Les Aventures de Til Ulespiègle/LXXXIX

Anonyme
Traduction par Pierre Jannet.
À l’enseigne du pot cassécoll. Scripta Manent, n°44 (p. 211-213).

CHAPITRE LXXXIX.


Comment Ulespiègle compta les moines de Marienthal
qui allaient à matines.



Après avoir bien couru le monde, Ulespiègle était devenu vieux et chagrin. Il fut pris de la peur de l’enfer, et résolut d’entrer dans un couvent de moines mendiants, pour y finir ses jours en servant Dieu pour expier ses péchés, afin d’être sauvé lorsque Dieu disposerait de lui. Il s’adressa pour cela à l’abbé de Marienthal, et le pria de le recevoir dans sa communauté, ajoutant qu’il donnerait au couvent tout ce qu’il laisserait à sa mort. L’abbé, qui ne détestait pas les fous, lui dit : « Tu es encore valide ; je t’admettrai comme tu le demandes, mais il faudra que tu travailles et que tu aies un emploi, afin que tu voies que mes frères et moi nous avons tous à travailler, et que chacun a un office à remplir. – Volontiers, Monsieur, dit Ulespiègle. — Eh bien ! au nom de Dieu ! Comme tu n’aimes pas le travail, tu seras notre portier. Tu resteras dans ta cellule, et tu n’auras pas autre chose à faire qu’à monter la bière de la cave et ouvrir et fermer la porte. – Que Dieu vous récompense, digne seigneur, dit Ulespiègle, de ce que vous êtes si bienveillant pour moi, pauvre vieillard malade. Je ferai tout ce que vous me commanderez, et rien de ce que vous me défendrez. – Voilà la clé, lui dit l’abbé ; tu ne laisseras pas entrer tout le monde : tu laisseras entrer seulement le tiers ou le quart de ceux qui se présenteront : car si on recevait trop de monde, les visiteurs mangeraient tout le bien du couvent. – Digne seigneur, dit Ulespiègle, je ferai cela comme il convient. » Il entra tout de suite en fonctions, et de tous ceux qui se présentaient, qu’ils fussent du couvent ou non, il ne laissait entrer que le quart, et jamais davantage. Plainte en fut faite à l’abbé, qui lui dit : « Tu es un vaurien fieffé ! Ne veux-tu pas laisser entrer ceux qui appartiennent au couvent ? – Seigneur, dit Ulespiègle, j’ai laissé entrer le quart, comme vous me l’avez commandé, et pas davantage. Je me suis conformé à vos ordres. – Tu t’es conduit comme un vaurien, » dit l’abbé. Il aurait bien voulu être délivré de lui. Il installa un autre portier, car il vit bien qu’Ulespiègle ne se corrigerait pas de sa malice invétérée.

Il lui donna alors un autre emploi, et lui dit : « Tu compteras les moines la nuit à matines, et si tu n’es pas exact, tu t’en iras d’ici. – Seigneur, dit Ulespiègle, ce sera une besogne pénible pour moi, mais si cela ne peut être autrement, je le ferai de mon mieux. » Pendant la nuit il rompit quelques marches de l’escalier. Le prieur était un vieux moine bon et pieux, qui était toujours le premier à matines. Il alla silencieusement à l’échelle, et quand il crut mettre le pied sur les échelons qui avaient été rompus, il tomba et se cassa la jambe. Il se mit à crier piteusement, de façon que les autres moines accoururent pour voir ce qu’il avait, et ils tombèrent l’un après l’autre en croyant descendre par l’échelle. Alors Ulespiègle dit à l’abbé : « Digne seigneur, ai-je bien rempli mon emploi ? J’ai compté tous les moines. » Et il lui donna la marque de bois à laquelle il avait fait une coche pour chaque moine qui tombait. « Tu as compté comme une maudite canaille ! Sors de mon couvent et va-t’en au diable si tu veux. » Ulespiègle partit pour Mollen, où il tomba malade et mourut peu de temps après.