Georges Crès et Cie (p. 79--).

DANS LES BRAS
DE MES BELLES AMIES


L’effroi qui nous vint du vacarme de la rue réconcilia mes trois maîtresses qui se vinrent incontinent blottir à l’entour de mon col en poussant mille cris d’oiseaux qui auraient ouï derrière un buisson une conversation de vénerie.

Je leur donnai plusieurs raisons tirées de la logique et propres à les rassurer touchant le danger que courait la ville de Bade par le fait de ces Vandales ; cependant, j’avisais quelques moyens sérieux de nous mettre à l’abri de leurs torches, brandons, piques et armes de toute nature.

— Le plus sûr, opina madame de la Tourmeulière, qui tenait quasi clos ses beaux yeux mourants, serait de nous aller loger tous les quatre sous les courtines du lit de notre chère Bianca Capella, qui est le plus grand et le plus moelleux de la maison, et de nous y tenir soigneusement bouchées les oreilles, comme on le fait pendant l’orage.

On ne trouva rien à reprendre à une proposition d’une ingénuité si gracieuse et on l’exécuta sur-le-champ d’un commun accord. Et il faut avouer que les idées d’une apparence si modeste ont souvent de l’à-propos et de l’efficacité, car à peine avions-nous rabattu les étoffes sur notre groupe tendrement uni, que la notion du péril badois avait fui à cent lieues de nos esprits et de nos sens.

— L’amour, dit soudain madame Bianca Capella, est le premier de tous les biens.

— Reste à savoir, madame, comment vous entendez l’amour, dont le sens est complexe…

— Je l’entends, dit-elle, comme je le fais !…

— En ce cas, madame, fis-je en m’inclinant, c’est le premier de tous les biens ; et mesdames de la Tourmeulière et de Bubinthal contiennent la source vive du deuxième et du troisième de tous les biens…

— Ah ! mais !… Ah ! mais !… réclamèrent tout d’une voix la Présidente et la Margrave.

— …C’est que, continuai-je, en m’adressant toujours à mon admirable cousine, c’est qu’il est bien évident que ces dames ne le font point comme vous…, tout à fait ;… en sorte que voici déjà trois sortes d’amour qu’il y aurait fruit et agrément à classer comme il convient, auparavant que de répondre, madame, à votre postulat, d’une manière un peu philosophique…

— Voulez-vous signifier par ce ton plaisant, dit madame Bianca Capella, qu’il n’y a point de moyen de se mettre d’accord dans la discussion sur le sujet de l’amour ?

— Non pas ! madame, mais je veux donner à entendre tout bonnement que l’on ne discute jamais que les points sur lesquels on est assuré par avance de ne pouvoir pas tomber d’accord ; et que l’amour nous offre une occasion sans comparaison de tâter préalablement si l’on peut y tomber.

— Bravo ! bravo ! firent à la fois les trois belles amies.

— Pardieu ! mesdames, j’ai idée que la conversation fut donnée à l’homme par manière de superfétation, et dans le but de combler les vides qui se creusent, en vertu de sa faiblesse, entre ses actes, lesquels sont seuls agréables à Dieu.

— Ha ! ha ! dit en riant madame Bianca Capella, les conversations du genre de la vôtre, mon beau cousin, et qui tendent si droit à l’accomplissement de belles actions, doivent être aussi agréables à Dieu !…

Notre entretien fut coupé. Combien de circonstances dans la vie où un silence si sagement et si vite amené produirait de beaux fruits, en épargnant à notre ouïe grand nombre de sottises !

Madame de la Tourmeulière aimait à jouer, de son joli pied blanc, avec les mouches qui voltigent dans l’air jusqu’au cœur de la nuit, quand l’éclat des lumières les éveille. Je m’étonnai tout à coup de voir une si vive clarté par le défaut des courtines et le joli pied de madame de la Tourmeulière se livrant parmi cent bestioles à son divertissement favori.

— Par la Madone ! fis-je en me dressant sur mon séant, les bourgeois de Bade ont mis cette nuit-ci du bois sec en leurs cheminées, et je renifle une odeur de roussi comparable à celle qui dut venir du diable la première fois que l’on lui flamba les mollets !

Nous nous précipitâmes à la fenêtre. Ces dames, de qui l’esprit était tourné d’une manière avantageuse, battaient des mains dans l’espoir de quelque fête vénitienne organisée à l’improviste.

