Les Bains de Bade/07
LE SOUPER
’arrivai chez mes belles amies, en état de
grand essoufflement, à la suite de mon affaire
de l’homme nu. On m’avertit qu’elles étaient encore
à la toilette.
— C’est, dis-je, par ma foi, une occupation qui me tiendra éloigné de ces dames à mon grand regret. Néanmoins, je me reposerai, en les attendant, de plusieurs émotions violentes. Et j’avisais un siège qui me semblait propre à cet effet, quand j’ouïs plusieurs voix qui lançaient mon nom confusément d’un cabinet voisin :
— Pogge ! petit Pogge ! eh quoi ! nous ne voulons pas être privées un seul instant de votre compagnie ; mais, comme nous sommes à barboter dans les eaux de la toilette et dans mille petits soins, nous vous allons faire bander les yeux et amener parmi nous !
Elles n’avaient point fini de parler qu’une petite servante, de qui je n’eus pas seulement le temps de regarder le museau, me passa sur les yeux un épais foulard de soie et me mena par la main dans une pièce qui sentait extrêmement bon. Ce furent tout de suite de grandes exclamations ; puis je sentis trois bouches bien fraîches se poser successivement sur mes lèvres, sans que je pusse toutefois distinguer nettement de qui était chaque baiser, par la raison que je ne les avais pas suffisamment éprouvés. On me gronda, me fit honte d’être si peu avisé.
— Çà ! mes mignonnes, revenez donc, je vous prie, et j’y aurai, je gage, plus de discernement à cette fois !
Car aussi bien j’avais négligé d’y mettre la main.
— C’est tricher, dirent-elles, cependant que je recevais par le moyen du sens tactile des notions de ces personnalités diverses.
— Ah ! par madame la Vierge, je veux que l’on me coupe la main droite, et d’un bon couperet effilé, si ceci n’est pas à ma belle cousine, et cela à madame de la Tourmeulière qui est sans pareille par cet endroit, et il n’y a qu’à madame de Bubinthal que je puisse ceindre la taille de mes deux mains.
— Ho ! firent vivement chacune de ces dames, comme si mes compliments ne les eussent point satisfaites.
— Pardieu ! mesdames, si les Grâces eussent été pareillement accomplies chacune, il était bien superflu de les établir au nombre de trois ; et Dieu lui-même nous fournit l’exemple de quelqu’un d’ingénieux, à n’en pas douter, et qui ne fut bien content de soi que lorsqu’il se put compter soi-même jusqu’à ce nombre qui contient, j’en suis assuré, quelque vertu secrète…
— Est-ce à dire que si nous n’étions toutes les trois réunies, nous ne représenterions à vos yeux rien qui vaille ?
— Hélas ! mes yeux sont présentement emprisonnés d’une façon bien importune et je supplie qu’on les dégage.
— Nenni, nenni !
Je fis quelques vaines tentatives ; je luttai de la main contre des bras d’une excessive douceur, ce qui détourna la conversation qui commençait d’avoir de petits points embarrassants vis-à-vis de mes trois maîtresses et valut mieux pour l’oubli de mes fatigues que tous les sièges de la maison.
— Mesdames, fis-je aussitôt que je pus souffler, si l’hypocrisie n’était si fortement réprouvée par la Sainte Église, je serais tenté de la classer parmi les vertus théologales…
— Fi ! ce que vous dites là, monsieur, est bien affreux ! Eh ! mais, s’il vous plaît, à qui vîtes-vous de l’hypocrisie si aimable ? ajoutèrent-elles d’un air piqué.
— Tout beau ! tout beau ! ce n’est pas à Bade assurément ! Et c’est, dis-je, parce que je viens de voir quelqu’un qui, ayant lâché toute hypocrisie, passa soudain de sujet d’édification à celui du plus grand scandale !
— Mais, observa l’une de ces dames, vous connaissez par Frère Jérôme que ce n’est pas ici la coutume de demeurer masqué ?
— Pardieu ! madame, il reste à s’entendre sur ce qu’on entend par ce mot, et si l’on est masqué lorsque l’on couvre sa nature véritable comme on le fait à Venise, par exemple, et un peu partout, — et si communément que l’apparence se fait plus familière que la réalité, — ou bien lorsque l’on met son visage tout à l’air, comme c’est ici l’usage. Diverses circonstances m’inclinent à penser que le meilleur masque est d’aller tout nu.
— Tout nu ! prononcèrent d’une même voix ces dames sur un ton d’alarme et dans le temps qu’elles se précipitaient du côté des bahuts dont je respirai la bonne odeur de linge embaumé de pommes de paradis. Je distinguai bien aussi qu’un grand cri retentissait dans l’antichambre. Cependant je priais que l’on m’enlevât mon bandeau de soie, ayant besoin de toutes les forces de ma vue dans le cas d’une alerte. Mais il était fortement assujetti et je continuais à me démener comme un beau diable au chevet d’une nonne, en faisant : Qu’est-ce ? qu’est-ce ?
— C’est… c’est, firent-elles, que, pour accoutumé que l’on soit de n’aller ici vêtu que d’un petit carré de lin, il y a quelque soudain malaise à s’apercevoir que l’on n’a pas celui-ci… et… et, maintenant, nous l’avons !
