Georges Crès et Cie (p. 43-53).

FRÈRE JÉRÔME


Je vins à m’informer du gouvernement de la ville. On me répondit qu’il n’y en avait point.

— Ah ! fis-je ; j’aurais dû m’en douter par ce que j’ai vu déjà. Mais j’aperçois d’ici un Hôtel de Ville magnifique, et le renom du Conseil de Bade est venu jusqu’à moi…

— C’est bien possible ; il en était ainsi, en effet, mais Frère Jérôme a changé tout cela.

— Ah ! çà, vous n’avez à la bouche que le nom de ce Frère Jérôme ; je suis curieux de savoir qui il est.

— Il prêche la Vérité.

— C’est quelque fou, prononçai-je en manière de confidence personnelle. Et, comme c’était le dimanche, je poursuivis mon chemin pour aller à la messe. On m’informa qu’il n’y avait point de messe.

— Bah ! vous voulez rire ! et il serait plaisant à un secrétaire apostolique de n’aller pas à l’office un dimanche, et si près du saint Concile !

— Il n’est pas si ridicule que nous n’allions point où ne nous portent pas nos sentiments véritables ; et vous-même, monsieur, qui avez passé la nuit dans les orgies, fourniriez plus de matière à plaisanter en allant ce matin embrasser les autels. Pour ce qui est du saint Concile, Frère Jérôme en a fait plusieurs gorges chaudes.

— Ce sont autant d’actions téméraires !… Ainsi ce Frère Jérôme vous a couché par terre votre église et votre gouvernement, et c’est aussi à lui sans doute que je dois de n’avoir pu joindre monsieur le lieutenant de la police. Qu’a-t-il donc laissé debout ?

— La Vérité.

— Ha ! Il paraît que Pontius Pilatus sortit du prétoire avant que d’avoir écouté de Notre-Seigneur ce que c’était que la Vérité. C’était un homme prudent, mais peu curieux. Pour moi, j’interrogerai Frère Jérôme. Où loge-t-il, s’il vous plaît ?

— Justement dans l’Hôtel de Ville, dont aussi bien nous n’avons plus que faire.

— J’entrerai, dis-je, d’autant plus volontiers dans ce beau monument, que c’est là que je vis une petite personne qui ne fit pas trois enjambées dehors, quoique vêtue d’une façon qui me séduisit aussitôt, et de qui, enfin, le souvenir ne peut pas du tout me quitter.

Ce Frère Jérôme m’intriguait davantage depuis que je le savais logé dans l’Hôtel de Ville, qui est un fort bel édifice, haut, et peint convenablement, au dedans comme au dehors. Le bon Frère, me disais-je, est un homme dont les façons ont de la singularité, et à qui il en cuira tôt ou tard ; mais, à coup sûr, il est ingénieux et ses affaires ont prospéré. J’espère bien aussi que je vais apercevoir cette petite qui est la première que j’aie vue à Bade, et avant un grand nombre de choses pleines d’intérêt.

On me dit que, pour le moment, Frère Jérôme présidait une assemblée.

— Eh quoi ! vous avez encore des assemblées ?

Mais on me prévint que celle-ci était de pur agrément et composée des personnages qui avaient tenu des postes considérables du temps du gouvernement ; que, d’ailleurs, on n’avait rien trouvé qui valût les assemblées, pour la récréation. Celle-ci est une réunion, me fut-il dit, qui emporte tous les suffrages de la foule, et l’on s’y presse comme au spectacle.

En effet, je ne tardai pas à remarquer qu’une partie de la salle, disposée en gradins, était couverte d’un monde attentif et varié. J’y reconnus quelques-unes de mes nouvelles amies, les unes vêtues, les autres non, selon que l’on fait ou ne fait point sa cour à l’apôtre de la Vérité, qui est l’ennemi du fard. À l’ensemble, il était visible que le Frère Jérôme était assez populaire ; c’était chagrinant pour quelqu’un qui a la façon d’approcher le cœur de l’Église, mais c’était réjouissant à la vue. Monsieur Gerson, qui était là, disait à tout venant qu’il avait beaucoup plus de monde à ses disputes de Sorbonne ; mais je veux que ce savant homme soit reçu demain par le Saint-Père s’il a devant sa chaire un plus beau coup d’œil.

— Ah ! vous voilà ! fit une voix que je reconnus pour celle de madame de la Tourmeulière.

— Ha ! fit madame de Bubinthal, cependant que déjà mon admirable cousine Bianca Capella me pressait contre son sein. Et j’allai me blottir dans leur petit coin parfumé.

— Mesdames, dis-je, il fallait la circonstance qui me vaut d’être tapi contre vos belles personnes pour me consoler d’avoir manqué la sainte messe !

— Vous y ajouterez tout à l’heure, m’assurèrent-elles, la qualité du divertissement.

Il est charmant au possible. Figurez-vous, rangés en cercle sur des tréteaux, en guise de comédiens, une cinquantaine de Badois bedonnants, bouffis et couperosés, l’air jovial et la langue alerte, et jurant le plus solennellement du monde de ne point parler que conformément à la Vérité ! Frère Jérôme les préside. C’est un homme sec et haut ; il a de la beauté ; il ne se départit point de son sérieux ; mais son esprit est pauvre ; et il paraît convaincu.

