Bernard Grasset (p. 91-106).


Dans les premiers jours d’avril, les Vionayves retournèrent à Jouy. J’étais impatient qu’ils le fissent. Il me semblait que l’hiver avait une mauvaise influence sur Wanda et peut-être sur moi-même. Nous avions en quelque sorte, pris l’habitude de notre amour ; nous n’éprouvions plus ces transports, ces extases, ces enrichissements qui restaient inextricablement liés pour nous au souvenir des bois et des jardins de Jouy. Malgré tout, à Paris, nous étions moins abandonnés à nous-mêmes, moins seuls. Et puis, l’atmosphère d’une ville porte en soi quelque chose qui vous contraint, vous rend défiant, renfermé. Nous avions besoin de nouveau de la libre expansion et du grand conseil de la Nature.

Le printemps vint, et cette résurrection dont j’attendais tant ! Sur les arbres, les bourgeons gommés firent d’innombrables petites saillies, comme des encoches où l’on pouvait mesurer les progrès du renouveau. Chaque fleur parut à son heure, avec la pompe prévue d’un protocole fixé depuis des millénaires : pas un pommier qui fût en contradiction avec l’almanach ! L’herbe se lustra comme le poil d’une bête bien nourrie. Les hirondelles revinrent d’Égypte, nous rapportèrent le cours du coton, les derniers potins de Louqsor, quelques secrets sans intérêt ravis avec peine au silence du Sphinx. De temps en temps, les nuages écartaient leurs rideaux, montraient très loin, là-bas, un mouchoir d’azur qui s’agitait, qui vous disait : « Bonjour ! Bonjour ! À bientôt !… » Puis, ils laissaient retomber leurs embrasses, et il n’y avait de nouveau au ciel qu’un grand imperméable à mille plis.

Et j’épousais moi-même tout ce printemps, d’une âme avide et joyeuse. Il me semblait qu’une joie nouvelle naissait en moi, que mon corps avait les irritations, les craquements, les poussées d’un arbre qui s’accroît. Et ma passion rajeunie, elle aussi, s’élançait vers l’avenir, comme une branche qui tend au soleil. Je mêlais Wanda à la nature entière, comme si elle était le nœud de ce panthéisme amoureux, qui ressuscitait en moi le faune éternel, l’ami de la naïade, de l’oréade, aussi bien que le confident de la rose ou de l’oiseau.

Mais ce printemps, qui développait dans mon cœur une telle frénésie sentimentale, semblait écraser, limiter Wanda. Sans doute, surexcitait-il en elle ce qu’elle sentait dans sa vie de dissonant et d’insatisfait, faisait-il lever du fond de son être toutes les puissances mauvaises qui y fermentaient sournoisement.

Avec une angoisse chaque jour plus cruelle, je la vis reprendre ce masque ennuyé, absent, maussade, qu’elle montrait au temps de ses premières fiançailles et qui avait torturé Martial. Comme alors, je la surpris, à différentes reprises, assise au bord de quelque terrasse, le regard anxieux et vague et les sourcils froncés. À mes paroles amoureuses, à mes effusions, elle n’opposait que gestes évasifs ou refus, attitudes glaciales ou phrases volontairement conventionnelles.

Malgré tout, je ne pouvais me décider à voir la vérité, je me mentais avec autant de bonne foi que lorsque je refusais de comprendre que je devenais amoureux de Wanda.

Je me souviens, d’ailleurs, qu’un tel instinct de lutte me dominait en ce moment, qu’aucun découragement n’avait sur moi de prise. J’entendais garder, garder âprement, cette fille des hommes, que j’avais eu tant de peine à conquérir et que je ne savais quel danger menaçait de me dérober…

Hélas ! ce danger cruel et vague, c’était Wanda qui le portait dans le secret de son destin ! Et je le sentais bien, puisque jamais je ne lui demandais de fixer la date exacte de notre mariage, puisque je m’efforçais de ne lui rappeler en rien la promesse qui demeurait entre nous. Mais, même sans que je lui en ouvrisse la bouche, ma présence impitoyable l’obligeait à ne pas s’en distraire.

Cette situation était d’autant plus pénible pour moi qu’à la longue, je perdais toute indépendance à l’égard de Mlle de Vionayves. Je me faisais lâche, soumis, humilié. De crainte de la décevoir, je n’osais plus la contredire et je finissais par perdre toute espèce de personnalité. J’assistais avec honte à la faillite de mon propre caractère, sans avoir le courage de réagir, ni d’aveugler cette lucidité douloureuse, qui me permettait de comprendre que j’achevais ma propre ruine.

