Les Aventures de Til Ulespiègle/XXXIX
CHAPITRE XXXIX.
le soufflet dans la cour.
Rostock, dans le pays de Mecklembourg, Ulespiègle s’engagea comme garçon forgeron.
Or, le forgeron avait l’habitude de
dire, quand le garçon devait tirer les soufflets :
« Ha ho ! suis-moi avec les soufflets. » Un jour il dit
cela à Ulespiègle, et sortit incontinent dans la cour
pour lâcher de l’eau. Ulespiègle prit un des soufflets
sur son dos et suivit son maître dans la cour, et lui
dit : « Maître, voici un des soufflets ; dites-moi où
je dois le mettre, pour que j’aille chercher l’autre. »
Le maître se retourna et lui dit : « Mon cher garçon,
je ne l’entendais pas ainsi ; retourne-t’en et remets
le soufflet à sa place. » Ulespiègle obéit. Le maître
résolut de le punir, et il se décida à se lever toutes
les nuits à minuit pendant cinq jours de suite, pour
éveiller son garçon et se mettre au travail. Il éveillait
donc les garçons et les faisait forger. Le compagnon
d’Ulespiègle dit à celui-ci : « À quoi pense notre maître, de nous réveiller si matin ? Ce n’est pas son
habitude. – Si tu veux, dit Ulespiègle, je le lui demanderai. »
L’autre répondit oui, et Ulespiègle dit
au forgeron : « Cher maître, comment se fait-il que
vous nous éveillez si tôt ? Il n’est que minuit. –
C’est mon habitude, répondit le maître, que pendant
les huit premiers jours mes garçons ne doivent rester
au lit que la moitié de la nuit. » Ulespiègle ne dit rien,
ni son compagnon non plus. La nuit suivante, le
maître les réveilla encore à minuit. Ulespiègle laissa
son compagnon partir avec le maître, puis il prit
son matelas et se l’attacha sur le dos. Quand le fer
fut chaud, Ulespiègle descendit en courant de son
grenier, vint à la forge et se mit à battre le fer, dont
les étincelles sautaient sur le matelas qu’il avait sur
le dos. Le maître lui dit : « Que fais-tu ? Es-tu fou ?
Ne pouvais-tu laisser le lit à sa place ? – Maître,
répondit Ulespiègle, ne vous fâchez pas ; c’est mon
habitude de passer une moitié de la nuit sur mon lit
et l’autre moitié dessous. » Le maître se mit en colère,
et lui dit : « Rapporte-moi ce lit où tu l’as pris, et de
là sors de chez moi, maudit polisson ! » Ulespiègle
dit oui et monta au grenier, où il remit le lit où il
l’avait pris. Puis il prit une échelle, fit un trou à la
toiture, monta dessus, tira l’échelle sur le toit, la plaça
de façon à pouvoir descendre dans la rue, descendit
et s’en alla. Le maître, entendant du bruit, monta
au grenier avec l’autre garçon, et vit qu’Ulespiègle
avait fait un trou à la toiture et s’en était allé par
là. Il saisit la broche et voulait courir après lui. Mais le garçon l’arrêta et lui dit : « Maître, écoutez-moi :
il n’a fait que ce que vous lui avez commandé. Vous
lui avez dit de remonter le lit au grenier et de s’en
aller de là. C’est ce qu’il a fait, comme vous voyez. »
Le maître se laissa calmer. D’ailleurs, que pouvait-il
faire ? Ulespiègle était parti, et il n’y avait qu’à faire
réparer la toiture. Le garçon lui dit : « Avec de pareils
compagnons il n’y a pas grand’chose à gagner. Celui
qui ne connaît pas Ulespiègle n’a qu’à avoir affaire
à lui : il le connaîtra bientôt. »