Simon Kra (p. 203-212).


XVI

LE SURVIVANT


Les cadavres transportés au cimetière d’Ivry donnèrent lieu à une atroce scène. Il n’y eut qu’un simulacre d’inhumation. Deux des corps étaient réservés à l’Académie de médecine. Jusqu’à la fin, les anarchistes « scientifiques » servirent ainsi la science.

Le corps de Callemin fut utilisé pour des recherches de chimie biologique, celui de Monnier pour l’anatomie chirurgicale.

Puis, les jours suivants, on donna connaissance au public de ce qu’on appelait les « Testaments des bandits ».

Monnier avait écrit à son défenseur :


« Je lègue à la Société mon ardent désir qu’un jour, peu lointain, règne dans les institutions sociales un maximum de bien-être et d’indépendance, afin que l’individu, dans ses loisirs, puisse mieux se consacrer à ce qui fait la beauté de la vie, à l’instruction et à tout ce qui est science.

« Je lègue le revolver qui a été saisi dans ma chambre, lors de mon arrestation, à un musée de Paris, comme souvenir d’une innocente victime d’une affaire qui a jeté dans le pays un frisson d’épouvante, et, s’il est fait exécution du présent testament, je désire qu’il soit inscrit lisiblement sur la crosse du revolver, la parole du grand martyr : « Tu ne tueras point. »


Callemin, lui, avait laissé toute une série de papiers recouverts de notes et de réflexions. On y trouvait une étude sur le « crime » qui témoignait de la nature des pensées du prisonnier.


« Et d’abord qu’est-ce qu’un crime ? Ceci n’est pas une plaisanterie ; j’ai pu réfléchir, en effet, d’une façon assez utile en partant de mon cas personnel. Je suis arrivé à des conclusions qui m’ont quelque peu effrayé et que, par conséquent, je n’énoncerai pas. La conclusion définitive qui s’est imposée à moi est celle-ci : c’est l’attentat contre la vie humaine, mais je crois fermement ce corollaire nécessaire : perpétré dans certaines conditions. Je m’en tiendrai à cette formule peut-être trop synthétique pour ne pas devoir dire des choses désagréables. Cela veut dire que parfois la suppression de vies humaines est récompensée d’une façon honorifique, tandis que, dans d’autres cas, l’on voue l’individu à l’exécration universelle. »


Soudy écrivit simplement :


« Moi, Soudy, condamné à mort par les représentants de la vindicte sociale dénommée justice ;

« Considérant et attendu qu’il est de mon devoir de faire part au peuple conscient et organisé du détail de mes volontés dernières :

« 1o Je lègue à M. Étienne, ministre de la guerre, mes pinces-monseigneur, mes ouistitis et mes fausses clefs pour l’aider à solutionner et à ouvrir la porte du militarisme par la loi de trois ans ;

« 2o Mes hémisphères cérébraux au doyen de la Faculté de médecine ;

« 3o Au musée d’anthropologie mon crâne et j’en ordonne l’exhibition au profit des soupes communistes ;

« 4o Mes cheveux au syndicat de la coiffure et des travailleurs conscients et alcooliques, lesquels cheveux seront mis en vente, dans le domaine public et ce, au bénéfice de la cause… et de la solidarité.

« Enfin, je lègue à l’Anarchie, mon autographe afin que les prêtres et les apôtres de la philosophie puissent s’en servir au profit de leur cynique individualité. »


Ainsi chacun s’exprimait suivant ses goûts et sa nature : Monnier déplorant le meurtre, Callemin, philosophant, Soudy gavroche jusqu’au bout et marchant vers la Camarde en lui faisant un pied de nez.



Dieudonné partit pour la Guyane. On n’entendit plus parler de lui. On sut seulement que, par deux fois il avait tenté de s’évader. Cela lui valut d’être jeté dans une cellule de l’île Saint-Joseph.

C’est là qu’un des plus aventureux reporters de notre époque, Albert Londres, put le joindre et l’interroger. Laissons-le parler :


« J’entrai dans le cachot.

« Son cachot n’était pas tout à fait noir. Dieudonné jouissait d’une petite faveur. En se mettant dans le rayon du jour on y voyait même assez pour lire. Il y avait des livres, le Mercure de France, de quoi écrire.

