à ce point.

— On dirait qu’elle est plus jolie…

Je me demandais tout-à-coup si Martial serait heureux avec elle. Après tout, je la connaissais bien mal ! Elle était si réticente, si dissimulée… Puis, las enfin de peser de la poussière, je me confiai au sommeil.