Les Aventures de Til Ulespiègle/LXXXVIII

Anonyme
Traduction par Pierre Jannet.
À l’enseigne du pot cassécoll. Scripta Manent, n°44 (p. 208-210).

CHAPITRE LXXXVIII.


Comment Ulespiègle monta sur la charrette d’un paysan
qui portait des prunes au marché d’Einbeck,
et lui salit sa marchandise.



Une fois, les nobles princes de Brunswick donnèrent un tournoi, avec courses de bagues et autres réjouissances, dans la ville d’Einbeck, où se trouvèrent beaucoup de princes et seigneurs étrangers avec leur suite. C’était en été, à l’époque de la maturité des prunes et autres fruits. Or, il y avait à Oldenburg, près d’Einbeck, un bon paysan simple et naïf qui avait un jardin planté de pruniers. Il fit cueillir une charretée de prunes et partit pour les conduire à Einbeck, où se trouvait alors beaucoup de monde, pensant que c’était une bonne occasion pour les vendre. Comme il approchait de la ville, il trouva Ulespiègle couché sous un arbre à l’ombre, lequel avait tant mangé et tant bu à la cour, qu’il ne pouvait plus ni boire ni manger, et qu’il avait plus l’air d’un mort que d’un homme en vie. Quand le bon paysan arriva près de lui, Ulespiègle lui dit d’une voix mourante : « Ah ! mon bon ami, voilà trois jours et trois nuits que je suis là malade, sans que personne vienne à mon secours ; si je dois y rester encore un jour, je mourrai de faim et de soif. Je t’en prie, pour l’amour de Dieu, mène-moi près de la ville. – Ah ! mon bon ami, répondit le paysan, je le voudrais bien, mais j’ai des prunes dans mon tombereau ; si je t’y mets, tu me les gâteras. – Prends-moi, dit Ulespiègle, je me tiendrai sur le devant du tombereau. » Le bon paysan était vieux, et il eut beaucoup de peine à soulever le méchant vaurien, qui se faisait lourd tant qu’il pouvait, et à le hisser sur son tombereau. Quand cela fut fait, il marcha tout doucement pour ménager le malade. Au bout de quelque temps, Ulespiègle retira sans bruit la paille qui recouvrait les prunes, défit ses grègues, et lâcha tout ce qu’il avait dans le ventre sur les prunes du pauvre homme, puis il les recouvrit avec la paille. Lorsque le paysan fut près d’entrer en ville, Ulespiègle lui cria aussi haut qu’il put : « Arrête, arrête ! aide-moi à descendre de ta voiture ; je resterai ici devant la porte de la ville. » Le brave homme aida le mauvais garnement à descendre de sa voiture, et continua sa route droit vers le marché. Quand il y fut arrivé, il détela son cheval et le conduisit à l’auberge. Il y avait beaucoup de monde au marché, entre autres un individu qui était toujours le premier à marchander ce qui arrivait, bien qu’il achetât rarement. Il s’approcha du tombereau, retira la paille à moitié et se couvrit d’ordure les mains et les habits. En ce moment arriva le bon paysan revenant de son auberge. Ulespiègle s’était déguisé et arriva d’un autre côté, et dit au paysan : « Qu’as-tu apporté au marché ? – Des prunes, répondit le paysan. » Ulespiègle lui dit : « Tu as fait un tour de vaurien : tes prunes sont couvertes d’ordure ; on devrait te bannir du pays, avec tes prunes. » Le paysan regarda dans son tombereau ; il vit que c’était vrai, et dit : « J’ai trouvé à quelque distance de la ville un malade qui ressemblait à l’homme que voilà, excepté qu’il était vêtu autrement ; je l’ai porté pour l’amour de Dieu jusqu’à la porte de la ville ; c’est cette affreuse canaille qui m’a fait ce tort. – Ce vaurien mériterait bien d’être battu, » dit Ulespiègle. Le pauvre homme fut obligé de conduire ses prunes à la voirie, et ne put les vendre.