Les Aventures du roi Pausole/Livre I/Chapitre 9

Bibliothèque Charpentier, Eugène Fasquelle, éditeur (p. 79-87).





CHAPITRE IX



OÙ PAUSOLE SE DÉTERMINE



Je pense qu’Épicure étoit un philosophe
fort sage, qui selon les temps et
les occasions, aimait la volupté en repos
ou la volupté en mouvement.

Saint-Évremond.


Le costume des pages à la cour de Tryphême datait de la Renaissance. Il comprenait un maillot de soie jaune avec un petit pont relevé par deux aiguillettes, une toque à plume de pintade et un pourpoint bleu de roi.

Ce fut sous ce léger uniforme que l’oiseleur de M. Palestre se présenta, saluant de la toque et les deux jambes réunies.

— Comment t’appelles-tu, jeune drôle ? demanda Pausole.

— Comme il vous plaira, Sire.

— Voilà qui est déjà fort bien, dit le Roi. Je ne sais rien de plus impertinent que la prétention d’obliger les gens à répéter un nom qui peut ne point leur plaire. Tu m’as conquis dès le premier mot. Dis-moi cependant le nom que tu portes, quitte à le changer si je t’y invite.

— Sire, mon nom s’écrit G, i, g, l, i, o. Prononcez-le comme vous voudrez, à l’italienne ou à la française. Djilio ou Giguelillot.

— Djilio, fit Pausole, c’est un poète et Giguelillot, c’est un fou. Je voudrais que tu fusses l’un et l’autre.

— Je le voudrais aussi, dit le page très sérieux. Et je le désire si ardemment que je finirai peut-être par y arriver.

— Pourquoi veux-tu être poète ?

— Pour ne rien voir, fût-ce une mouche, avec l’œil de mon voisin.

— Tu n’aimes pas ton voisin ?

— Je ne lui veux pas de mal. J’aime mieux ne pas être lui, voilà tout.

— Et pourquoi veux-tu être un fou ?

— Si mon voisin m’appelle un fou, je comprendrai tout de suite que je ne lui ressemble pas.

— Mais si tu deviens pire ?

— C’est bien difficile.

— Comment le sauras-tu ?

— À son attitude. S’il me laisse en repos, c’est que j’aurai perdu. S’il m’attaque, c’est que je serai heureux.

Pausole eut un geste impulsif :

— Prends une cigarette ! dit-il.

Et il la lui tendait d’une main familière.

— Jugeras-tu de la même manière si ton voisin est une voisine ?

— Oh du tout.

— Pourquoi ?

— Les femmes ne sont pas de l’espèce humaine.

— J’espère que tu ne le leur dis pas ?

— Je ne leur dis que du bien d’elles et je le pense toujours.

— Comment les regardes-tu ?

— Comme les meilleures créatures qui soient ; les seules qui sachent rendre le bien pour le bien. Ou même pour le mal, au besoin. Je ne leur ai que de la reconnaissance et pourtant je n’ai rien fait pour elles, que d’en flatter beaucoup et d’en aimer une.

Pausole le considérait :

— Es-tu heureux ? continua-t-il.

— Non. Ni vous non plus, Sire, cela s’entend.

— Alors, pourquoi es-tu gai ?

— Pour me faire croire que je suis heureux.

— Et que te manque-t-il ?

— Comme à vous, Sire, il me manque une existence imprévue, le merveilleux, les événements.

— Les événements… J’en ai trop.

— Mais vous n’en profitez pas.

— Duquel me parles-tu ?

— De celui que vous pensez.

— Je ne vois pas du tout comment celui-là pourrait me rendre heureux si je ne le suis point, fit Pausole d’un ton surpris.

Le page allait répondre, mais ne sachant pas exactement si le Roi le consultait ou le priait de s’expliquer, il attendit d’être éclairé sur cette nuance intéressante.

— Allons, assieds-toi, reprit Pausole. Tu m’as parlé d’un sujet scabreux qui m’absorbe, et tu ne t’es pas dit qu’il valait mieux pour toi paraître l’ignorer. En cela tu as montré que tu mettais les lois de la conversation avant celles de l’étiquette et je t’approuve, mon petit bonhomme. Écoute-moi : je ne suis pas d’avis que les vieillards soient de bon conseil. L’expérience ne sert de rien ; un même fait ne se reproduit jamais dans les mêmes circonstances. Au contraire, il faut bien admettre que la spontanéité sert à quelque chose, puisque à vingt ans on fait sa vie et qu’on n’a rien de plus important à fabriquer de par la suite. C’est pourquoi, malgré la coutume, j’aime mieux prendre ton sentiment que de consulter, par exemple, le vénérable M. Palestre.

Giglio resta impassible.