— Ah ! mon Dieu ! s’écrièrent-elles, avec surprise, voici l’Hôtel de Ville qui brûle aussi aisément qu’une bourrée de bois mort !

— Heureusement, fis-je, que les citoyens badois sont prompts, agiles et remplis de courage, et ils auront tôt fait d’enrayer cette catastrophe abominable. Voyez-les d’ici qui grimpent par les fenêtres et jusque sur les toits, se suspendent aux poutres et à la poulie des lucarnes au péril de leur vie, enfin emportent les femmes et les jeunes filles entre leurs bras vigoureux !…

— Holà ! fit observer madame de Bubinthal, de qui la vue était perçante, m’est avis qu’ils ont moins de mérite que vous ne le pensez, mon bel ami : regardez-moi, je vous prie, ceux-ci qui sont là-bas dans le voisinage de la fontaine qu’éclaire en plein l’incendie ! Si c’est là leur façon de sauver les femmes et les jeunes filles, je m’en veux aveugler les yeux pour le reste de ma vie !

En effet, nous distinguâmes des scènes regrettables autour de la fontaine où j’avais vu durant le jour mon homme nu marchander misérablement la vertu des demoiselles badoises. Je n’eus pas de surprise à le reconnaître lui-même au milieu de la bande de forcenés qui était passée sous nos fenêtres à la fin du repas. Et l’eau qui coule par le tuyau de cette fontaine durant l’espace d’un demi-siècle ne suffirait pas à lessiver la honte qu’y déposa ce personnage à figure patibulaire et diabolique. Je passerai toutefois sous silence les plus vilaines actions que je lui vis commettre, à présent que vous connaissez qui il est et de quelle dignité il est revêtu.

Sachez seulement que nous lui vîmes mettre le feu à plus de douze maisons hormis l’Hôtel de Ville qui était déjà à moitié consumé, et cela fait, et à la faveur du tumulte, briser, piller, voler le mobilier et le trésor des habitants, étrangler enfants, hommes et vieillards et emporter sous le bras le corps des femmes évanouies, avec autant de facilité que je le vis faire des deux sacs de monnaie par quoi il débuta, sous mes yeux, dans les forfaits.

Madame Bianca Capella opina que cet énergumène était à coup sûr un grand criminel, mais qu’il avait une ardeur assez louable, à son gré.

— Ma bonne amie, lui dis-je, priez Dieu qu’il vous en épargne le feu, car cet homme-ci ne peut rien toucher qui ne soit immédiatement dévolu aux flammes de l’enfer.

Mesdames de la Tourmeulière et de Bubinthal poussèrent un profond soupir en même temps que ma superbe cousine, et elles dirent qu’à la vérité il était bien dommage qu’il en fût ainsi, car la grande activité est méritoire, et parmi des résultats bien différents, comme il était visible à cette heure, elle en produit de très heureux…

— Voulez-vous, dis-je, que je fasse signe à l’homme nu afin qu’il se presse de venir de ce côté-ci avec toute l’ardeur et les brandons qu’il a, et que, ayant mis le feu à votre gentille maison, il vous voiture jusqu’au bord de la fontaine ?…

— Brrr !… brrr !… firent-elles en se trémoussant comme des chattes ; et elles se vinrent suspendre à nouveau alentour de mon col.

— Ce n’est pas, dirent-elles, que nous tenions précisément à ce que cet homme nu vienne ici avec ses brandons ; mais nous livrerions volontiers notre gentille maison au pillage et aux flammes de ce satyre pour que vous lui ressembliez par quelque côté !…

— Tudieu ! fis-je, mesdames, il me vient par instants des nausées de la nature abandonnée à ses déportements naturels ; je me prends à douter de la qualité du parfum qui vient de vos cheveux et de vos épaules, et j’ai dessein de quitter Bade pour réintégrer le saint Concile !…

Ce disant je rompis le cercle immodeste de ces bacchantes et m’échappai par la fenêtre, fort courroucé des blessures que souffrirent cette nuit les bonnes mœurs et la décence badoises.

— Ah ! ah ! ah ! le pauvre petit ! criait-on derrière moi, il n’est point capable d’allumer le flambeau de l’amour autant de fois seulement que cet homme nu incendia de maisons !

Et mettant leurs mains en cornet sur leurs bouches, mesdames Bianca Capella, de la Tourmeulière et de Bubinthal appelaient à grands cris ce vampire, en dépit de tout sentiment pudique.