Les Bains de Bade/02
L’HÔTELLERIE
DU « GUET-APENS »
’air de Bade est tempéré, et la vertu des eaux
n’y a point cette violence qui vous contraindrait
d’en mesurer l’usage ; ce qui fait que l’on y
passe presque tout le temps au bain. Vous ne vous
étonnez déjà plus que l’on y coudoie à chaque
instant des gens vêtus de la façon que j’ai décrite
précédemment. Ajoutez que la mésaventure qui m’arriva pour le seul fait d’avoir confié ma sacoche
à un porteur, pour peu qu’elle soit le signe de la
probité locale, vous incline à concevoir avec indulgence
que tout le monde aille ici à peu près nu.
Mais cette coutume a un autre fondement, et c’est qu’elle est symbolique, et donne à entendre que chacun ici s’accorde la faveur, ou se donne la peine, — c’est selon le tempérament — de n’apparaître qu’au naturel. Je ne sais si je me fais saisir comme il faut, et si l’esprit n’a pas besoin de quelque préparation métaphysique pour concevoir qu’un homme puisse se montrer au naturel. Ha ! c’est par la raison que notre corruption est profonde !
Vous voilà donc prévenu, mon cher Niccolo. Ne levez pas les bras ; ne criez pas au miracle quand vous m’entendrez rapporter quelque propos badois. Le récit de ma première journée a dû vous préparer suffisamment. Pour moi, dès le soir de ce jour, et dès l’instant que je fermai l’œil à l’hôtellerie du Guet-Apens, et soigneusement bordé par mon voleur, entre monseigneur l’Électeur de Bavière et monsieur Gerson, chancelier de l’Université de Paris, j’étais formé à ne me plus laisser ébahir par ce que je pourrais apercevoir de plus étrange. Je rentrerai donc, sans plus de précautions oratoires, dans le vif de l’emploi quotidien de ma saison.
Je brûlais de revoir la signora Bianca Capella, et aussi mesdames de la Tourmeulière et de Bubinthal, sans oublier toutefois la petite demoiselle que j’avais crue couverte, pour tout vêtement, de l’étole de monsieur l’évêque. Il n’y a pas d’impossibilité, pensai-je dès le matin, que ces dames ne soient logées à l’hôtellerie du Guet-Apens, ainsi que plusieurs personnages notables. Cependant j’hésitais à m’en informer par un reste de méfiance contre mon hôtelier et ses valets. Ces gens-là, me dis-je, m’affirmeront tout aussi bien que ces dames sont de l’autre côté de la cloison, pour me faire demeurer ici, car ils sont menteurs en même temps que voleurs. C’était bien mal raisonner.
— On appelle menteurs, me fit observer l’hôtelier du Guet-Apens, les malheureux des pays barbares, à qui la société impose de se faufiler constamment entre mille obstacles ennemis, pour atteindre tel but qui ne peut leur être indifférent. Ils essayent de tourner ces obstacles par la ruse, n’ayant point la faculté de les attaquer de front, ce à quoi ne manquent pas les Badois. Si je venais à croire, pour prendre un exemple frappant, que monsieur fût mieux pour mes intérêts, dans le lit de la rivière qui coule au bas de la fenêtre, plutôt qu’en celui-ci que j’ai gonflé du duvet de mes oies, je ne viendrais même pas dire à monsieur que le feu est en bas et qu’il est prudent de descendre par le bord de l’eau ; je prendrais monsieur par la peau du col et je le laisserais rejoindre l’écume des flots par la vertu de son poids spécifique. Personne ne s’aviserait d’y retrouver à redire…
— Tout beau ! mon cher hôte, interrompis-je avec vivacité ; je me pique d’une pointe de culture, quoique né barbare, et la droiture de votre caractère ne va pas sans me conquérir. Topez-là ! s’il vous plaît, et buvons ensemble quelque lippée de vin du Rhin !… Aussi bien je dispose de quelque crédit près de Sa Sainteté Jean XXIII, et si par hasard…
— J’ai beaucoup connu Sa Sainteté durant qu’Elle exerçait encore le métier de forban sur la mer Méditerranée ; j’ose me flatter de l’avoir tenue sous mes ordres, ainsi que je le rapportais à ce pauvre monsieur Gerson qui n’a pas encore été introduit auprès d’Elle ; et je boirai à sa santé !
Je ne retins plus mon admiration pour un homme qui avait eu le pas sur le Pape issu du Concile de Pise, et bien que ce fût sur le pont d’un navire corsaire ; et je me tins honoré de demeurer à l’hôtellerie du Guet-Apens. Même, il arriva que, dans le courant d’une conversation animée et courtoise, je me hasardai à sourire de la singularité de cette enseigne :
— Mais, dit mon hôte, c’est tout uniment négliger l’ironie par quoi vous intitulez par exemple à la Probité, à la Confiance ou à la Grâce de Dieu, vos auberges où l’on est cependant trompé et mis à sac. S’il arrive à monsieur de quitter le Guet-Apens, sans sou ni maille, nous n’en pourrons pas moins, monsieur et moi, nous embrasser sur le pas de la porte ainsi que font deux amis qui ont mené un contrat à bonne fin !
