Les Aventures de Télémaque/Fables/03

Didot (p. 453-454).
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III. Histoire d’une jeune princesse.




Il y avait une fois un roi et une reine, qui n’avaient point d’enfants. Ils en étaient si fâchés, si fâchés, que personne n’a jamais été plus fâché. Enfin la reine devint grosse, et accoucha d’une fille, la plus belle qu’on ait jamais vue. Les fées vinrent à sa naissance ; mais elles dirent toutes à la reine que le mari de sa fille aurait onze bouches, ou que si elle ne se mariait avant l’âge de vingt-deux ans, elle deviendrait crapaud. Cette prédiction troubla la reine. La fille avait à peine quinze ans, qu’il se présenta un homme qui avait les onze bouches et dix-huit pieds de haut ; mais la princesse le trouva si hideux, qu’elle n’en voulut jamais. Cependant l’âge fatal approchait, et le roi, qui aimait mieux voir sa fille mariée à un monstre que devenir crapaud, résolut de la donner à l’homme à onze bouches. La reine trouva l’alternative fâcheuse. Comme tout se préparait pour les noces, la reine se souvint d’une certaine fée qui avait été autrefois de ses amies ; elle la fit venir, et lui demanda si elle ne pouvait les empêcher. Je ne le puis, madame, lui répondit-elle, qu’en changeant votre fille en linotte. Vous l’aurez dans votre chambre, elle parlera toutes les nuits, et chantera toujours. La reine y consentit. Aussitôt la princesse fut couverte de plumes fines, et s’envola chez le roi : de là elle revint à la reine, qui lui fit mille caresses. Cependant le roi fit chercher la princesse ; on ne la trouva point. Toute la cour était en deuil. La reine faisait semblant de s’affliger comme les autres ; mais elle avait toujours sa linotte, elle s’entretenait toutes les nuits avec elle. Un jour le roi lui demanda comment elle avait eu une linotte si spirituelle, elle lui répondit que c’était une fée de ses amies qui la lui avait donnée. Deux mois se passèrent tristement. Enfin le monstre, lassé d’attendre, dit au roi qu’il le mangerait avec toute sa cour, si dans huit jours il ne lui donnait la princesse ; car il était ogre. Cela inquiéta la reine, qui découvrit tout au roi. On envoya quérir la fée, qui rendit à la princesse sa première forme. Cependant il arriva un prince qui outre sa bouche naturelle, en avait une au bout de chaque doigt de la main. Le roi aurait bien voulu lui donner sa fille ; mais il craignait le monstre. Le prince, qui était devenu amoureux de la princesse, résolut de se battre contre l’ogre. Le roi n’y consentit qu’avec beaucoup de peine. On prit le jour : lorsqu’il fut arrivé, les champions s’avancèrent dans le lieu du combat. Tout le monde faisait des vœux pour le prince ; mais, à voir le géant si terrible, on tremblait de peur pour le prince. Le monstre portait une massue de chêne, dont il déchargea un coup sur Aglaor ; car c’était ainsi que se nommait le prince : mais Aglaor ayant évité le coup, lui coupa le jarret de son épée, et l’ayant fait tomber, lui ôta la vie. Tout le monde cria victoire ; et le prince Aglaor épousa la princesse, avec d’autant plus de contentement qu’il l’avait délivrée d’un rival aussi terrible qu’incommode.