« — Ce n’est pas réglementaire, mais on ferme les yeux. On ne s’acharne pas sur moi. Ce qu’il y a de terrible au bagne, ce ne sont pas les chefs, mais les règlements. C’est des règlements que nous souffrons affreusement. On ne doit pas parler, mais il est rare que l’on nous punisse d’abord. On nous avertit. À la troisième, à la quatrième fois, le règlement joue évidemment. Mais ce qu’il y a de pire, d’infernal, c’est le milieu. Les mœurs y sont scandaleuses. On se croirait transporté dans un monde où l’immoralité serait la loi. Comment voulez-vous qu’on se relève ? Il faut dépenser toute son énergie à se soustraire au mal.

« Sa parole était saccadée. Il parlait comme un coureur à bout de souffle.

« — Oui, je suis ici, mais c’est régulier. Pour ma première évasion, je n’ai rien eu. Pour ma seconde, au lieu de trois ans, on ne m’a donné que deux ans. Je peux dire que l’on me châtie avec bonté. Il me reste encore trois cents jours de cachot sur les bras. Je sais que, s’il y a moyen, je ne les ferai pas jusqu’au bout. Il ne faut pas dire que l’on ne rencontre pas de pitié ici. C’est la goutte d’eau dans l’enfer. Mais cette goutte d’eau, j’ai appris à la savourer. Aucun espoir n’est en vue, et je ne suis pourtant pas désespéré. Je travaille. J’ai été écrasé parce que j’étais de la bande à Bonnot et cela sans justice. J’ai trouvé plus de justice dans l’accomplissement du châtiment que dans l’arrêt.

« Je suis seul sur la terre. J’avais un enfant. Il ne m’écrit plus. Il m’a perdu sur son chemin, lui aussi.

« Il pleura comme un homme.

« — Merci, dit-il. Ce fut une grande distraction.

« Et comme on repoussait la porte, il dit d’une voix secrète qui venait de l’âme :

« — Le bagne est épouvantable. »



Un autre bon confrère, Louis Roubaud, a vu le prisonnier longuement. Il a conté visites et entretiens dans le Quotidien.

Dieudonné lui a dit :

« Je suis resté onze ans et demi aux îles du Salut. J’y ai travaillé de mon métier.

« Les beaux bois de la Guyane étaient mes bons amis silencieux. Avec eux, j’ai passé des heures fatigantes, mais pleines d’oubli, et ils m’ont évité des punitions.

« La punition est souvent le fait des circonstances plus que du bon ou du mauvais vouloir. Des hommes intéressants ont un livret chargé, d’autres dont la fiche est immaculée ne sont pas très recommandables, mais ils ont flatté leur chef, dénoncé leurs camarades. Ils se sont, comme on dit, planqués derrière un pot à tisane.

« Les commandants qui se sont succédé m’ont tous témoigné leur estime. Ils me parlaient comme à un ouvrier, comme à un homme, non comme à un bagnard. Je leur en garde une reconnaissance très vive car ils pouvaient me traiter plus durement s’ils l’avaient voulu. »

« Il expliqua ensuite les raisons de ses évasions :

« La première fois, ce fut en 1919. Ma mère mourait. On venait de refuser la commutation de peine… Je constituais un canot tige léger qui se retourna sur la première vague.

« La seconde en 1919. Ils partirent à cinq sur une échelle attachée à trois tonnelets et furent ballottés quarante-sept heures sur l’Océan avant d’arriver à Iracoubo.

« — La dernière nuit, dit Dieudonné, je fus pris d’une fièvre hallucinante et, dans mon cauchemar je me jetai trois fois à la mer. J’étais bon nageur, le froid me réveillait et je me raccrochais à l’échelle sur laquelle mes compagnons me hissaient.

« Ils se serrèrent tous contre moi pour me réchauffer un peu. Quand nous abordâmes près d’Iracoubo, je ne pouvais plus marcher. Mes pieds gonflés d’eau se déchirèrent et s’envenimèrent dans la vase des savanes. J’abandonnai mes compagnons et résolus de me diriger, comme je le pourrais, vers Saint-Laurent, pour me constituer prisonnier.

« J’ai mis quinze jours avant de rencontrer deux portes-clés de Charvein à qui je demandai de m’arrêter. J’ai refusé de partager la prime avec eux. »


Mais il y a des choses que Dieudonné ne dit pas.

