Les Aventures du roi Pausole/Livre I/Chapitre 8

Bibliothèque Charpentier, Eugène Fasquelle, éditeur (p. 64-78).





CHAPITRE VIII



OÙ PAUSOLE EXAMINE DES RÉVÉLATIONS SUR UNE
LETTRE DONT L’IMPORTANCE N’ÉCHAPPERA POINT
AU LECTEUR.



On devine ce qu’un jeune homme
assez fat et habitué aux succès faciles
peut dire à une jeune fille lorsqu’il a
monté sept étages pour arriver jusqu’à
elle et qu’il se croit attendu.

Mme Ancelot. — 1839.


Vers midi, Pausole s’éveilla, simplement, comme de coutume. Il n’avait pas de petit lever. Les cérémonies inutiles n’embarrassaient point sa vie.

Son coup de sonnette fit accourir une camérière qui débutait, ce matin-là, dans le service de la chambre. La jeune personne, en tremblant des deux mains, trébucha, heurta des chaises et rougit avec violence lorsqu’elle aperçut près du Roi Diane immodeste et endormie.

— Chut ! fit Pausole. Parlez bas. Quelle heure est-il ?

— Oui, Sire… Non, non… Je ne sais pas, balbutia la pauvre enfant.

— Donnez-moi ma robe de chambre et faites préparer mon bain. Prévenez aussi ma lectrice et l’écuyer des cuisines. Et maintenant fermez les rideaux pour que la Reine dorme le plus longtemps possible.

Puis, avec mille précautions, il mit ses pieds l’un après l’autre, et silencieusement, sur le sol. La perspective de dire adieu pour une seconde année à la redoutable Diane ne le retenait en aucune façon.

Il s’esquiva.


Peu après, couché dans une eau parfumée, il admit à six pas de sa baignoire la lectrice ordinaire qui venait chaque matin lui donner un aperçu des nouvelles télégraphiques et le résumé des principaux feuilletons. En vertu de l’article premier du code en usage à Tryphême (Tu ne nuiras pas à ton voisin) il était interdit aux journaux d’insérer les nouvelles scandaleuses ou diffamatoires. Aussi pas une feuille ne publiait-elle la fuite de la blanche Aline ; et si quelques-unes, çà et là, s’étaient permis des allusions, la lectrice eut le tact de ne pas les comprendre.

Cependant Pausole demeurait distrait. Quand sa toilette fut achevée, quand l’écuyer des cuisines eut fait servir dans un cabinet de repos le premier déjeuner fumant et quand Pausole s’en fut nourri — enfin, quand il eut fumé deux cigarettes de tabac frais, il sortit et pénétra seul dans la chambre où avait grandi sa fille.


Rien n’y était rangé. La pièce conservait l’aspect mouvementé d’une fin de toilette et d’un départ rapide. À sa suite, la salle d’étude, le cabinet de coiffure, le boudoir et les bains offraient un mélange singulier de tire-boutons, de géographies, de bas noirs et de raquettes. Un exemplaire de Télémaque flottait sur l’eau calme du tub.

Pausole erra mélancoliquement de chambre en chambre pendant un quart d’heure. Il ouvrit les cahiers de style, souleva les petits corsages, déroula une ceinture de cuir et remit dans leur boîte trois épingles à cheveux.

Puis il appuya le médius de la main droite sur le bouton d’une sonnette et dit au valet survenant :

— Faites prévenir M. le maréchal du palais que je l’attends ici et désire lui parler.

Taxis entra.

— Monsieur, dit Pausole, j’estime votre zèle et votre méthode, en ce qu’ils me délivrent chaque jour de vingt soucis dont je n’ai que faire. Mais votre enquête d’hier marchait dans le domaine de l’intempestif, surtout si l’on considère l’heure et le lieu où vous avez cru pouvoir m’en offrir le compte rendu. Je vous avais pourtant signifié qu’entre cinq heures du soir et deux heures de l’après-midi, je ne voulais méditer nulle entreprise. Vous avez outrepassé vos instructions en prenant une initiative dans un cas où votre compétence était plus que douteuse et en me demandant mes ordres sans que j’eusse manifesté le dessein de vous en donner aucun.

Ici, fort posément, il alluma une cigarette, s’assit, plaça le coude droit sur le bras large du fauteuil, inclina la tête du même côté, croisa les jambes, fit un geste et dit :

— Maintenant, lisez votre rapport.