Cependant, cette incertitude me devint intolérable. Un soir de mai je résolus d’en avoir le cœur net et d’interroger Wanda.

J’avais attendu quelques jours pour le faire, guettant une heure où elle me parût moins sombre et plus accueillante. Or, cet après-midi-là, elle m’avait charmé par son enjouement et son espièglerie. Je jugeai le moment venu et comme nous descendions au fond du jardin pour cueillir des iris, je la forçai à s’asseoir sur un vieux tronc moussu, écroulé dans un coin.

Il faisait frais et pur. Le ciel s’abattait sur le coteau d’en face, comme une nuée de flèches d’or. Un doux vent crépusculaire communiquait aux arbres un balancement mélodieux, qui nous remplissait l’âme d’un vague bonheur physique. Aucune heure ne m’aurait paru aussi propice pour essayer de la reprendre.

— Eh bien, Wanda, dis-je, en m’emparant du bras de mon amie, ne pourrions-nous pas décider dès aujourd’hui de la date de notre mariage ?

— Patatras ! fit-elle simplement.

Déjà, je m’irritais :

— Eh quoi ! Quelle est cette sotte plaisanterie ?

— Je n’ai fait aucune plaisanterie, Guy, j’ai répondu : « Patatras » voilà tout ! Pourquoi m’avez-vous posé cette question ? Pourquoi me forcez-vous à vous dire ces choses si cruelles, si déplorables, que j’ai sur les lèvres depuis tant de semaines, sans oser les prononcer ?

Je baissai la tête, et un grand froid mortel m’envahit. Elle n’avait pas besoin d’aller plus avant, mon destin était fixé, et la colère, la rancune, le désespoir et le mépris de moi-même se disputaient mon cœur.

— Guy, s’écria Wanda, avec une immense amertume, je souffre plus que je ne peux l’exprimer de l’aveu que je dois vous faire ! Je suis si malheureuse ! Ayez pitié de moi ! Je ne suis pas une coquette, je suis sensible, j’ai du cœur, je n’ai pas de reproches à me faire… mais je ne vous aime pas. Pendant des mois et des mois, j’ai retourné dans mon esprit cette affreuse vérité, et c’était cela qui me faisait si triste, si fuyante, si désagréable avec vous. Quand j’ai compris que je n’aimais pas Martial, j’ai cru que c’était à cause de vous et que je m’étais trompée sur mes sentiments. Je vous ai menti de bonne foi, et les premiers temps, j’ai pu espérer que mon amour était enfin fixé. Et puis, j’ai dû reconnaître que mon imagination s’était encore moquée de moi…

Je balbutiai :

— Mais, Wanda, peut-être vous leurrez-vous maintenant. Êtes-vous bien sûre que…

— Hélas ! mon cher ami… Excusez-moi de vous retourner le fer dans la plaie, mais il faut que je m’explique une fois pour toutes. D’ailleurs, comprenez-moi bien, ce que j’ai à vous dire n’a rien de blessant pour vous. Je n’ai pas cessé d’avoir une grande affection pour l’ami que vous avez toujours été… Non, ce qui m’importune, ce que je prends en grippe, c’est l’amoureux, c’est le mari futur, c’est l’homme qui se croit des droits sur moi ! Un jour, je me suis aperçue brusquement que je m’ennuyais dans votre société, comme je m’étais ennuyée avec Martial, et alors mon supplice a recommencé. Éloignée, je pouvais encore penser à vous avec tendresse, mais quand l’heure de votre venue approchait, une sourde impatience s’emparait de moi ; le désir fou, violent, d’être seule, de ne pas vous voir… J’avais hâte que vous me quittiez. Après, il me semblait être débarrassée d’un grand poids, d’une intolérable contrainte. Je vous ai caché la vérité tant que j’ai pu, j’ai fait des efforts surhumains pour continuer à vous jouer la comédie. Un jour, je n’ai plus pu y tenir… Il y a en moi je ne sais quelle mystérieuse barrière qui m’empêche d’atteindre le bonheur. Ma volonté n’a rien à voir là-dedans…

Je me levai.

— Adieu, Wanda !

Elle s’écria avec un grand désespoir.

— Avec vous, c’est plus terrible qu’avec Martial. Car je perds, non seulement un amoureux, mais un ami ! Guy, jurez-moi que vous ne m’en voulez pas !