Il ne dit pas comment il opéra un sauvetage dans des conditions plutôt dramatiques. Un transporté, le nommé Azzouy, venait de tomber à l’eau en pêchant à la tortue dans un endroit où pullulaient les requins. Dieudonné, sans la moindre hésitation, se mit à la nage. Rejeté plusieurs fois par les vagues, il s’acharna. Il réussit à ramener le naufragé vivant.

Mais si Dieudonné ne parle pas de cela, son dossier en fait mention. Le ministre de la Justice peut le lire.

Il y a encore autre chose dont Dieudonné ne souffle mot. Pas la moindre allusion. C’est le drame sentimental qui se joua dans sa triste existence.

Dieudonné avait une compagne qu’il adorait. Un jour cette dernière, prise de folie, l’abandonna. Elle rejoignit un autre homme, un anarchiste devenu son amant. Dans les milieux anarchistes, l’amour libre est la loi ; chacun comme chacune est libre de son cœur et de son corps.

Dieudonné s’inclina. Mais une affreuse souffrance le torturait.

Plus tard, il écrivit à M. Michon pour lui parler de l’épouse perdue. Il aimait toujours cette femme. Il disait :


« Pour ne pas me laisser dominer aveuglément par la passion que je ressentais et que je ressens toujours pour la seule femme que j’ai véritablement aimée, il m’a fallu déployer toute la volonté dont un homme peut disposer. Je l’aimais tellement… que le jour maudit, où elle a rencontré l’hypocrisie, où elle s’est laissé dominer par la flatterie, j’ai vu rouge… mais je l’aimais trop encore, et je respectais trop sa liberté, je me suis défendu de la faire pleurer… J’ai souffert… et je suis parti. Mais de combien s’en est-il fallu pour que ma passion ne devînt un drame ? Peut être seulement un peu de hasard et c’est heureux… »


Il a souffert et il est parti. Tout l’homme est là. Et dans ses « Souvenirs », il ne dira rien de cette aventure qui montre — qu’en pense-t-on ? — le « bandit » sous un jour tout à fait nouveau.

Mais l’épouse ? Elle a compris toute l’étendue de son erreur et de sa faute. Elle a compris quel était l’homme qu’elle avait perdu. Et elle le réclame obstinément. Elle le réclame à ses amis, aux autorités, aux journalistes. Elle le réclame pour elle et pour l’enfant qui a grandi. Elle lui a consacré un foyer, un intérieur où le rescapé pourra venir goûter un peu de repos — sinon le bonheur total et sans mélange.



Faut-il insister sur Dieudonné ? Ceux qui l’ont approché l’ont compris. On a pu voir, selon les propres expressions dont il se sert dans une lettre, qu’il fut anarchiste sincèrement, loyalement.


« J’ai cru à l’harmonie idéale entre les hommes par le seul fait de leur bon vouloir et de leur intelligence, c’est-à-dire sans le recours de l’autorité. J’ai été anarchiste comme on est chrétien ou juif ou musulman. J’ai cru en l’anarchie. »


Vous entendez cela. Il a cru. C’était un croyant. Et ce croyant, on l’aurait mené où l’on aurait voulu.

Jusqu’où l’a-t-on conduit ? Jusqu’au meurtre. Non. La violence le faisait sursauter d’horreur.

Jusqu’à accepter certaines complicités morales ? Jusqu’à mettre la main à certaines tentatives illégalistes ? Peut-être ! Il était anarchiste. Il croyait. Il a pu marcher, accepter de receler des objets ou des armes, faciliter les méfaits de camarades, hospitaliser des réprouvés… Crimes évidemment, du point de vue de la morale sociale et des gendarmes. Crimes. Mais le Code est là qui les pèse et les estime, ces crimes. Ça vaut quelques années de prison, au maximum.

Or, il y a plus de douze ans que Dieudonné est au bagne. Et il y est pour un crime dont on l’accuse faussement. Il y est pour sa participation à l’attentat de la rue Ordener, alors que de tous côtés se sont élevées des voix pour l’innocenter, alors que rien, absolument rien n’a pu être prouvé contre lui.

On l’a arraché à l’échafaud. Mais c’est pour le jeter dans les tortures et les affres d’une mort lente et ignominieuse.

Ceci ne vaut guère mieux que cela.