Pausole, toujours plus expansif, continua comme s’il s’adressait à un confident familier :

— Jamais, disait-il, je ne me résoudrai à faire poursuivre cette enfant par la police de mon royaume. Il n’est pas convenable non plus que je la fasse ramener au palais par un envoyé spécial ; car, si je la sépare de l’inconnu qu’elle a gentiment suivi, ce n’est point certes pour la confier à un légat tout aussi compromettant et moins sympathique à ses yeux. Quant à lui dépêcher une femme, ce serait une pitoyable idée. Je n’y songerai pas un instant.

— Pourquoi ne pas aller la chercher vous-même ?

— Moi ?

— Vous !

— Moi-même ?

— Sans doute !

— Moi, m’en aller aux aventures à la recherche d’une petite fille qui s’est sauvée à travers champs avec un jeune premier que personne ne connaît ?

— Oui.

— Mon ami, tu abuses de ta vocation de fou.

— Pardon, Sire, ai-je le droit de vous poser une question ?

— Laquelle ?

— Désirez-vous réellement que Son Altesse rentre au palais ?

Pausole encastra son menton dans l’angle de sa main droite.

— C’est une question que je n’avais pas encore agitée, fit-il.

Mais après une réflexion brève :

— Oui. J’en ai le désir sincère. Cette escapade ne lui vaut rien.

— Vous en êtes certain ?

— Certain.

— Eh bien, comme d’une part vous venez de découvrir que vous ne pouviez envoyer à la poursuite de la Princesse ni un homme, ni une femme, ni une bête de la police (c’est-à-dire, en un mot, personne), et comme d’autre part vous êtes résolu à la prier de revenir ici, je ne vois qu’un moyen de le lui faire savoir, c’est d’aller le lui dire vous-même.

— Tu as l’esprit logique ?

— C’est le propre des fous.


Le Roi se leva, parcourut la chambre d’un pas large et balancé, puis ouvrant les bras en signe d’acquiescement :

— C’est indiscutable, dit-il. Et je serais arrivé aux mêmes conclusions si j’avais eu le temps de songer à tout cela.

— Alors…

— Alors, interrompit le Roi qui s’animait visiblement dans l’influence de son page, tout se simplifie aussitôt, et je n’ai plus qu’une résolution à prendre ! — Ou bien je laisserai cette petite faire le voyage de sept mois dont sa lettre m’annonce le projet ; — ou bien j’irai lui parler en personne et je la ramènerai au palais qu’elle n’aurait jamais dû quitter !

Le page comprit d’un coup d’œil que s’il laissait Pausole réfléchir en silence, toute cette belle ardeur s’éteindrait dans une cendre d’inertie.

— Sire, il faut partir, affirma-t-il. Cela est bon, non seulement pour Son Altesse, mais davantage encore pour vous. Si, comme vous le laissez voir, vous n’êtes plus heureux, c’est qu’un homme a détruit l’avenir nonchalant que vous vous réserviez avec tant de sagesse. Pour vous délivrer du soin de vouloir chacun de vos actes, vous avez remis votre existence aux mains d’un monsieur qui n’y comprend rien et qui la guide tout de travers. C’est lui qui vous désappointe. C’est lui qui écarte de vous un bonheur toujours possible et toujours nouveau chaque matin. Vous périssez dans sa routine ; vous mourez de monotonie. Demain, son calendrier vous impose la Reine Denyse. L’aimez-vous ? Non. Vous ne l’aimez point. Et pourtant vous la subirez. Vous continuerez d’habiter les mêmes chambres, le même fauteuil, de voir le même horizon dans le cadre de la même fenêtre. Échappez donc à tout cela ! Il y a si peu de jours dans la vie : faites que pas un d’eux ne ressemble au suivant.

— Mais alors qui me conseillera, si je me lance dans cette équipée ?

— Qui ? Le hasard, la fantaisie. Laissez-vous tenter par la fortune de chaque jour et promener par la bonne étoile. Son conseil est facile à suivre.

— Puissé-je ne pas arriver, dit Pausole en secouant la tête, comme Melchior ou Balthazar, devant une crèche blonde et un petit enfant…

— Quand cela serait ? vous l’aimeriez. — Tu as raison. Et d’ailleurs nous y serons plus tôt. Les fugitifs dorment à deux pas. Il ne s’agit pas d’un voyage. Demain nous les rejoindrons sans doute.

— Vous partez ? Vous partez vraiment ?

— Je pars. Viens avec moi, petit. J’ai plaisir à te regarder vivre.

Ils sortirent côte à côte. Pausole avait mis la main sur l’épaule de son page et marchait d’un pas énergique.

Au tournant d’un corridor ils rencontrèrent Taxis.

Le Roi s’arrêta, la tête droite :

— Monsieur le Grand-Eunuque, dit-il, j’ai pris une détermination. J’irai moi-même à la recherche de la Princesse Aline. Annoncez mon départ pour demain matin et faites seller ma mule à dix heures et demie. Ce jeune homme m’accompagnera.

Taxis eut l’habileté de se taire.

Pausole l’examina quelque temps, comme s’il pesait sa propre audace, puis d’un ton soudain radouci :

— Au fait, conclut-il, vous viendrez avec nous.


FIN DU LIVRE PREMIER