Taxis n’avait pas bronché. Les conseils que porte la nuit ayant eu sur son empressement une influence pacifiante, il avait cessé de crier que l’intérêt de sa carrière cédait le pas à celui de sa tâche. En outre, consultant sa Bible, il s’était arrêté à ce passage catégorique :

« Vous clamerez contre le roi que vous vous serez choisi, mais l’Éternel ne vous exaucera point[1]. »

Ceci levait tous les scrupules. Il redevint courtisan.

— Sire, voici l’affaire en deux mots. La minute et l’expédition de mes rapports sont dans ce portefeuille, mais je crois préférable de les résumer.

Il s’approcha de la fenêtre ouverte.

— Hier matin, vraisemblablement vers quatre heures, Son Altesse Royale la Princesse Aline s’est assise tout habillée sur le marbre de cette fenêtre. Ayant levé les jambes et opéré de droite à gauche un mouvement de rotation qui a laissé trace dans la poussière, elle a sauté d’une hauteur d’environ soixante-quinze centimètres au milieu de la plate-bande. Ses deux pieds ont marqué là leurs empreintes parallèles, puis alternées — et il n’y a pas d’autres vestiges. Son Altesse est donc partie seule.

Sur cette révélation, Taxis croisa les mains devant son maigre ventre, et prit un temps.

— Hier soir, continua-t-il, la Princesse se préparait à passer la nuit dans une auberge appelée « Hôtel du Coq » et située à 3 kil. 2, sur la route de la capitale. Elle y était arrivée à 3 h. 40, venant d’un petit bois voisin et accompagnée d’un jeune homme dont je possède le signalement, mais qui est inconnu dans la région.

— Quel âge a-t-il ? dit Pausole.

— Très jeune. Dix-sept ans au plus.

— Allons, c’est gentil, fit le Roi.

— Si Votre Majesté l’avait voulu, le suborneur était arrêté dès hier et la Princesse ramenée au Palais.

— Par des policiers, n’est-ce pas ?

— Ou par des envoyés spéciaux.

— Et lesquels ? Vous ne voyez jamais, Taxis, le point délicat d’une situation, ni la complexité qui résulte des devoirs imposés par le scrupule affectueux.

— Je n’insiste pas. Votre Majesté a raison contre moi. J’ai déféré à ses ordres et la surveillance a été levée hier soir, à huit heures. Depuis lors, je me suis maintenu strictement dans l’expectative.

— Il serait pourtant essentiel de savoir à qui nous avons affaire, et d’abord afin de décider s’il convient de poursuivre ou de s’abstenir. Qu’est-ce que c’est que ce galopin dont nul n’a jamais vu la tête, qui n’appartient pas au palais, qui n’habite point aux environs, et qui prend tout à coup assez d’ascendant sur l’esprit de ma fille pour l’enlever à notre barbe, sans même avoir la peine de venir la chercher ? Il se fait rejoindre par elle ! Il l’attend et elle vient à lui ! Elle qui n’avait jamais quitté les pelouses du parc, la voici sur les grandes routes, dans une auberge de bicyclistes, avec un écolier de seize ans qu’elle n’a pu rencontrer nulle part avant de se jeter dans ses bras ! Avouez-le, Taxis, c’est extravagant ! Je désespère d’y rien comprendre… Mais n’avez-vous aucun indice ?

Après un sourire bref, Taxis répondit de sa voix exacte :

— Avant-hier et le jour précédent, une troupe de danseuses françaises a donné deux représentations à la Cour, devant Leurs Majestés du Harem. La Princesse Aline était présente au fond de sa baignoire, autorisée pour la première fois à pénétrer sur le théâtre. Elle a manifesté pendant tout le ballet le plaisir le plus vif, et l’on a pu remarquer que son émotion grandissait chaque fois qu’elle voyait danser une… pécore nommée Mirabelle.

Taxis prit un nouveau temps, puis articula :

— Après le spectacle, la Princesse a fait remettre à cette personne un don en argent — sous la forme d’un billet de banque — contenu dans une enveloppe cachetée. — Je prie Votre Majesté de peser tous les mots de ma phrase. À mon sens, il y a corrélation entre ce petit fait et le malheur public qui l’a suivi de si près.

Il y eut un silence gênant.

Le Roi continuait de fumer.

Taxis crut nécessaire de préciser davantage.

