Georges Crès et Cie (p. 89-100).

LA PELOUSE


L’air était frais et léger. Je me promenai dans la ville et je fis la remarque que plusieurs maisons notables y fumaient encore (notamment l’Hôtel de Ville où je vis naguère si bien logé Frère Jérôme) et qu’un grand nombre d’autres avaient été enfoncées et mises au pillage. Je considérai la probabilité qu’à la suite de mon absence de l’hôtellerie du Guet-Apens, je n’y retrouvasse point ma sacoche ni de quoi remettre de l’ordre dans mon habit ; ceci pour le cas où l’hôtellerie fût encore debout. Pour le cas contraire, qui était vraisemblable, autant valait m’aller étendre au bord de l’eau où il y a une pelouse beaucoup plus sûre et rapprochée que mon lit. Et, nonobstant mille embarras dont la vie est remplie, je rendis grâce à Dieu avant que de fermer l’œil.

Cette pelouse a une tendre déclivité qui va jusques à la rivière, joli cours d’eau un peu vif, mais limpide et permettant que l’on s’y baigne, ce que l’on fait couramment dans la bonne saison. Je dormis un temps assez convenable, si j’en juge par la hauteur qu’occupait le soleil quand je le vis en m’éveillant brusquement au sein même de la rivière, et d’une façon malhonnête et désagréable. Mon premier sentiment, quand je me sentis plongé dans cette humidité, fut que j’y avais été amené petit à petit par le moyen des mouvements que l’on exécute durant le sommeil qui suit les fortes agitations. Mais je vis, hors de la pelouse, décamper plusieurs personnages dont j’avisai principalement un, qui portait, à environ trois pouces de la fesse gauche, la marque de mon ami Lorenzo Valla, ainsi que je l’observai finement, quoique de loin. Au surplus, je ne tardai pas à être informé par la chère petite Lola Corazon y las Pequeñecès qui était parmi eux et qui, n’ayant pas eu le loisir de fuir aussi rapidement que ces messieurs, s’était résolue soudain à passer de mon parti, et se tenait accroupie au bord de l’eau, bien jolie comme à l’habitude, et son petit carré de lin posé je ne sais où.

— Vous n’êtes point mort ? fit-elle, avec simplicité, en me voyant gigoter dans le courant.

— J’en suis bien aise, par ma foi ! puisque je vous revois, petite Lola, et quoique fâché de contrarier les desseins de…

— Ces messieurs, dit-elle, gageaient en effet, en s’en allant, que vous ne toucheriez ni ce bord où je suis parmi des pâquerettes, ni cette bouche que j’ai tout de même plaisir à vous laisser prendre, malgré que vous soyez pareil à un linceul issu de la lessive…

— Ah ! Lola ! ces pâquerettes ne se relèveront pas et demeureront fanées pour avoir été tant seulement une fois touchées de votre mignon pied ; et considérez combien il faut que cette autre petite fleur qui est votre bouche soit de vertu éminente pour se garder si fraîche sous un si grand commerce !…

— Je n’y ai point de mérite ! dit-elle.

La chère enfant se défendait de mes compliments ! Je la baisai ; et nous devisâmes tranquillement, sur l’herbe et au seul bruit de l’eau, de l’attentat qu’elle et sa compagnie avaient commis contre moi.

— Ainsi donc ! adorable Lola, dis-je en tapotant la chair ferme de son épaule, vous alliez tremper dans une action que la Sainte Église n’approuve point communément ?

— Ah ! dit-elle, j’aurais beaucoup regretté les bons moments que je vois bien à cette heure que je ne manquerai pas de passer avec vous avant qu’il soit longtemps ; mais ces messieurs sont fortement prévenus contre votre personne, outre qu’ils avaient ce matin la main faite par tout l’exercice de cette nuit ; il faut avouer aussi que vous dormiez là d’une façon favorable…

— Baillez-moi ces petites quenottes que je vois là et que je veux baiser encore une fois !… Bon !… Et vous disiez, Lola, que ces messieurs ne m’ont point en bonne odeur. Ah ! que j’ai failli en avoir de l’ennui ! Mais d’où vient leur ressentiment ?

