Les Aventures de Til Ulespiègle/XXXVIII

Anonyme
Traduction par Pierre Jannet.
À l’enseigne du pot cassécoll. Scripta Manent, n°44 (p. 96-100).

CHAPITRE XXXVIII.


Comment, au moyen d’une fausse confession,
Ulespiègle escamota un cheval au curé de Kyssenbrück.



À Kyssenbrück, juridiction d’Assebourg, Ulespiègle ne recula pas devant une mauvaise friponnerie. Il y avait là un curé qui avait une très jolie servante et un bon petit cheval, et qui tenait beaucoup à l’un et à l’autre, au cheval comme à la servante. Or, le duc de Brunswick avait été à Kyssenbrück, et avait fait prier le curé de lui céder son cheval, qu’il lui payerait plus qu’il ne valait. Le prêtre avait constamment refusé, disant qu’il ne voulait pas céder son cheval, qu’il y tenait beaucoup, et le prince n’avait pas osé le lui prendre. Ulespiègle entendit parler de cela, et dit au prince : « Gracieux Seigneur, que me donnerez-vous si je vous fais avoir le cheval du curé de Kyssenbrück ? – Si tu y parviens, dit le duc, je te donnerai l’habit que j’ai sur moi. » C’était un camelot rouge brodé de perles. Ulespiègle accepta, monta à cheval, et s’en alla de Wolfenbüttel à Kyssenbrück, et descendit chez le curé, où il était connu, car il y avait été déjà souvent, et où il fut bien reçu. Quand il y eut séjourné pendant trois jours, il commença à faire comme s’il était bien malade, et ne faisait cas de rien, et s’alita complètement. Cela fit beaucoup de peine au curé et à sa servante, qui ne savaient que faire. Bientôt Ulespiègle fut si malade, que le curé l’engagea à se confesser et à se réconcilier avec Dieu. Ulespiègle y consentit. Alors le curé se mit en devoir de le confesser, et commença par l’exhorter à penser à son âme, car il avait eu dans sa vie bien des aventures, et à faire en sorte que le Seigneur tout-puissant lui pardonnât ses péchés. Ulespiègle répondit d’une voix faible qu’il n’avait rien à ajouter à sa confession, si ce n’est un péché qu’il ne pouvait lui confesser, et le pria de lui faire venir un autre prêtre, à qui il s’en confesserait ; car, s’il le lui révélait, il craignait qu’il ne se fâchât. Quand le curé entendit cela, il pensa qu’il y avait quelque chose là-dessous ; il voulut s’en assurer, et dit : « Cher Ulespiègle, il n’y a pas d’autre prêtre d’ici à bien loin, et je ne pourrais en avoir un de longtemps ; si tu mourais dans l’intervalle, toi et moi répondrions devant Dieu de ce retard. Dis-moi ce que c’est. Le péché ne peut être si grand que je ne puisse t’en absoudre ; d’ailleurs, que me servirait de me mettre en colère ? Je ne peux révéler ta confession. – Je veux bien m’en confesser, alors, dit Ulespiègle. Le péché n’est d’ailleurs pas énorme ; ce qui me fait de la peine, c’est que cela va vous fâcher et vous mettre en colère, car cela vous intéresse. » Alors le curé eut encore plus envie de savoir la chose, et lui dit que s’il lui avait volé ou filouté quelque chose, ou fait quelque dommage, ou quoi que ce fût, qu’il le lui confessât. Ulespiègle répondit : « Ah ! cher monsieur, je sais que vous vous mettrez en colère ; mais je sens que ma fin approche ; je vais vous le dire, arrive ce qu’il plaira à Dieu. Or, cher monsieur, voici ce que c’est : J’ai couché avec votre servante. – Combien de fois ? demanda le curé. – Cinq fois, répondit Ulespiègle. » Le curé se dit qu’elle recevrait pour cela cinq coups de bâton. Il donna promptement l’absolution à Ulespiègle, puis il s’en alla dans sa chambre et fit venir sa servante. Il lui demanda si elle avait couché avec Ulespiègle. Elle répondit que non, que c’était un mensonge. Le curé lui dit qu’Ulespiègle le lui avait confessé, et qu’il le croyait. La servante dit non ; le curé dit oui. Puis il prit un bâton et se mit à la battre à tour de bras. Ulespiègle était dans son lit et riait, et pensait en lui-même : « Cela va bien ; mon plan réussira. » Il resta couché toute la journée. Le lendemain matin, il dit que ses forces avaient repris dans la nuit. Il se leva et dit qu’il voulait s’en aller, et demanda le compte de ce qu’il avait dépensé pendant sa maladie. Le curé compta avec lui ; mais il était tellement troublé qu’il ne savait ce qu’il faisait, et il fut content, quelque chose qu’Ulespiègle lui donnât, pourvu qu’il partît. Il en fut de même de la servante, qui avait été battue à cause de lui. Quand Ulespiègle fut prêt à partir, il dit au curé : « Monsieur, vous avez révélé ma confession. Je vous préviens que je m’en vais à Halberstadt, et que je le dirai à l’évêque. » Quand le curé entendit qu’Ulespiègle voulait lui susciter des embarras, il oublia sa colère, et le pria de se taire. Il lui dit que cela lui était arrivé dans un moment de colère, et qu’il lui donnerait vingt florins s’il voulait ne pas se plaindre. Ulespiègle répondit : « Non, je ne me tairais pas pour cent florins. Je veux aller me plaindre, comme il convient. » Le curé, les larmes aux yeux, pria la servante de demander à Ulespiègle ce qu’il voulait pour se taire, et de le lui donner. À la fin Ulespiègle consentit à se taire si on voulait lui donner le cheval, déclarant qu’il ne se tairait qu’à cette condition. Le curé tenait beaucoup à son cheval, et lui eût donné plus volontiers tout son argent. Mais il fut contraint de donner le cheval. Ulespiègle l’emmena à Wolfenbüttel. Quand il arriva sur la chaussée, le duc était sur le pont-levis, qui le vit venir avec son cheval. À l’instant il ôta son habit, qu’il avait promis à Ulespiègle, et, s’adressant à lui, lui dit : « Voilà, mon cher Ulespiègle, l’habit que je t’ai promis. – Gracieux seigneur, dit Ulespiègle en mettant pied à terre, voilà votre cheval. » Cela fit grand plaisir au prince, et Ulespiègle dut lui raconter comment il s’y était pris pour l’obtenir du curé. Le prince rit beaucoup, et donna à Ulespiègle un autre cheval. Le curé se désolait de la perte de son cheval, et battit sa servante bien des fois à cause de cela, si bien qu’elle le quitta. C’est ainsi qu’il perdit cheval et servante.