Simon Kra (p. 213-216).
Notes.  ►


CONCLUSION


Nous nous sommes efforcés, en traits rapides, de faire revivre l’épopée des bandits en auto et l’époque des anarchistes individualistes. À la vérité, il n’est pas possible de tout dire. Il faut que quelques années coulent encore et, peut-être, pourra-t-on ressusciter, dans tous ses détails, dont quelques-uns sont hideux, toute cette tragédie inoubliable.

Comment des jeunes gens pleins d’ardeur, pleins d’enthousiasme, ont-ils pu ainsi s’engager dans la voie du crime et quelles influences les ont déterminés ? Quelles lâchetés écœurantes, quelles délations immondes, quels égoïsmes abominables, ne trouve-t-on point quand on fouille plus avant dans ce sombre drame ? Et quelles bévues n’a pas commises la Justice ? Mais il est des rescapés qui après l’expiation sont entrés tristement dans le rang, qui peinent, travaillent, luttent quotidiennement et ne réclament que l’oubli. Paix à tous ces pauvres diables qui ont payé très cher quelques minutes d’entraînement.

Nous ne nous flattons point d’avoir donné satisfaction à tous nos lecteurs. Nous savons de forts honnêtes gens, banquiers, commerçants enrichis, brasseurs d’affaires, trafiquants, marchands de viande et de poison, des bourgeois, gros ou petits gonflés de préjugés et vêtus d’incompréhension qui s’indigneront véhémentement. Ces petits-cousins du roi Bombance dénonceront notre partialité, estimeront que nous avons trop magnifié le courage et l’énergie des bandits. Mieux encore. Nous aurons, par instants, fait l’apologie du crime et des criminels.

Nous savons des anarchistes qui ne nous pardonneront pas d’avoir insisté sur les petits ridicules de leurs milieux et d’avoir quelque peu raillé certains de leurs apôtres en baudruche.

Nous savons, enfin, de délicats lettrés qui esquisseront une grimace de dégoût devant ce qu’ils appelleront un roman-feuilleton. Un roman-feuilleton fait avec de la vie et du sang, encore chaud de toute la douleur humaine. Ces Messieurs préfèrent s’intéresser aux gestes de Corydon.

Laissons les uns et les autres patauger dans la fiente de leurs critiques. Il nous suffira d’avoir éveillé l’intérêt et heurté la pensée des hommes qui sentent et qui savent raisonner. Car ceux-là verront avec netteté les causes profondes, les causes vraies des conflits qui, périodiquement, dressent des intelligences agissantes contre la société.



La période des Bandits tragiques et des illégalistes n’est du reste pas tout l’anarchisme et tous les anarchistes.

L’anarchisme a une source lointaine et ses lettres de noblesse. Les pères de l’anarchie, ce furent, sans vouloir remonter jusqu’aux utopistes, des sociologues et des écrivains qui s’appelaient Charles Fourier et Proud’hon. Mais, chez ces rêveurs, l’anarchisme ne fut que théorie, spéculation. L’action anarchiste se développa du jour où Bakounine apparut et livra bataille à Karl Marx. Elle se précisa lorsque l’Internationale socialiste jeta à la porte ses frères indisciplinés.

Au début, l’anarchisme n’est que du socialisme anti-autoritaire. Il combat l’État et le parlementarisme. Il est conduit, surtout, par un âpre besoin de critique. Mais, peu à peu, il se scinde en diverses chapelles. On voit pointer le nez de l’individualisme. La critique tourne en rond et s’exerce sur les idées anarchistes elles-mêmes. Stirner, Nietzsche se mêlent à la danse et font un singulier vis-à-vis à Reclus et à Kropotkine.

Lentement les déviations monstrueuses s’accusent.

Au cours de la période ravacholienne, c’est encore l’idéalisme qui domine. Les Ravachol, les Vaillant, les Caserio, les Émile Henry entendent combattre les mauvaises forces sociales et l’organisation collective arbitraire. Mais cette époque, close, après tant de prisons et de bagnes peuplés, l’égoïsme illégaliste s’affirme. Il se complique de scientifisme primaire. Les ravages sont incalculables. L’anarchiste tombe dans mille travers.

D’abord, il rejette l’Utopie Révolution. La masse ne compte pas plus à ses yeux que l’avenir. Il veut vivre et tout de suite. Et après quelques tâtonnements, il se jette, l’arme au poing, contre la société qui le relègue dans le rang des parias.

Et c’est la tuerie, le duel effroyable entre une poignée de téméraires et toutes les forces sociales constituées.

Cerveaux faibles, dira-t-on. Esprits surchauffés, grisés par le mauvais vin des lectures hâtives. Sans doute. Mais examinez la caverne sociale dans laquelle s’étiolent ces hommes. Pesez les inégalités, les injustices, l’intolérable opulence d’une minorité jouissante face à la misère morale et matérielle du plus grand nombre plongé dans les geôles du travail qui tue… Oui, voyez tout cela. Scrutez le visage angoissé et grimaçant de notre admirable Société… Et vous aurez découvert, en dehors des causes purement accidentelles, la vraie logique et la seule explication des Bandits Tragiques.