Les Aventures de Til Ulespiègle/XL
CHAPITRE XL.
et autres outils d’un forgeron, et les
forge ensemble.
orsque Ulespiègle sortit de chez le forgeron,
on était à l’entrée de l’hiver. Il faisait très
froid, et il gelait fort ; les vivres étaient
chers, si bien que beaucoup d’ouvriers étaient sans
ouvrage, et Ulespiègle n’avait pas d’argent pour
vivre. Il s’en alla plus loin, et arriva dans un village
où il y avait aussi un forgeron, qui le prit comme
ouvrier. Mais Ulespiègle n’avait guère envie de rester
là garçon forgeron, s’il n’y eût été forcé par la
faim et les rigueurs de l’hiver, et il se dit : « Supporte
tout ce que tu pourras supporter, et, tant que les
grands froids dureront, fais ce que voudra le forgeron. » Le forgeron ne se souciait pas de le prendre, à cause de la cherté des vivres. Ulespiègle le pria de
lui donner de l’ouvrage, disant qu’il ferait tout ce
qu’il voudrait, et qu’il mangerait ce que les autres
ne voudraient pas. Le forgeron était méchant et railleur,
et il se dit : « Prends-le à l’essai pour huit jours ;
tu ne te ruineras pas à le nourrir pendant si peu de
temps ! » Le matin ils commencèrent à forger, et le
forgeron fit travailler durement Ulespiègle, à la
forge et aux soufflets, jusqu’à midi, heure du dîner.
Le forgeron avait des latrines au milieu de sa cour.
Au moment de se mettre à table, il prit Ulespiègle,
le conduisit aux latrines, et lui dit : « Vois, tu as dit
que tu mangerais ce que personne ne voudrait manger,
afin que je te donne de l’ouvrage. Voilà quelque
chose que personne ne veut manger ; mange-le. »
Là-dessus il rentre et se met à table, laissant Ulespiègle
dans les latrines. Ulespiègle ne répondit rien
et pensa en lui-même : « Te voilà pris. Tu as souvent
fait des farces aux autres, des tours pareils et de
pires ; te voilà mesuré avec ta mesure ; comment
vas-tu maintenant prendre ta revanche ? car il faut
que tu te venges, l’hiver fût-il encore plus rude. »
Ulespiègle travailla jusqu’au soir. Le forgeron lui
donna un peu à manger, car il avait jeûné toute la
journée, et se rappelait encore qu’on l’avait envoyé
aux latrines. Comme Ulespiègle voulut aller se coucher,
le forgeron lui dit : « Lève-toi demain matin de
bonne heure ; la servante tirera le soufflet, et tu
forgeras tout ce que tu auras et tu en feras des clous à ferrer en attendant que je me lève. » Ulespiègle alla
se coucher. En se levant, il se dit qu’il se vengerait
de son maître, dût-il marcher dans la neige jusqu’aux
genoux. Il fit un grand feu, prit les tenailles et les
mit à rougir, et les forgea en une barre de fer. Il fit
de même des deux marteaux et des autres outils.
Puis il prit le panier où étaient les clous à ferrer les
chevaux et en retira les clous, dont il coupa les têtes.
Ensuite il prit son tablier, car il entendait venir le
forgeron, et s’en alla. Le forgeron entra dans sa forge,
et vit que ses clous étaient décapités, et que les marteaux,
les tenailles et autres outils étaient forgés
ensemble. Il entra en fureur et demanda à la servante
où était le garçon. La servante répondit qu’il était
parti. Le forgeron se mit à jurer en disant : « Il est
parti comme un vrai mauvais sujet. Si je savais où
le trouver, quand même ce serait hors de la ville, je
courrais après et je le rouerais de coups. » La servante
dit : « En sortant il a écrit quelque chose sur la porte ;
c’est une figure qui ressemble à une chouette. » Car
Ulespiègle avait cette habitude : quand il faisait
quelque méchanceté dans un endroit où il n’était
pas connu et où l’on ne savait pas son nom, il prenait
de la craie ou un charbon et dessinait sur la porte
une chouette au-dessus d’un miroir, et il écrivait
au-dessous en latin : « Hic fuit. » C’est ce qu’il avait
dessiné sur la porte du forgeron. Quand celui-ci sortit,
il vit ce dessin, comme sa servante le lui avait dit.
Comme il ne savait pas lire, il s’en alla chez le curé
et le pria de venir avec lui, et de lire ce qui était écrit sur sa porte. Le curé le suivit, et vit l’écriture
et le dessin. Il dit alors au forgeron : « Cela signifie
qu’Ulespiègle a été ici. » Le curé avait beaucoup
entendu parler d’Ulespiègle, et savait quel compagnon
c’était. Il reprocha au forgeron de ne pas l’avoir
fait avertir, parce qu’il aurait été bien aise de voir
Ulespiègle. Le forgeron se mit en colère contre le
curé et lui dit : « Comment pouvais-je vous le faire
dire, puisque je ne le savais pas moi-même ? Mais
maintenant je sais bien qu’il a été chez moi ; je m’en
aperçois bien à mes outils ; si jamais il revient, il n’y
aura chose qui me retienne. » Avec un chiffon mouillé
il effaça ce qui était dessiné sur sa porte, en disant :
« Je ne veux pas avoir les armes d’un vaurien peintes
sur ma porte. » Là-dessus le curé s’en alla et laissa là
le forgeron ; quant à Ulespiègle, il était loin et ne revint pas.