— C’est, dit-elle, de ce que vous avez mis à Lorenzo Valla une mauvaise marque en un endroit qui, sans cela, aurait de l’avantage. Quant à l’homme nu…

— C’était lui ?

— C’était lui, qui ne me quitta, hier, à la suite de l’inconvénient d’avoir soldé la dépense de la porte que vous défonçâtes, vilain jaloux, qu’après que lui fut tombée dans les bras, par une fenêtre, une certaine demoiselle du pays qui se dit dans la grande nécessité d’être sa servante, et passa la nuit à lui fouiller sous l’aisselle, je ne sais pourquoi…

— Ha ! ïaïe ! ïaïe ! je le sais, moi !

— En ce cas, vous feriez bien de le dire, et à moi plutôt qu’à cet homme nu, car il n’a aucun goût à vous voir…

— J’en ai l’idée !

— Pourquoi donc ?

— Lola ! je vous le dirai dans l’oreille, un jour que je serai suffisamment pris de vin pour vous confondre, en confession mentale, avec Notre-Dame-la-Vierge ! Mais, dites-moi, Lola, connaissez-vous cet homme nu ?

— Je le connais pour l’homme nu, et pour accomplir les fonctions d’un homme nu…

— En ce cas, vous ne le connaissez pas !

— Je vous trouve plaisant.

— Ha ! aussi bien, Lola, vous êtes trop jolie pour causer billevesées, plaisantons d’autre sorte !…

— Je veux bien, répondit-elle.

Nous n’avions pas commencé de donner un sens à ces mots, que nous nous vîmes entourés d’un cercle imposant de personnes ayant tous les caractères d’une fâcheuse disposition à l’égard de nos agréments. Je saisissais mal la langue en laquelle il n’était que trop évident qu’ils échangeaient leur courroux, et qui est tudesque et barbare. Lola, qui a toutes sortes de connaissances, m’en rendit sensibles quelques expressions assez pourvues de signification. Ces gens-Là étaient les Badois de qui les maisons, cette nuit-ci, avaient été brûlées ou défoncées et mises au pillage. Et ils n’avaient pas évidemment perdu la mémoire des belles formes de Lola Corazon y las Pequeñecès qui avaient animé récemment ces scènes de brigandage, et s’étalaient pour l’heure à la face du soleil et sur cette pelouse verdoyante. Quant à moi, qu’ils me prissent pour l’homme nu, dans l’état où je m’étais mis par le fait de mon bain matinal premièrement, et secondement par celui de la présence de l’ardente Espagnole, il n’y avait point d’espoir qu’ils y manquassent. Et je recommandai mon âme à Dieu pour la deuxième fois depuis le lever de l’aurore, regrettant toutefois de n’avoir pas eu le loisir de prouver à la petite Lola que je lui pardonnais ses péchés contre moi. J’aurais aimé aussi revoir avant que de trépasser, la signora Bianca Capella et mesdames de la Tourmeulière et de Bubinthal que je savais si fâchées à mon endroit ; et même la petite personne au bavolet ou la servante, sans compter celle que je n’ai vue qu’une fois, hélas ! et trop peu de temps, et que j’avais crue vêtue en tout de l’étole de monsieur l’évêque…

Je ne sais si c’est par l’approche du danger que j’eus un instant la vue troublée de l’apparence de quelqu’un qui ressemblait à s’y méprendre à cette petite dont j’ai parlé en dernier lieu, et qui se faufilait parmi les groupes de nos bourreaux comme fait une puce dans les replis d’une courtepointe. Je m’écriai et oubliai tout, en la pensée que cette personne était bien la première qui m’était apparue lors de mon arrivée à Bade, au seuil de l’Hôtel de Ville ; et je n’avais point recueilli mes esprits que je vis Frère Jérôme aussi parmi les bourreaux.

