Les Bains de Bade/03
LOLA CORAZON
Y LAS PEQUEÑECÈS
Ce cri était de ma maîtresse qui, ayant fui Constance à mon insu, goûtait ici de paisibles transports près de mon bon ami Lorenzo Valla.
— Adorable Lola Corazon y las Pequeñecès, dis-je à cette traîtresse Espagnole, quand j’eus passé la tête par le défaut de la cloison que Valla laissait vacant, oserai-je vous demander, non pas la raison, délicieuse enfant ! mais le goût qui vous écarta du saint Concile et de moi-même ?
Ce fut de la façon qu’une Sirène vous jetterait son cri, que cette créature de séduction me bailla réponse. Elle nageait avec une grâce accomplie, et le dôme de sa croupe voguait à la surface des eaux.
— À cause, dit-elle, que la sensualité est trop forte dans les réunions œcuméniques !…
Je me rengorgeai à ces mots qui sont flatteurs pour un secrétaire pontifical, et lorsqu’ils viennent d’une personne de qui l’on fut amoureux excessivement. Et je fis signe à Valla qu’il n’était pas de trop dans notre colloque et pouvait entendre à sa guise. Lola poursuivit :
— Il eût fallu plus de trois cents couvents d’Andalousie et un nombre triple de courtisanes Romaines, à seule fin que tous vos cardinaux, vos prélats, vos protonotaires et vos collègues, ô petit Pogge, en la secrétairerie et aux brefs, nous laissassent le souffle au moins une heure du jour ; au lieu que…
— Lola ! m’écriai-je, vous avez parlé de cardinaux, de protonotaires, et Dieu me damne ! jusque de la secrétairerie devant qui je me targuai plusieurs fois de l’exclusif privilège de toucher des appas…
La belle Espagnole me couvrit la voix, d’un bel éclat de rire, et une sorte d’éblouissement de dépit empêcha que je fusse assuré d’ouïr que Valla l’imitait. Mais, ayant vu, par un des mouvements d’ondine qu’elle faisait, l’épaule nue et le teton de la traîtresse, je ne pus que lui dire :
— Petite Lola ! je vous aimerai néanmoins !
Et elle vint, toute humide, se presser contre mes lèvres. Puis, hors de l’eau, suffisamment pour que fussent visibles tout en plein ses nobles hanches, elle dit qu’elle allait nous danser un pas, qu’elle exécuta en effet, tant bien que mal, à cause de l’eau qui lui rendait les jambes un peu lourdes. Lorenzo Valla et moi la regardions l’un et l’autre, avec admiration et attendrissement.
La vivacité de ces rencontres, mon cher Niccolo, m’avait retenu de faire attention au reste du public qui animait cette salle de bain. Ce ne fut qu’après la sérénité qui me vint d’avoir trouvé ma chère Lola Corazon y las Pequeñecès, que j’éparpillai ici et là mes regards à loisir.
On me croira quand je dirai qu’il n’y a à Bade que des femmes très bien faites, puisque aucune autre ne consentirait à se montrer sans plus d’artifice que l’on n’en admet ici. Il n’y a donc pas une de ces baigneuses qui ne soit aimable à voir, et qui, s’y exposant presque à toute heure, n’acquierre je ne sais quel agrément nouveau, en des gestes et des manières que l’on ne voit nulle part ailleurs.
Je fis promptement la connaissance de ces dames, grâce à l’entrain que mit Lola à me parer de qualités que ma modestie ignorait. On voyait que la chère enfant avait du bonheur à me retrouver, et que, si tout un Concile lui semblait pesant, le seul Valla n’était point son affaire. Toutes ces jolies personnes se mouvaient, caquetaient, chantaient, dansaient, se becquetaient, se lissaient les cheveux, se caressaient au passage les épaules et les flancs ; faisaient mille grâces et gentillesses. Leur habit est le même que le nôtre, avec cette différence qu’il est plus fin et plus léger, en sorte que, n’étant retenu qu’à l’endroit du col, il est flottant sans cesse à la surface de l’eau ; telle une fleur aquatique dont la tige plongeante serait le corps de Vénus. Elles firent cercle devant l’endroit où j’étais et me donnèrent un accueil favorable, bien qu’elles n’aperçussent que mon visage, et que j’eusse l’air assez malhabile et contraint, par mon trou de cloison, en tout pareil par l’inélégance au malandrin qu’on met au pilori. Mais je pris texte de cette coïncidence pittoresque pour les faire sourire au cours de mes compliments. Elles m’invitèrent au pique-nique que l’on allait donner ; et je ne m’étais pas retiré de la cloison, qu’elles y venaient toutes appliquer leurs beaux yeux pour voir comme le nouveau venu était fait par ailleurs.
