Les Aventures de Til Ulespiègle/LXXXVII

Anonyme
Traduction par Pierre Jannet.
À l’enseigne du pot cassécoll. Scripta Manent, n°44 (p. 203-208).

CHAPITRE LXXXVII.


Comment Ulespiègle fit qu’une femme cassa tous ses
pots de terre, au marché de Brême.



Quand Ulespiègle eut joué ce tour, il s’en alla à Brême, chez l’évêque, dont il était le boute-en-train et qui l’aimait beaucoup, parce que toujours il faisait quelque nouvelle malice, ce qui prêtait à rire à l’évêque. Aussi l’hébergeait-il ainsi que son cheval. Alors Ulespiègle fit comme s’il était las de sa mauvaise vie, et voulut aller à l’église. L’évêque se moqua de lui et finit par le mettre en colère, mais il persista et sortit pour aller à l’église. Au lieu de cela, il alla s’entendre secrètement avec la femme d’un potier qui se tenait au marché pour vendre des pots de terre. Il lui paya toute sa marchandise, et convint avec elle de ce qu’elle aurait à faire quand il lui ferait signe. Puis il retourna auprès de l’évêque, et feignait d’avoir été à l’église. L’évêque recommença ses railleries. Bientôt Ulespiègle lui dit : « Gracieux seigneur, venez avec moi au marché ; il y a là une femme qui vend des pots de terre. Je parie avec vous que, sans m’entendre avec elle, sans lui parler, je ferai qu’elle prendra un bâton et qu’elle cassera elle-même toute sa marchandise. — Je serais bien aise de voir cela, » dit l’évêque ; mais il voulut parier avec lui trente florins que la femme ne le ferait pas. Ulespiègle tint le pari, et s’achemina vers le marché avec l’évêque. Il lui montra la femme et ils s’en allèrent tous les deux à l’hôtel de ville. Ulespiègle se mit à faire des singeries qui devaient, selon lui, porter la femme à casser ses pots. Enfin il fit le signe convenu, et la femme se leva, prit un bâton, et cassa toute sa marchandise, ce qui fit bien rire tous ceux qui étaient au marché et qui virent cela. Lorsque l’évêque fut de retour à son hôtel, il prit Ulespiègle à part et lui dit qu’il fallait qu’il lui expliquât comment il s’y était pris pour faire que la femme cassât ses pots, et qu’alors il lui compterait les trente florins du pari. Ulespiègle lui dit : « Volontiers, gracieux seigneur. » Il lui raconta comment il avait d’abord payé les pots et fait la convention avec la femme, et qu’il n’avait point fait cela par magie, et lui raconta toute l’affaire. L’évêque se mit à rire et lui donna les trente florins, en lui faisant promettre de ne raconter la chose à personne, ajoutant qu’il lui donnerait de plus un bœuf gras. Ulespiègle promit de garder le secret ; il quitta l’évêque et s’en alla.

Lorsque Ulespiègle fut parti, l’évêque, étant un jour à table avec ses chevaliers et domestiques, leur dit qu’il connaissait le secret pour faire que la femme cassât tous ses pots. Ses hôtes ne demandèrent pas à voir la femme casser ses pots, mais ils demandèrent à connaître le secret. L’évêque leur dit : « Si chacun de vous veut me donner un bon bœuf bien gras pour ma cuisine, je vous enseignerai le secret. » On était alors en automne, moment où les bœufs sont les plus gras, et chacun pensa que, quand il devrait perdre une paire de bœufs pour apprendre le secret, cela ne lui ferait pas grand’chose. Ils promirent à l’évêque chacun un bœuf gras, et le livrèrent effectivement, en sorte que l’évêque reçut seize bœufs gras. Et comme chaque bœuf valait quatre florins, il se trouva que les trente florins qu’il avait donnés à Ulespiègle lui rentrèrent au double. Or, comme les bœufs étaient réunis, Ulespiègle arriva à cheval et dit : « La moitié de ce butin m’appartient. » L’évêque lui dit : « Tiens-moi ta promesse et je te tiendrai la mienne ; laisse les maîtres faire aussi leurs affaires. » Il lui donna un bœuf gras, dont Ulespiègle le remercia. L’évêque réunit alors ses chevaliers et domestiques, et leur dit d’écouter, et qu’il allait leur raconter de quelle façon Ulespiègle s’y était pris. Il leur dit qu’il s’était entendu avec la marchande et lui avait payé les pots d’avance. Quand ils entendirent cela, ils eurent l’air vexé de gens qui croient avoir été trompés. Mais aucun d’eux n’osait parler le premier. L’un se grattait l’oreille, l’autre la tête. Ils regrettaient tous leur marché, et s’en voulaient d’avoir ainsi perdu leurs bœufs. Enfin ils en prirent leur parti et se consolèrent en pensant que cela venait de leur maître. Quoiqu’ils eussent déjà livré leurs bœufs, ils croyaient que ce n’était qu’une plaisanterie ; mais ils durent se désabuser et reconnaître qu’ils étaient de grands fous d’avoir donné leurs bœufs pour apprendre ce secret, et que c’était une tromperie. Quant à Ulespiègle, il avait gagné à cela un bœuf gras.