Les Bains de Bade/04
LE PIQUE-NIQUE
la vue de ces trois beautés, je crus pour la seconde
fois de ma vie, mon cher Niccolo,
que votre Pogge allait défaillir. Car on n’imagine
point de groupement aussi efficace sur l’âme et
sur tous les sens, que celui que forment la signora
Bianca Capella avec mesdames de la Tourmeulière
et de Bubinthal. Je vous ai dit ce qu’elles
étaient quand je les rencontrai dans une des rues de Bade ; eh bien ! apprenez qu’elles me parurent
plus admirables dans ce bain, dans le voisinage
d’un grand nombre de personnes fort jolies et
jusque même de Lola Corazon y las Pequeñecès.
Vous pourrez me suspecter de complaisance à l’endroit de ma belle cousine, pour qui personne à Florence n’ignore, hélas ! ma passion constante et retenue. Mais pour ces deux nobles amies, vous ne sauriez douter de la peinture que j’en ferai, par ce qu’il serait au moins extraordinaire que l’on se pût enflammer jusqu’à l’aveuglement en faveur de trois ou quatre personnes à la fois. Et jugez s’il vous plaît de ma sincérité par l’hésitation que j’ai à seulement les dépeindre aussi touchantes que je les vois.
Il fut d’abord bien évident, au transport de notre cercle aquatique et aux applaudissements de la galerie, que tout le monde rendait à nos trois grâces les égards qui conviennent à des divinités. Mais comment vous rendre ma confusion dans l’instant même de ce premier tumulte, quand je vis ces majestés venir à moi, incontinent, les bras levés, et m’embrasser avec autant d’aisance et de ténacité qu’elles l’avaient fait dans la rue de Bade et dans la seule présence de mon voleur. Les événements s’étaient succédé avec une telle rapidité depuis vingt-quatre heures, que je n’avais guère eu le loisir de repenser comme il convenait au bon goût de cette triple étreinte. La signora Bianca Capella, en la renouvelant, m’en rendit le sens aussi clair qu’il l’est que son illustre mari est cocu, ou le sera, pensais-je, devant que le soleil ne soit couché.
— Çà ! mon beau cousin, dit-elle, étant à Bade pour ne faire qu’à ma guise, il me plaît de vous y montrer que je vous aimai dès Florence. Las ! je ne vous en laissai rien paraître, non plus que je ne le ferai dès que je serai rentrée dans cette ville. Mais si vous êtes constant, vous me retrouverez chaque année dans le paradis que voici, et où je serai, si vous voulez bien, votre maîtresse, concurremment avec cette jolie Espagnole, et avec mes deux chères amies, qui, unies à moi par les liens de la beauté et par de communs penchants, se sentent assez naturellement portées vers vous, petit Pogge !
L’assemblée applaudit ce discours qui n’avait point été, comme vous pensez, chuchoté à l’oreille avec toutes les sortes de mines confuses que prennent nos maîtresses, dans les villes, quand, par hasard, elles vous disent leur pensée toute nue. La signora Bianca Capella se tenait bellement devant moi, et en un lieu de notre plan incliné où l’eau ne lui allait guère au-dessus des chevilles, ce qui donnait à son dire je ne sais quelle vertu incisive. Elle parlait avec une voix ferme et résolue, ses beaux bras fort à l’aise, et la musique de son organe communiquait une vibration légère à son sein qui est ample à souhait, ainsi que je vous l’ai marqué, je crois bien ; mais je veux ici en comparer la fleur, à savoir la petite rosace de volupté, à ces capucines veloutées qui n’ont pas tout à fait la couleur de la bure, ni tout à fait la couleur des lèvres chaudes d’un sang opulent, mais un mélange agréable de ces deux choses qui n’ont point l’air de se pouvoir concilier. Si j’insiste sur cet objet, c’est que, l’ayant à la pensée, je ne puis point m’en détacher, et je n’y parviendrai, je le vois, qu’en passant aux parties de mesdames de la Tourmeulière et de Bubinthal correspondantes à celles-là mêmes de ma chère Bianca Capella. Et je ne vois guère que des roses comme il y en a dans votre petit jardin de Fiesole, qui vous puissent donner l’approchant. Toutefois, je dirai que madame la Margrave y a un peu plus de finesse et que la Bourguignonne y est si bien épanouie que l’on croirait qu’un peu de soleil s’y est laissé prendre au beau piège.
Les doux accords des violons me couvrirent la voix dans le moment que j’essayais de rendre la galanterie à ces dames. Les mets et les vins étaient servis sur les tables flottantes ; nous commençâmes à faire honneur au pique-nique. Les personnages des galeries ne se lassaient pas de jeter des fleurs aux dames de leur goût ; et, comme il en tombait jusque dans les bouches et dans les verres, c’était une occasion à taquineries, à récriminations et à diverses vivacités de gestes ou de langage qui entretenaient le mouvement, l’humeur et le jeu décents.
Je ne sais comment monsieur Gerson pouvait faire pour rédiger ses notes avec la méthode et la sagacité qui lui sont coutumières, dans le milieu de ce brouhaha élégant. Il était accoudé sur un coin de la balustrade et ne voyait pas plus son incommodité qu’il ne prenait garde aux signaux de vingt baigneuses de noble entournure et éprises de sa renommée.