— J’accuse, en un mot, reprit-il, j’accuse la ballerine nommée Mirabelle d’avoir machiné une intrigue diabolique dans le but d’entraîner à l’abîme une âme que tant de soins et de piété paternelle, avaient conservée à l’état de candeur. J’accuse cette coquine d’avoir été l’entremetteuse du crime qui s’est perpétré ! Le nom du suborneur, nous le saurons plus tard ; il n’importe ; mais qu’il ait connu Mirabelle et qu’elle lui ait permis d’arriver à ses fins, c’est ce que je me fais fort de démontrer par la suite de l’instruction si Votre Majesté n’y met pas d’obstacle.

Pausole leva les deux mains.

— Nous n’en sortirons pas ! dit-il découragé. Cela se complique de plus en-plus. Et que sont devenues ces danseuses ?

— Parties le même jour pour Narbonne.

— Vous le voyez bien ! nous n’en sortirons pas ! C’est une affaire inextricable.

— Pardon. Deux coupables : deux informations. L’un est en France, nous allons télégraphier à la place Vendôme et après les formalités nécessaires nous obtiendrons de le faire extrader. Le détournement de mineure est chef d’inculpation prévu par les traités internationaux. De ce côté, rien d’embarrassant. Quant à l’autre coupable, nous le tenons, il est là. Dites un mot, et je l’arrête.

Le Roi dirigea son regard vers Taxis toujours debout.

— Vous êtes un homme dangereux, seigneur Grand-Eunuque. Utile, mais dangereux. Si les destinées vous avaient mis à ma place, je ne donnerais pas un rouge liard du bonheur de mon pauvre peuple. Vous êtes un caïman, Taxis. Vous avez l’œil féroce d’un sénateur français. Et puis vous ne me comprenez pas.

Il secoua la cendre de sa cigarette avec un geste de lassitude.

— Je vais réfléchir à tout ceci. Votre rapport est instructif, et s’il conclut du possible au certain, cela ne me dispense pas de méditer les hypothèses qu’il suggère. J’y songerai tout à loisir ; dès demain je prendrai une résolution. Attendez. Calmez-vous.

Il se leva, et, plus franchement :

— D’ici là, soupira-t-il, j’aurais bien besoin de penser à autre chose. Cette préoccupation m’accable. Pour peu qu’elle persiste, j’en ferai une maladie. Parlez-moi, mon ami. Changez l’ordre de mes idées.

Taxis enfla sa poitrine en baissant les yeux et poussa un soupir ému. Le ton bienveillant du Roi l’enhardissait. Il crut le moment opportun pour aborder un sujet qui lui tenait fort à cœur.

— Oserais-je donc, fit-il, attirer l’attention de Votre Majesté sur ma modeste personne ? Et si mes services, ou du moins mes efforts, recueillent l’auguste approbation de celui qui peut seul en juger l’importance, me sera-t-il permis d’exprimer ici l’espoir dont je me plais parfois à bercer mes solitudes ?

— Que signifie ce galimatias ? dit Pausole. Exprimez donc. Ne préambulez point.

— Je ne suis que commandeur de l’ordre des Colombes. Certes, et je me hâte de le dire, mes humbles ambitions personnelles sont comblées ; mais ma vieille mère, du fond de son hameau jurassien, aurait une joie bien touchante et peut-être un regain de vie à me savoir grand-officier… J’ajoute qu’à mon sens, la haute charge dont Votre Majesté a daigné me donner l’investiture mérite une distinction honorifique à laquelle je n’eusse point songé si le bon plaisir du Roi ne m’avait pas élevé au sommet de la hiérarchie palatiale. Je parle ici, non pour Taxis, mais pour le chef de la maison civile, et pour la cause de l’autorité !… Ma demande est entièrement désintéressée.

Pausole temporisa :

— Nous verrons. Un peu plus tard. Vous avez aujourd’hui une affaire délicate à mener dans la bonne voie. Si vous vous en tirez, je vous donnerai la plaque ; c’est faveur promise. Continuez ? vos rapports.

— La Princesse…

— Encore elle ? Ne s’est-il rien passé depuis hier soir que vous me fatiguiez ainsi la tête avec un événement vieux déjà de trente-six heures ?

— Si fait. Je n’osais pas…

— Ah ! mais parlez ! je vous y invite.