— Comment se portent, s’il vous plaît, monseigneur l’Électeur de Bavière et monsieur Gerson ? demandai-je avec un souci que j’avais mal à dissimuler, touchant la chère de la maison.
— Monsieur ne manquera pas de les voir au bain, ils sont en bon état et leur séjour leur est profitable. Monseigneur l’Électeur de Bavière y prend de l’embonpoint, à ce que chacun dit, et s’il est possible, et monsieur Gerson y oublie les retards de son introduction.
Néanmoins, je sus que la signora Bianca Capella et ses jolies compagnes, sans loger à l’hôtellerie, y venaient prendre leur bain communément. Car il y a des bains dans chaque maison ; on va de l’un à l’autre ; on s’invite ; on se rend dans le bain sa politesse.
Voici pour le bain de l’hôtellerie du Guet-Apens. Il faut vous figurer une salle d’aspect honorable, qui a environ vingt-cinq brasses de long sur une bonne douzaine de large, et dont tout le fond est rempli d’eau jusqu’à la hauteur d’un quart de taille pour le moins et d’une taille entière pour le plus ; car le sol est accommodé en un double plan incliné qui fait le dos d’âne, et pour la plus grande satisfaction des baigneurs, ainsi que vous le verrez par la suite. On accède à cette salle par deux issues, l’une réservée aux dames et l’autre aux messieurs, et qui sont précisément vis-à-vis, comme si l’on voulait feindre une séparation entre les deux sexes, afin de leur donner plus de joie de se retrouver réunis.
Cependant j’ai cru tout d’abord que l’on ne verrait pas de dames. Il faut vous dire que, pénétrant dans l’eau par l’extrémité de la salle où il y a le plus de fond, on commence par apercevoir quelques nageurs plongeant, soufflant, s’ébrouant dans un tumulte qui vous étourdit. Vous ai-je averti que l’on était vêtu d’une toile de lin, en forme de carré, nouée simplement au col, et qui vire tantôt devant, tantôt derrière, selon le caprice des mouvements ? À mesure que l’on avance dans l’eau on commence insensiblement à prendre pied jusqu’à ce que l’on arrive à une sorte de cloison de bois contre laquelle il y a constamment une rangée d’hommes de qui l’on ne voit que le dos, et qui paraissent fort occupés.
On le serait à moins, car cette cloison est percée d’une infinité de trous, les uns de la dimension d’un œil, les autres assez grands pour y passer la main et le bras, quelques-uns même pour y loger la tête tout entière, ce qui ne saurait manquer d’être l’occasion des plus plaisantes facéties. Vous soupçonnez que les dames sont de l’autre côté de cette cloison et de ces trous.
Je pense que je vous ai peint suffisamment notre petit appareil aquatique pour que vous ayez bien nette l’image de ces messieurs employés contre les planches à regarder les dames, à leur adresser des compliments ou à les caresser au passage, selon une mode qui est d’ici et que je juge excellente. Étant tout juste sur la crête du dos d’âne, ils ont de l’eau à peine jusqu’aux genoux, ce qui, dans l’occasion, me permit d’aviser aux environs et à trois pouces de la fesse gauche d’un personnage bien râblé, la marque d’un coup de bâton qui me fit souvenir d’une façon assez véhémente, d’une correction que j’administrai naguère dans une portion exactement correspondante de mon ami Lorenzo Valla, à l’occasion d’une perfidie par lui commise à l’endroit de mes travaux helléniques.
Il n’y eut point de hâte de voir les dames qui me détournât d’examiner cette marque. Et j’eusse vu à trois pouces de la fesse ici présente, mon propre sceau apposé que je n’eusse pas éprouvé davantage la certitude que c’était bien monseigneur Valla que je contemplais à l’envers.
Notre galantin avait précisément passé la tête dans un de ces trous de conversation, et le ciel eût croulé auparavant qu’il modifiât sa posture. Je lui baillai prestement un croc-en-jambe, et me hâtai de le soutenir dans mes bras de peur qu’il ne se démît le chef.
— Sans le secours de Pogge, prononçai-je insidieusement, c’en était fait de la chère tête du seigneur Valla !…
À peine avais-je dit mon nom, que j’ouïs retentir un double cri, celui du seigneur Valla, et un autre. Mais Valla se remettant, et une fois le col dégagé :
— Pogge ! Pogge ! s’écria-t-il, qui a dit que mon excellent ami Pogge fût ici ?
Et nous tombâmes dans les bras l’un de l’autre. Telle est la vertu de ces eaux. Pour ce que j’eusse pu voir par les trous, et pour la personne de qui était le cri, je ne me sens pas le courage de vous en parler aujourd’hui, tant mon émotion fut violente.