— Je ne vous crois pas responsable de ce que vous avez fait. Adieu, Wanda !

Elle s’empara de mes mains et avec une frénésie passionnée, elle les baisa toutes deux. Je souffris tant en ce moment que je faillis m’évanouir. Mais je me dégageai doucement et je posai mes lèvres sur son front.

— Ne vous en allez pas, me dit-elle humblement. Essayons encore. Qui sait si je ne guérirai pas ?

— Non, lui dis-je, c’est trop tard. Et puis, à quoi bon ? Adieu…

Elle me laissa partir. Et quand, arrivé au coin de l’allée, je me retournai vers elle, je la vis qui sanglotait, la tête cachée dans ses doigts.


Je rentrai chez moi. Je n’avais plus rien à faire de ma vie. J’essayai d’abord de me trouver des occupations machinales, de ranger une armoire, d’établir un fichier pour mes cauchemars. Mais ma peine fut la plus forte. Brusquement, tous les câbles qui me retenaient à quelque chose venaient de se rompre à la fois. J’allai à la dérive comme un bateau perdu. Je n’attendais rien, je ne regrettais rien, je n’aimais rien. J’étais comme enivré d’indifférence. La souffrance me paralysait, m’anesthésiait : je souffrais très peu, mais je ne vivais presque pas. J’étais aussi diminué que le boa qui digère un lapin, que le jongleur qui a raté un tour. Cette torpeur dura presque une semaine. Puis vinrent les jours de colère, les jours de désespoir, les jours de pitié. Je me comparais à Martial Herpin, — quel outrage ! — ou j’arrêtais les circonstances de ma propre mort, ou je débordais de miséricorde universelle.

Le pire fut l’ennui. Il détrôna peu à peu tout le reste. Il s’installa chez moi en vainqueur. Nous fumions notre pipe en face l’un de l’autre. Il me répétait ses banalités coutumières, — quel médiocre causeur ! — tout ce qu’il a murmuré déjà à l’oreille de Job, de Salomon, de Chateaubriand, de Jules Laforgue. Mais, dans mon désœuvrement, j’étais bien contraint de l’écouter. Je préférais encore sa société maussade à celle de mes camarades de café. Ainsi les mois passèrent. J’abandonnai au fil de l’eau ce qui me restait de jeunesse, d’élasticité. Je cessai d’être un écureuil, un guetteur sur sa tour. Je fus admis dans la société des vieilles mousses, des oncles célibataires, des sénateurs. Mon ombre ne creusait plus le sol, elle y pesait à peine comme un oiseau qui va s’envoler. Je ne renouvelai plus mes anecdotes.

Je pensais très peu à Mlle de Vionayves, mais beaucoup à moi. J’évitais de me souvenir d’elle, mais, à tout moment, elle traversait mes rêves, et chaque fois, quand je me réveillais, au sortir du songe qui l’avait ramenée, j’avais l’impression que je venais de pleurer, — de pleurer, en dormant, je ne sais où, ailleurs que sur mon oreiller, de pleurer dans ce lieu clos, inconnu et obscur, où s’écoule peut-être dans le silence notre existence véritable.



Je n’ai jamais revu Wanda. Je voyageai longtemps afin d’occuper ma vie, qui demeurait morne et déserte, angoissante à force de vide et d’involontaire détachement. Puis je repris peu à peu mes travaux, mais avec une certaine indolence qui ne m’a plus quitté depuis.

Quand Martial Herpin sut que je n’épousais pas Mlle de Vionayves, il revint, un soir ; mais quelque chose s’était rompu entre nous ; nous essayâmes en vain de trouver un sujet de conversation commun, puis, devant cet échec, nous nous séparâmes définitivement.

Wanda ne s’est jamais mariée. Ses parents sont morts, son frère et sa sœur, aussi. Elle vit seule et elle erre par le monde. Elle visite les musées et les expositions. On m’a dit qu’elle n’avait pas entièrement perdu sa beauté, mais qu’elle était toute blanche et qu’elle semblait indifférente à tout. Deux ou trois fois, j’ai failli lui écrire, je me suis toujours dit : « À quoi bon ? »

Et voilà quelle est la mélancolique histoire qui repasse lentement devant mon esprit, quand un almanach quelconque m’apprend que c’est le Ier juin, ou quand, par hasard, les accords morbides, troublants ou langoureux de Couperin me viennent aux oreilles. Mais, avec le temps, j’ai fini par haïr toute musique.

Jouy-en-Josas, juillet 1916 —
Mazargues, août 1919.