— Sire, il s’agit d’un attentat injurieux et exécrable, mais dont le caractère est grotesque. Un souffle de démence traverse le palais. Il ne convient pas que Votre Majesté s’arrête à de telles fredaines, sujet indigne de ses réflexions dans les circonstances actuelles. Je veillais. J’ai puni. L’auteur de cette escapade peut attendre d’être jugé.

— Que de peines pour obtenir l’exposé d’un fait ! Je vous écoute, Taxis ! Qui est le délinquant ?

— C’est un page, le dernier nommé de la compagnie, celui-là même dont je me suis plaint tant de fois à Votre Majesté. Il a mis le comble à ses friponneries par un acte inqualifiable. J’ai plus de honte à le rapporter qu’il n’en a eu à l’accomplir.

— Enfin, qu’a-t-il fait ?

— Voici… L’honorable M. Palestre, ministre des Jeux publics, conserve encore malgré son âge un penchant déterminé vers les amours ancillaires. Votre Majesté l’ignore peut-être. Quant à moi, je ne l’excuse point. Toujours est-il que cette faiblesse d’un vieillard si respectable par ailleurs défrayait les conversations des pages. Le plus malfaisant d’entre ces jeunes chenapans résolut de surprendre M. Palestre à l’instant où il convenait le moins que M. Palestre fût surpris. Il se posta sous le lit de la camérière avec qui le ministre faisait ses déportements — votre propre camérière, Sire — et quand, à de certains signes que je ne pourrais ni ne voudrais décrire, il estima que ses deux victimes devaient être dans l’état de distraction favorable à ses desseins, il sortit de sa retraite et jeta sur le couple un filet de tennis…

— Ha ! ha ! ha ! fit le roi.

— … Il le noua au pied du lit, forçant ainsi M. Palestre et la femme de chambre à garder, quoi qu’ils en eussent, la plus licencieuse des attitudes.

— Ha ! Ha !

— Et non content d’avoir été l’acteur et le témoin de cette triste scène, il appela tout le corps des pages dans la chambre du scandale, le multipliant ainsi par le nombre des spectateurs. Les incidents qui suivirent furent d’un tel caractère que la malheureuse servante en garde le lit pour huit jours, de fatigue et d’émotion. Voilà pourquoi ce matin, à votre réveil, vous avez entrevu un visage nouveau… Sire, je suis confondu que vous accueilliez avec cette gaieté sympathique une scélératesse que j’aurais jugée digne de toutes les flétrissures, en attendant les châtiments.

Pausole protesta :

— Non pas ! Vous avez, Taxis, une méthode de généralisation qui vous pousse à l’erreur facile. Vous classifiez les gestes et les actes selon je ne sais quelle table de mathématiques morales où ils ne reconnaissent pas leur ordonnance naturelle. Plus que vous encore je hais le grivois. La volupté qui rit n’existe point. Le plaisir touche de plus près à la douleur qu’à la gaieté. Ceci proclamé en principe, l’anecdote que vous me révélez n’en est pas moins excellente.

— Votre Majesté raille.

— Je n’en fais rien. L’histoire est admirable et presque divine, en ce qu’elle est d’abord renouvelée des Grecs. Ainsi fut surprise et enclose dans un filet à mailles de fer la coupable Aphrodite chez le dieu des batailles. Ce souvenir classique inspirant l’un de mes pages est bien pour me satisfaire.

— Classique ? Sire, dites païen.

— Ensuite, observez que ce jeune homme, au lieu d’imiter au hasard la tradition olympienne, a pris un filet de tennis pour en envelopper justement le ministre des Jeux publics. Ceci dénote un esprit personnel et des idées indépendantes…

— Soit. Deux tares, il me semble.

— Enfin, je loue au plus haut point l’intention moralisatrice qui plane sur toute la scène. Il est ridicule et odieux qu’un vieillard de soixante-dix-huit ans aille partager le lit d’une servante qui est peut-être son arrière-petite-fille. On ne sait jamais. Si M. Palestre se plaint, il ne peut s’en prendre qu’à lui-même de la posture piteuse en laquelle ces jeunes gens l’ont vu. Quant à ma camérière, elle n’a eu que ce qu’elle méritait la honte résulte de son acte et non pas de son châtiment.

— Alors que dois-je faire du coupable ?

— Le mettre en liberté sur l’heure et l’inviter à venir me voir ici même, où je l’attends. C’est à lui que je demanderai conseil dans ma perplexité présente.

  1. Samuel, VIII, 22.