Les Aventures de Télémaque/Fables/04

Didot (p. 454-458).
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IV. Histoire de Florise.




Une paysanne connaissait dans son voisinage une fée. Elle la pria de venir à une de ses couches, où elle eut une fille. La fée prit d’abord l’enfant entre ses bras, et dit à la mère : Choisissez ; elle sera, si vous voulez, belle comme le jour, d’un esprit encore plus charmant que sa beauté, et reine d’un grand royaume, mais malheureuse ; ou bien elle sera laide et paysanne comme vous, mais contente dans sa condition. La paysanne choisit d’abord pour cet enfant la beauté et l’esprit avec une couronne, au hasard de quelque malheur. Voilà la petite fille dont la beauté commence déjà à effacer toutes celles qu’on avait jamais vues. Son esprit était doux, poli, insinuant ; elle apprenait tout ce qu’on voulait lui apprendre, et le savait bientôt mieux que ceux qui le lui avaient appris. Elle dansait sur l’herbe, les jours de fête, avec plus de grâce que toutes ses compagnes. Sa voix était plus touchante qu’aucun instrument de musique, et elle faisait elle-même les chansons qu’elle chantait. D’abord elle ne savait point qu’elle était belle : mais, en jouant avec ses compagnes sur le bord d’une claire fontaine, elle se vit, elle remarqua combien elle était différente des autres ; elle s’admira. Tout le pays, qui accourait en foule pour la voir, lui fit encore plus connaître ses charmes. Sa mère, qui comptait sur les prédictions de la fée, la regardait déjà comme une reine, et la gâtait par ses complaisances. La jeune fille ne voulait ni filer, ni coudre, ni garder les moutons ; elle s’amusait à cueillir des fleurs, à en parer sa tête, à chanter, et à danser à l’ombre des bois. Le roi de ce pays-là était fort puissant, et il n’avait qu’un fils nommé Rosimond, qu’il voulait marier. Il ne put jamais se résoudre à entendre parler d’aucune princesse des États voisins, parce qu’une fée lui avait assuré qu’il trouverait une paysanne plus belle et plus parfaite que toutes les princesses du monde. Il prit la résolution de faire assembler toutes les jeunes villageoises de son royaume, au-dessous de dix-huit ans, pour choisir celle qui serait la plus digne d’être choisie. On exclut d’abord une quantité innombrable de filles qui n’avaient qu’une médiocre beauté, et on en sépara trente qui surpassaient infiniment toutes les autres. Florise (c’est le nom de notre jeune fille) n’eut pas de peine à être mise dans ce nombre. On rangea ces trente filles au milieu d’une grande salle, dans une espèce d’amphithéâtre, où le roi et son fils les pouvaient regarder toutes à la fois. Florise parut d’abord, au milieu de toutes les autres, ce qu’une belle anémone paraîtrait parmi des soucis, ou ce qu’un oranger fleuri paraîtrait au milieu des buissons sauvages. Le roi s’écria qu’elle méritait sa couronne. Rosimond se crut heureux de posséder Florise. On lui ôta ses habits du village, on lui en donna qui étaient tout brodés d’or. En un instant elle se vit couverte de perles et de diamants. Un grand nombre de dames étaient occupées à la servir. On ne songeait qu’à deviner ce qui pouvait lui plaire, pour le lui donner avant qu’elle eût la peine de le demander. Elle était logée dans un magnifique appartement du palais, qui n’avait, au lieu de tapisseries, que de grandes glaces de miroir de toute la hauteur des chambres et des cabinets, afin qu’elle eût le plaisir de voir sa beauté multipliée de tous côtés, et que le prince pût l’admirer en quelque endroit qu’il jetât les yeux. Rosimond avait quitté la chasse, le jeu, tous les exercices du corps, pour être sans cesse auprès d’elle : et comme le roi son père était mort bientôt après le mariage, c’était la sage Florise, devenue reine, dont les conseils décidaient de toutes les affaires de l’État. La reine, mère du nouveau roi, nommée Gronipote, fut jalouse de sa belle-fille. Elle était artificieuse, maligne, cruelle. La vieillesse avait ajouté une affreuse difformité à sa laideur naturelle, et