Les Aventures de Télémaque/Fables/02

Didot (p. 450-452).
◄  Fable i.
iii.  ►




II. Histoire de la reine Gisèle et de la fée Corysante.




Il était une fois une reine nommé Gisèle, qui avait beaucoup d’esprit et un grand royaume. Son palais était tout de marbre ; le toit était d’argent ; tous les meubles, qui sont ailleurs de fer ou de cuivre, étaient couverts de diamants. Cette reine était fée ; et elle n’avait qu’à faire des souhaits, aussitôt tout ce qu’elle voulait ne manquait pas d’arriver. Il n’y avait qu’un seul point qui ne dépendait pas d’elle ; c’est qu’elle avait cent ans, et elle ne pouvait se rajeunir Elle avait été plus belle que le jour, et elle était devenue si laide et si horrible, que les gens même qui venaient lui faire la cour cherchaient, en lui parlant, des prétextes pour tourner la tête de peur de la regarder. Elle était toute courbée, tremblante, boiteuse, ridée, crasseuse, chassieuse, toussant et crachant toute la journée avec une saleté qui faisait bondir le cœur. Elle était borgne et presque aveugle ; ses yeux de travers avaient une bordure d’écarlate : enfin elle avait une barbe grise au menton. En cet état, elle ne pouvait se regarder elle même, et elle avait fait casser tous les miroirs de son palais. Elle n’y pouvait souffrir aucune jeune personne d’une figure raisonnable. Elle ne se faisait servir que par des gens borgnes, bossus, boiteux et estropiés. Un jour on présenta à la reine une jeune fille de quinze ans, d’une merveilleuse beauté, nommée Corysante. D’abord elle se récria : Qu’on ôte cet objet de devant mes yeux. Mais la mère de cette jeune fille lui dit : Madame, ma fille est fée, et elle a le pouvoir de vous donner en un moment toute sa jeunesse et toute sa beauté. La reine, détournant ses yeux, répondit : Eh bien, que faut-il lui donner en récompense ? Tous vos trésors, et votre couronne même, lui répondit la mère. C’est de quoi je ne me dépouillerai jamais, s’écria la reine ; j’aime mieux mourir. Cette offre ayant été rebutée, la reine tomba malade d’une maladie qui la rendait si puante et si infecte, que ses femmes n’osaient approcher d’elle pour la servir, et que ses médecins jugèrent qu’elle mourrait dans peu de jours. Dans cette extrémité, elle envoya chercher la jeune fille, et la pria de prendre sa couronne et tous ses trésors, pour lui donner sa jeunesse avec sa beauté. La jeune fille lui dit : Si je prends votre couronne et vos trésors, en vous donnant ma beauté et mon âge, je deviendrai tout à coup vieille et difforme comme vous. Vous n’avez pas voulu d’abord faire ce marché, et moi, j’hésite à mon tour pour savoir si je dois le faire. La reine la pressa beaucoup ; et comme la jeune fille sans expérience était fort ambitieuse, elle se laissa toucher au plaisir d’être reine. Le marché fut conclu. En un moment Gisèle se redressa, et sa taille devint majestueuse ; son teint prit les plus belles couleurs ; ses yeux parurent vifs ; la fleur de la jeunesse se répandit sur son visage ; elle charma toute l’assemblée. Mais il fallut qu’elle se retirât dans un village et sous une cabane, étant couverte de haillons. Corysante, au contraire, perdit tous ses agréments, et devint hideuse. Elle demeura dans ce superbe palais, et commanda en reine. Dès qu’elle se vit dans un miroir, elle soupira, et dit qu’on n’en présentât jamais aucun devant elle. Elle chercha à se consoler par ses trésors. Mais son or et ses pierreries ne l’empêchaient point de souffrir tous les maux de la vieillesse. Elle voulait danser, comme elle était accoutumée à le faire avec ses compagnes dans des prés fleuris, à l’ombre des bocages ; mais elle ne pouvait plus se soutenir qu’avec un bâton. Elle voulait faire des festins ; mais elle était si languissante et si dégoûtée, que les mets les plus délicieux lui faisaient mal au cœur. Elle n’avait même aucune dent, et ne pouvait se nourrir que d’un peu de bouillie. Elle voulait entendre des concerts de musique ; mais elle était sourde. Alors elle regretta sa jeunesse et sa beauté, qu’elle avait follement quittées pour une couronne et pour des trésors dont elle ne pouvait se servir. De plus, elle qui avait été bergère, et qui était accoutumée à passer les jours à chanter en conduisant ses moutons, elle était à tout moment importunée des affaires difficiles qu’elle ne pouvait point régler. D’un autre côté, Gisèle, accoutumée à régner, à posséder tous les plus grands biens, avait déjà oublié les incommodités de la vieillesse ; elle était inconsolable de se voir si pauvre. Quoi ! disait-elle, serais je toujours couverte de haillons ? À quoi me sert toute ma beauté sous cet habit crasseux et déchiré ? À quoi me sert-il d’être belle pour n’être vue que dans un village par des gens si grossiers ? On me méprise ; je suis réduite à servir, et à conduire des bêtes. Hélas ! j’étais reine ; je suis bien malheureuse d’avoir quitté ma couronne et tant de trésors ? Oh ! si je pouvais les ravoir. Il est vrai que je mourrais bientôt : eh bien ! les autres reines ne meurent-elles pas ? Ne faut-il pas avoir le courage de souffrir et de mourir, plutôt que de faire une bassesse pour de venir jeune ? Corysante sent que Gisèle regrettait son premier état, et lui dit qu’en qualité de fée, elle pouvait faire un second échange. Chacune reprit son premier état. Gisèle redevint reine, mais vieille et horrible. Corysante reprit ses charmes, et la pauvreté de bergère. Bientôt Gisèle accablée de maux s’en repentit et déplora son aveuglement. Mais Corysante, qu’elle pressait de changer encore, lui répondit : J’ai maintenant éprouvé les deux conditions : j’aime mieux être jeune, et manger du pain noir, et chanter tous les jours en gardant mes moutons, que d’être reine comme vous dans le chagrin et dans la douleur.