— Ah ! traîtresses ! ah ! pendardes ! que n’ai-je reçu d’un sorcier le don de seconde vue, pour l’occasion où la première est embarrassée si mal à propos ! Mais qui donc a crié si fort dans l’antichambre ? on eût dit d’un chat à qui l’on coupe l’usage de son privilège naturel…
— Ha ! fit quelqu’un, je gage que c’est cette petite sotte de servante qui est du pays, et ne nous parle depuis tantôt que d’un homme nu qu’elle rencontra !
Je ne pus retenir une exclamation.
— Eh ! quoi ! voici que vous vous écriez vous-même à la façon de cette servante ?
— Mesdames, j’allais précisément vous entretenir de cet homme nu…
— Où est-il ? qui est-il ? firent à la fois la signora Bianca Capella ainsi que mesdames de la Tourmeulière et de Bubinthal.
Ce disant, elles m’enlèvent mon bandeau, et je m’aperçois qu’elles ont revêtu pour le souper l’habit qui me pouvait être le plus agréable après la détermination de n’en point du tout revêtir : à savoir un petit carré, à la mode de Bade, mais qui, au lieu d’être de lin, était d’une belle soie assez fine et colorée à plaisir. Je crus découvrir un parterre de fleurs, et je vous confesserai que je vis mieux. Enfin, je recueillis tous mes sens qui n’étaient que trop dispos au dispersement, et je les employai au soin de raconter de mon aventure ce qui ne m’en parut point passer les bornes de la bienséance. Ceci nous prit une partie du souper, et je bénissais mon homme nu de me donner l’occasion de prendre pacifiquement ma réfection, nonobstant le feu de mes trop belles hôtesses ; et l’on entamait déjà des gelées de couleur ; et j’avais bu, pour le moins, une quarte de vin, quand madame de Bubinthal, qui était la seule à ne me pas toucher de près, me faisant vis-à-vis, se pencha quasiment sur la table, en sorte que ses pieds taquinaient le dossier de son siège. Elle dit qu’elle se sentait envahie par la tendresse.
— Pour l’homme nu ? fis-je en manière d’ironie.
À ce mot, la servante, à qui je n’avais point pris garde, laissa choir la desserte et s’affaissa privée de l’usage de ses sens.
— La qualité de cet homme, poursuivait toutefois madame de Bubinthal, n’est pas pour déparer un bel ensemble de vertus !
Elle m’avait joint, en se glissant parmi des compotes et des pâtisseries, et me flattait le menton du bout de ses doigts menus. Ce que voyant, madame de la Tourmeulière, qui était à ma gauche, et la signora Bianca Capella, à ma droite, se mirent en position de me caresser les cheveux et le visage. Nous nous rapprochâmes tous sensiblement et bénîmes le ciel badois qui nous valait le loisir d’exprimer avec tant de liberté la chaleur de nos inclinations.
Je ne sais comment il se fit que, dans l’embarras de nos mouvements divers, qui sont toujours plus précipités vers la fin des repas qu’au début, ces petits carrés de soie fine et de belle couleur, que je me prenais à considérer philosophiquement comme les derniers remparts de la convention qui n’était point ainsi tout à fait abolie à Bade, quittèrent le col de mes amies et devinrent je ne sais quoi et je ne sais où, mais sans laisser l’obstacle le plus médiocre entre ma vue et la matière substantielle de ces trois beautés. Comment se fit-il donc néanmoins que ma vue se troubla au point que je m’imaginai voir soudain une mêlée furieuse de ces beaux bras, de ces beaux tetons, de ces beaux cheveux, enfin de toutes les ardeurs de ces personnes admirables, et qui n’avait d’égale que les célèbres luttes guerrières que l’antiquité nous rapporte ? J’en conclus cependant, et peut-être à la légère, que mes maîtresses étaient munies d’un secret venin de jalousie qui les mettait aux mains dès l’instant qu’elles étaient au véritable naturel, ce qui n’a pas lieu trop souvent, même à Bade, et il en faut louer Dieu !
Un seul homme est bien faible contre trois femmes qui s’avisent de manifester leur opinion sincère : et je n’osais toucher à toute cette mouvante beauté. Je les exhortais à la paix par des paroles qui tombaient comme de l’huile sur le feu. Leur échauffement, en outre, répandait une odeur de confusion qui me rendait assez malpropre à tout effort, et j’allais me mettre à verser des larmes à cause de ce que j’apercevais sur ces dames, d’emplacements magnifiques qui petit à petit se maculaient de horions. Un grand bruit vint tout à coup de la rue, qui arrêta tous les mouvements, à quoi vous reconnaissez qu’il était violent.
Nous vîmes alors la servante, qui était évanouie, se relever d’un bond, courir à la fenêtre, l’ouvrir, crier : « C’est lui ! » et se précipiter dans la rue.
Elle avait reconnu l’homme nu qui passait à la tête d’une bande de forcenés.
J’aurais aimé, vu le tumulte de mes maîtresses, à me retirer en même temps que cette petite, qui ressemblait à s’y méprendre à la jeune fille au foulard et au bavolet. Mais je pensai qu’elle s’était rompu les os en tombant par la fenêtre.