elle ressemblait à une furie. La beauté de Florise la faisait paraître encore plus hideuse, et l’irritait à tout moment : elle ne pouvait souffrir qu’une si belle personne la défigurât. Elle craignait aussi son esprit, et elle s’abandonna à toutes les fureurs de l’envie. Vous n’avez point de cœur, disait-elle souvent à son fils, d’avoir voulu épouser cette petite paysanne, et vous avez la bassesse d’en faire votre idole : elle est fière comme si elle était née dans la place où elle est. Quand le roi votre père voulut se marier, il me préféra à toute autre, parce que j’étais la fille d’un roi égal à lui. C’est ainsi que vous deviez faire. Renvoyez cette petite bergère dans son village, et songez à quelque jeune princesse dont la naissance vous convienne. Rosimond résistait à sa mère : mais Gronipote enleva un jour un billet que Florise écrivait au roi, et le donna à un jeune homme de la cour, qu’elle obligea d’aller porter ce billet au roi, comme si Florise lui avait témoigné toute l’amitié qu’elle ne devait avoir que pour le roi seul. Rosimond, aveuglé par sa jalousie et par les conseils malins que lui donna sa mère, fit enfermer Florise pour toute sa vie dans une haute tour bâtie sur la pointe d’un rocher qui s’élevait dans la mer. Là, elle pleurait nuit et jour, ne sachant par quelle injustice le roi, qui l’avait tant aimée, la traitait si indignement. Il ne lui était permis de voir qu’une vieille femme à qui Gronipote l’avait confiée, et qui l’insultait à tout moment dans cette prison. Alors Florise se ressouvint de son village, de sa cabane, et de tous ses plaisirs champêtres. Un jour, pendant qu’elle était accablée de douleur, et qu’elle déplorait l’aveuglement de sa mère, qui avait mieux aimé qu’elle fût belle et reine malheureuse que bergère laide et contente dans son état, la vieille qui la traitait si mal vint lui dire que le roi envoyait un bourreau pour lui couper la tête, et qu’elle n’avait plus qu’à se résoudre à la mort. Florise répondit qu’elle était prête à recevoir le coup. En effet, le bourreau envoyé par les ordres du roi, sur les conseils de Gronipote, tenait un grand coutelas pour l’exécution, quand il parut une femme qui dit qu’elle venait de la part de cette reine pour dire deux mots en secrets à Florise avant sa mort. La vieille la laissa parler à elle, parce que cette personne lui parut une des dames du palais ; mais c’était la fée qui avait prédit les malheurs de Florise à sa naissance, et qui avait pris la figure de cette dame de la reine mère. Elle parla à Florise en particulier, en faisant retirer tout le monde. Voulez-vous, lui dit-elle, renoncer à la beauté qui vous a été si funeste ? Voulez-vous quitter le titre de reine, reprendre vos anciens habits, et retourner dans votre village ? Florise fut ravie d’accepter cette offre. La fée lui appliqua sur le visage un masque enchanté : aussitôt les traits de son visage devinrent grossiers, et perdirent toute leur proportion ; elle devint aussi laide qu’elle avait été belle et agréable. En cet état, elle n’était plus reconnaissable, et elle passa sans peine au travers de tous ceux qui étaient venus là pour être témoins de son supplice. Elle suivit la fée, et repassa avec elle dans son pays. On eut beau chercher Florise, on ne la put trouver en aucun endroit de la tour. On alla en porter la nouvelle au roi et à Gronipote, qui la firent encore chercher, mais inutilement, par tout le royaume. La fée l’avait rendue à sa mère, qui ne l’eût pas connue dans un si grand changement, si elle n’en eût été avertie. Florise fut contente de vivre laide, pauvre et inconnue dans son village, où elle gardait des moutons. Elle entendait tous les jours raconter ses aventures et déplorer ses malheurs. On en avait fait des chansons qui faisaient pleurer tout le monde ; elle premait plaisir à les chanter souvent avec ses compagnes, et elle en pleurait comme les autres, mais elle se croyait heureuse en gardant son troupeau, et ne voulut jamais découvrir à personne qui elle était.