— Quel est donc, me demanda madame de la Tourmeulière, ce petit avorton qui a le ventre d’une sarigue, et qui se fait étancher auprès de votre monsieur Gerson, lequel n’est point non plus fameusement joli ?
— Madame, dis-je, c’est son ex-sainteté X. que le Concile de Pise déposa au bas de la chaire pontificale, et moi-même au fond de cette vasque. Il ne pèse pas un fétu. Vous le voyez qui grelotte de l’aventure, en même temps qu’il brûle pour la gentille Lola Corazon y las Pequeñecès.
— Il serait plaisant, pour le moins, qu’une personne qui reçut, monsieur, vos faveurs, s’allât accointer à une trogne aussi peu ragoûtante !… Je veux revoir cette petite Lola avec qui je partagerai vos caresses…
— Hélas ! madame, la voici, dans l’instant, fortement retenue par les baisers de monseigneur l’Électeur de Bavière : c’est un bien puissant personnage. Et je vais me voir dans l’obligation de recourir à de la politesse pour tirer Lola de ses augustes embrassements, ce qui, dans ces cas, n’est pas ma manière accoutumée…
— J’aime toutes vos manières, dit madame de la Tourmeulière en s’arrangeant de façon que la magnificence de son épaule et le parfum de sa blonde aisselle m’imprégnassent d’une force divine.
— Ainsi donc ! et quand il m’en coûterait la vie, madame, je dépouillerai monseigneur l’Électeur de Bavière d’un fardeau qu’il porte allègrement, comme il est visible.
La nouvelle se répandit aussitôt de ce que j’allais faire. La plupart n’y ajoutèrent aucune foi. Quelques-uns néanmoins pensèrent au traitement que j’avais infligé au pape ; mais celui-ci était si mince ! Il n’y eut pas jusqu’à monsieur Gerson qui, apprenant mon nom et ma qualité, ne levât le nez de sur ses tablettes et ne déplorât que quelqu’un qui l’eût pu servir en son introduction près de Jean XXIII, s’allât si gaillardement exposer à la mort. Lorenzo Valla se passait la main sur la marque qui est à trois pouces de sa fesse gauche. Je ne songeais qu’à toutes mes belles maîtresses.
Les violons se turent. On n’entendit plus que de maigres chuchotements. Et l’on se tassait pour m’ouvrir le chemin de monseigneur.
J’abordai ce prince résolument, tout en me couvrant le plus décemment que je pus de mon carré de lin :
Haut et puissant seigneur, prononçai-je, cependant
qu’il écartait sa face rubiconde des lèvres de
la superbe Espagnole, votre altesse sérénissime
me comble d’honneur en daignant boire à la coupe
où j’ai coutume d’abreuver ma soif très infime.
Néanmoins, j’oserai, monseigneur, réclamer de
votre munificence le recouvrement immédiat de
cet objet précieux !
Le prince accueillit ma démarche par un ricanement qui lui faillit décrocher la mâchoire. Quelques personnes de la galerie l’imitèrent, esprits faibles et augurant mal.
— L’hilarité de votre excellence, repris-je avec le ton pacifique de quelqu’un qui va rapporter une anecdote, me fait souvenir de la belle humeur de Sa Sainteté Innocent VII, dans le moment qu’on la vint avertir de prendre précipitamment la route de Viterbe qui était celle par où l’on s’éloignait de la papauté. Nous crûmes que notre bon maître allait se démettre la rate… Et il le fit en effet, mais ce fut en détalant, peu après, sur cette route…
Monseigneur l’Électeur de Bavière, qui soutenait d’un bras ma maîtresse, la laissa choir tout à coup, en portant la main vers l’endroit de son épée. Vous pensez qu’on n’a point d’épée à Bade où chacun n’use que de ses forces naturelles. Ce seigneur fut fort dépité de ne se point sentir de lame au flanc, et divers sentiments se succédèrent sur sa figure, durant qu’il lisait sur la mienne que je n’en avais qu’un bien net. Personne ne rit plus.
Que dis-je ? Le prince se résolut à ce parti finalement ; mais sans sarcasmes, et tout en gentillesse. Je m’avançai prendre à ses pieds la voluptueuse Lola et, l’emportant dans mes bras, je chantai sur mon chemin et en plusieurs langues, la louange de ces eaux de Bade qui, mettant tout à nu, ne font pas d’exception pour la couardise des Grands.
Lola fut grondée par madame de la Tourmeulière qui, cependant, lui passait le dos de la main sur la gorge. Une dame de Paris que l’on n’avait point vue encore, pas même monsieur Gerson, pour qui elle était venue, n’hésita pas à faire honte de sa conduite à la pauvre petite, et dit que, pour elle, elle ne la toucherait point seulement avec des pincettes.
— Holà ! mesdames, dit Lola en pleurant, je ne puis point, en vérité, me retenir d’être portée vers ces messieurs !…
On l’embrassa et la consola, d’autant plus que personne ne pouvait nier qu’elle eût les hanches les plus belles du monde.