Enfin tout alla bien. Je m’aperçus alors que des galeries, placées à mi-hauteur des murs, se garnissaient, ici de musiciens, et là, d’un grand étalage de personnages de distinction. C’était pour la plupart de forts seigneurs allemands, replets et montés en couleur. En outre, j’y vis le comte de Warwick, trois évêques, quatre abbés et plusieurs autres nobles, chevaliers et clercs, docteurs en théologie et en décret, tous en grand appareil. Enfin, l’on me signala monseigneur l’Électeur de Bavière, qui a une bedaine de la contenance de quatre ou cinq outres, et monsieur Gerson qui, au contraire, est petit et malingreux, quoique fort disert et savant homme. Sans compter force autres que je ne saurais vous énumérer.
Il y avait, dans les groupes, un petit homme à nez de fouine qui se faufilait en sautillant et sur qui on se retournait avec des marques de gaieté, si bien que je ne doutai pas que ce ne fût un bouffon. Mais voilà qu’il mit ses mains en cornet sur sa bouche, et qu’il lança d’une maigre voix de fausset, libertine et gaillarde : « Lola ! belle Lola, etc., etc… » criait-il, employant des termes que j’abrège à cause de leur impudicité. Je me dressai soudain et le rouge me monta au front. On me dit qui était le personnage ; et je tairai son nom, car c’est celui d’un pape déposé, et il y en a tant que vous ne saurez démêler qui était celui qui s’enflammait sur des parties de Lola que je ne croyais connues que de Valla et de moi. Il est vrai que j’oublie le Concile !… Néanmoins je m’élançai vers cette galerie ; empoignai ce bout d’homme ; et, lui ayant fait sentir un toucher plus rude que celui qu’il implorait de Lola Corazon y las Pequeñecès, je le balançai un peu de temps au-dessus du bain des dames, et finalement l’y lâchai à la grande surprise et hilarité de tous.
Vous n’avez pas vu, mon cher Niccolo, de spectacle plus divertissant que celui de toutes ces personnes superbes, y compris Lola ma maîtresse, et celle de Valla… et du Concile… et du pape déposé, s’ensauvant telles les filles de Niobé, de ce paquet tout brodé et fourré de menu-vair, qui se débattait dans l’eau avec le dépit et la répugnance d’un chat.
Valla surtout était dans l’admiration de ce que j’avais fait ; il me prit les mains ; m’embrassa ; prononça plusieurs fois le nom de Lola en l’honneur de qui j’avais jouté assez courtoisement.
— Pour moi, ajouta-t-il, je ne l’eusse point fait… Non que je nie que votre acte ait de la beauté ; mais dans un milieu que la vertu des eaux adoucit, et où il est d’usage établi que l’on ne montre que son sentiment tout net, dégarni de vaine ornementation…
— Eh quoi ! fis-je en tenant la main haute du côté de ce maraud, voulez-vous dire que je n’aie mouillé ce faux pape que pour le plaisir de la galerie et non pour l’amour de ma… de notre chère Lola Corazon y las Pequeñecès ?
Je crus que j’allais réduire Lorenzo Valla à quelque chose de moins volumineux que mon pontife qui, sorti de l’eau, s’égouttait, piteux et ratatiné ! Mais nous ouïmes à ce moment la douce voix des dames par les trous de la cloison.
— Holà ! messieurs les deux amis ! Venez donc de grâce ! On va donner le pique-nique !
Nous entrâmes, Lorenzo Valla et moi, du côté des dames. Quelques seigneurs également priés nous imitèrent. On avait disposé sur l’eau de petites tables flottantes. Les galeries étaient bondées d’un monde élégant qui nous regardait avidement. Les musiciens préludaient de leurs cors et violons. Nous commencions de nous lutiner et de rire à nos tables mouvantes ; et, faisant un retour bref sur ma mémoire, je me prenais à croire que je n’avais connu jamais de femmes aussi admirables et gracieuses, ni goûté de moment plus doux, quand nous vîmes émerger de l’onde, radieuses et leur petit carré de lin rejeté sur l’épaule, la signora Bianca Capella avec mesdames de la Tourmeulière et de Bubinthal.