Un à un, et selon une méthode que monsieur Gerson critiquait déjà sur ses tablettes, il presse de questions ces hauts seigneurs. Il n’y a presque point de réponse qui ne soulève les exclamations de l’assistance ; et, bien que l’on soit formé, dans ce lieu, à l’audition de choses extrêmement fortes, il semble, à chaque fois qu’un de ces gros Badois ouvre la bouche, que l’on n’a encore rien ouï d’approchant ; ce qui est une erreur comparable à celle que nous font commettre souvent nos sens en faveur de l’objet contemplé le plus nouvellement.

Je fus gagné tout de suite par la narration d’une petite aventure telle qu’il s’en passa plusieurs dans la seigneurie d’une cité que je connais bien, mais ne nommerai point, à cause que je la tiens pour chère et respectable ; et il est bien heureux que l’affaire ait été étouffée, car la déconsidération, qui est la décrépitude des gouvernements, germe aisément dans les esprits médiocres ; et l’on dit que ce sont ceux du plus grand nombre. Ici, l’on s’enorgueillit de la grandeur du forfait, du moment que l’on en a connaissance. Tout le monde se délecta, sur nos gradins, du ragoût de l’anecdote, et le seigneur qui en fut le héros, étant fermier de la gabelle, se pourléchait ainsi qu’il eût fait d’une bonne fortune.

Nous entendîmes ensuite un vieillard de l’aspect le plus vénérable, et qui dit avoir trempé dans une sédition si ancienne que personne n’était seulement assuré qu’elle eût eu lieu. Mais il donna tant de détails et cita les noms d’un si grand nombre de familles badoises dont les rejetons étaient là et tenus pour issus de lignée sans tâche, que l’on se promit de consulter les vieux cahiers de famille, et les haines séculaires commencèrent de renaître sous les cendres refroidies. Chaque discours était suivi de louanges à la Vérité, composées par Frère Jérôme en langage vulgaire.

Le plus amusant fut que le nom de mon ami Lorenzo Valla se trouva mêlé en une affaire moins antique et qui ne valait pas mieux. Il était là précisément, et dans le giron d’une dame Parisienne, venue pour monsieur Gerson, et qui avait fait fi, dans le bain, de la conduite de l’adorable Lola Corazon y las Pequeñecès ; et comme il faut ici montrer la vraie figure que l’on a, mon Valla en fit une qui n’avait guère de tournure. Quand la dame mijaurée qui le bécotait, pour le moment, d’une manière démonstrative, ouït que son bon ami avait consommé toutes sortes de viols au préjudice d’une famille, avant que de la voler d’une forte somme, moyennant quoi il l’avait expédiée à l’étranger, toute bâillonnée encore et émue, et sous la sauvegarde de monsieur le lieutenant de la police, enfin, si bien que, de ce beau coup, il était attribué à Valla la paternité de trois enfants pauvres et de l’âge le plus tendre, de qui l’on demandait le rapatriement ; — quand cette dame, dis-je, ouït cette manifestation de la Vérité, elle fut prise soudain de nausées et de vomissements, après quoi elle écrivit sans plus tarder à son mari qu’elle l’avait trompé pour la dernière fois, dût-elle être courtisée par monsieur Gerson en personne, si Dieu voulait qu’il terminât la rédaction de ses notes. Je ne sais si le résultat fut bon pour ce mari qui, étant demeuré assurément dans l’ignorance qu’il était malheureux, pouvait bien n’être pas curieux d’apprendre qu’il avait fini de l’être. En tout cas, on eut lieu de le déplorer vis-à-vis des trois demoiselles en qui Valla avait produit ces ravages et ces fruits, qui jouissaient de la paix dans un couvent de religieuses et s’en virent chassées incontinent au seul su de leur fécondité. Quant à Valla, outre qu’il était souillé par le soulèvement du cœur de sa maîtresse, il sortit se rongeant les ongles ; et il courbait l’échine au niveau de la bassesse.

Ce scandale fut accueilli par de vifs applaudissements. Là-dessus Frère Jérôme se leva, et je vis que tout le monde, et jusqu’à mes jolies voisines, se passaient le petit bout de la langue sur le museau, comme font les gourmands, dans les repas, quand viennent les mets sucrés.

— Qu’est-ce à dire ? fis-je en me penchant pour baiser Bianca Capella, moitié sur le bras, moitié sur les pentes extrêmes de son beau sein tout à nu ; car l’essence aromatique qui montait de ces dames animées me laissait parfois l’esprit dans une sorte de paresse.

— C’est à dire, fit mon admirable cousine, que, ces vieux messieurs ayant achevé les traits historiques, Frère Jérôme va porter la lumière en mille recoins du temps présent, car il y en a, bien que tout se fasse suffisamment au jour.

— Frère Jérôme excelle, dit madame de la Tourmeulière, en ces petites explorations hardies, où fleurissent dans la nuit quasi noire, ainsi que des fleurs rares, les derniers secrets badois. Il y met un tact !…

— C’est un homme de bien du mérite, ajouta madame de Bubinthal, et je le range parmi les saints ; …avez-vous vu comme il a la main belle ?

— Je baiserais le bas de sa robe, s’il en portait seulement une ! lança une dame.

— Toutefois, dit une autre, avouez qu’il lui sied de n’en point porter !

— Ah ! comment ne pas aimer la Vérité ?