— Tout va bien ! dis-je à Lola qui ne se mettait point trop martel en tête, ayant reçu de la nature de bons moyens de se tirer des embûches des hommes. Tout va bien ! repris-je, car je vais me recommander de monsieur Gerson qui couche à côté de moi et qui a dépouillé magistralement la doctrine de Frère Jérôme, ce dont cet apôtre est assez satisfait.

J’allais précisément m’avancer vers le théoricien de la Vérité et je tenais ma cause pour gagnée grâce au nom de monsieur Gerson ; mais je vis au Frère une si mauvaise figure que je n’eus point l’audace de faire un pas de plus en avant.

— Ah ! dis-je à Lola, que n’ai-je affaire à monseigneur l’Électeur de Bavière, à notre bon ami Valla ou même à quelque pape déposé ou digne de l’être ; je leur donnerais à entendre quelque bonne farce bien grasse et j’aurais du goût, en vérité, de déjouer leur astuce ! Mais tous ces disciples de Frère Jérôme vous viennent brancher avec la même désinvolture qu’ils vous bailleraient une aubade, et ils sont plus nombreux que les iniquités insignes de celui pour qui il est clair à présent que je vais endurer le martyre ! Il est non moins certain qu’un lieutenant de police, s’il y en avait à Bade, m’aurait déjà tiré de plusieurs mauvais pas. Je me prends à douter de l’excellence de ces mœurs. Las ! embrassez-moi, Lola ! j’aperçois le bout de la corde qui nous soutiendra tout à l’heure à la maîtresse branche de ce pommier… Tout de même, je mourrai donc avec le regret que tous ces gens-là ne sachent point, ni vous non plus, Lola, qui est l’homme de qui je commence à expier les forfaits : j’ai idée qu’ils en seraient stupéfaits et y perdraient la force de nous pendre !…

— En effet, dit Lola, ils sont sensibles à la Vérité.

Enfin je m’apprêtais à lâcher le nom de ce personnage, quand tout le monde fut distrait par un bruit de coassements comparables à ceux que font les grenouilles dans les marécages. Nous nous retournâmes tout d’un trait du côté d’où venait ce bruit aquatique, et je ne fus pas peu surpris de reconnaître monsieur Gerson qui s’exerçait bénévolement à prendre des grenouilles à la pipée. Il était, lui aussi, nu comme un ver, contrairement à son habitude, à cause de la disgrâce de son physique, qui soudain prêta à rire à ceux-là même des Badois qui avaient les mines les plus renfrognées. Il faut dire qu’il s’était fait dessiner par tout le corps des signes cabalistiques et qu’il exécutait au bord de l’eau les gestes les plus en opposition avec ceux d’un chancelier de l’Université. Il nous avertit qu’il était fortement revenu de l’efficacité de la connaissance, à la suite d’avoir dépouillé les traités de Frère Jérôme jusqu’au squelette, si l’on peut s’exprimer ainsi, et qu’il était là depuis le matin, sur l’avis d’un grand nécromancien tout nu qui lui avait affirmé que toute la philosophie était de bayer aux corneilles et d’accomplir quelques menues pratiques de la Magie, pourvu que l’on vînt lui apporter à l’heure du déjeûner un bon plat de grenouilles dont il était friand. Personne ne douta que tant d’innocence ne fût le revêtement habile d’un bel et bon forfait, et on lui tomba dessus, pendant que l’on nous rendait, Lola et moi, à nos premiers ébats. J’aurais assurément plaidé la cause de monsieur Gerson, si je ne me fusse avisé qu’il avait lui-même manifesté bien de l’indifférence toute la matinée, durant que, par deux fois, j’avais été mené à deux doigts de la mort, lui étant là, à ses grenouilles.