Les Aventures de Nono/XVI. Une promenade dans Monnaïa

P.-V. Stock (p. 229-245).


XVI

UNE PROMENADE DANS MONNAÏA


De loin, la ville lui avait semblé magnifique ; mais, maintenant, à droite, à gauche, il voyait des ruelles étroites, ténébreuses, bordées de bicoques branlantes, suant la misère et la saleté, et qui contrastaient avec la route qu’il suivait, belle, large et plantée d’arbres.

Cependant, en avançant, ces ruelles misérables faisaient peu à peu place à des rues plus larges, plus aérées, bâties de maisons plus propres. Et enfin il arriva à une voie plus large encore, qui s’étendait à perte de vue. Elle était plantée de plusieurs rangées d’arbres de chaque côté. Des ronds-points garnis de grands bassins, du centre desquels s’élevaient de magnifiques gerbes d’eau se rencontraient de loin en loin. Autour de ces bassins des corbeilles de fleurs aux couleurs variées reposaient la vue, en rompant l’uniformité.

De magnifiques équipages, dans lesquels se prélassaient de belles dames et de beaux messieurs, défilaient conduits par des cochers aux livrées éclatantes, tirés par de superbes chevaux qui piaffaient et redressaient la tête orgueilleusement.

Si Nono n’avait pas, en traversant le pays, vu tant de misère, il aurait cru à la réalisation des promesses du gros monsieur. Mais il était payé pour savoir ce que cachait ce beau spectacle.

Malgré les riches costumes des beaux messieurs, malgré les falbalas des dames, malgré qu’à première vue quelques-unes semblassent très jolies, la vision rapide qu’il en eut était que ce monde-là ressemblait un peu aux pourceaux qu’il avait vus à l’engrais dans les étables de sa nourrice.

Nono descendit une des allées en admirant ce qui se passait autour de lui. Là, sous les arbres, assises sur des chaises, de grosses femmes joufflues, coiffées de larges rubans, enveloppées de grands manteaux, avaient autour d'elles de petits enfants richement habillés, jouant avec des jouets luxueux.

Plusieurs de ces femmes portaient en leurs bras les bébés trop jeunes pour marcher ou jouer avec les autres, et par instants, leur donnaient à téter. Notre promeneur reconnut qu'il avait là, devant lui, les enfants des personnages qui étaient dans les équipages. Les femmes qui les gardaient, n’étaient que les bonnes ou les nourrices. Il lui semblait trouver dans leurs traits une vague ressemblance avec la Blanchette de Mab, mais elles paraissaient bien moins douces, par exemple.

Dans les chalets qui se dressaient au milieu des bosquets, on vendait des jouets, des gâteaux et friandises de toute sorte. Nono, qui avait oublié sa faim, absorbé par ce qu’il voyait, la sentit se réveiller à la vue des gâteaux. Mais il avait appris qu’en Argyrocratie il faut avoir de l’argent pour obtenir quelque chose, et il n’en avait pas.

Il pensa à son accordéon, et alla se poster près d’un groupe d'enfants, égrenant ses morceaux les plus entraînants. Mais aucun ne fit attention à sa musiquette ; il dut tristement la remettre dans sa poche, et se contenter de ramasser un gâteau qu’un de ces petits enfants avait jeté après y avoir mordu.

En reprenant sa marche, il vit quelques autres enfants qui voulurent se mêler aux jeux des petits enfants bien habillés ; mais comme leurs habits étaient quelque peu en ruine, les autres les repoussèrent dédaigneusement, pendant que leurs bonnes poussaient des meuglements, scandalisées de voir que de petits déguenillés avaient le toupet de vouloir se mêler au troupeau dont elles avaient la garde. Et un soldat qui se promenait, habillé de noir, avec des broderies rouges, une grande épée au côté, allant et venant, dans les allées, courut aux petits guenilleux, menaçant de les mener en prison s'ils ne déguerpissaient pas de là.

Plus loin Nono vit une femme en loques, traînant deux marmots à sa suite, un troisième en bas âge, en ses bras, semblait implorer la pitié de beaux messieurs et de belles dames qui passaient sans la regarder, ni faire attention à ses lamentations.

Cependant, une belle madame, jeune, s’arrêtait pour lui mettre quelque chose dans la main. Mais un des soldats en tunique noire, avec une face tenant de l’homme, du lévrier et de la fouine, vint prendre la malheureuse par le bras, lui disant brutalement :

— Je vous y prends, ce coup-ci, à mendier. Allez, suivez-moi chez le prévôt et, de là, en prison. »

Et malgré les cris de ses petits, malgré ses bêlements — en la regardant, Nono lui voyait une vague ressemblance avec les moutons qu’il avait vu mener à l’abattoir — il l’entraîna.

Nono continua sa route.

Il arriva à une grande place, au centre de laquelle se dressait un monument de la destination duquel il lui fut impossible de se rendre compte. On ne pouvait du reste en approcher, protégé qu'il était par une enceinte de bornes, reliées entre elles par des chaînes.

À l’extrémité de cette place, on apercevait un château crénelé, surmonté d’un haut donjon au faîte duquel flottait l’étendard d’Argyrocratie. Nono comprit que c’était là le palais royal. Il était bondé de soldats à face de tigre, mais plus richement habillés, plus formidablement armés que ceux qui gardaient la ville.

De ce château protégé par un large fossé garni de palissades, il était défendu d’approcher. Des sentinelles faisaient circuler les promeneurs.

Au-dessus de la porte un écusson sculpté dans la pierre reproduisait les armes de Monnaïus, avec sa devise: « Argent prime Droit. »


Nono tourna à gauche, et se trouva dans une rue qui allait en se rétrécissant. Il ne tarda pas à entrer dans un quartier aux ruelles étroites, aux maisons noircies et décrépites, habitées par une population très misérable.

La fatigue et la faim le contraignirent à s’asseoir sur une borne.

Là, comme il se laissait aller à son désespoir, et que, machinalement, il palpait toutes ses poches dans l’espérance d’y retrouver quelque croute égarée, il sentit le rameau d’or que Monnaïus lui avait remis pour le décider à le suivre, et qu’il avait totalement oublié.

Il le sortit et l’examina, mais, contrairement à la promesse de Monnaïus, le rameau n’avait pas grandi. Tel il l’avait reçu, tel il était resté, rendu seulement un peu plus luisant par le frottement de la poche.

Mais peut-être avait-il quand même les propriétés d’un plus grand ?

Et Nono désira des repas pantagruéliques pour assouvir sa faim, des lits moelleux pour reposer ses membres endoloris, des chars enchantés pour le ramener chez ses parents, à Autonomie, le tirer de ce pays de peines et de misères.

Mais il resta sur la borne toujours aussi dure, sans la moindre croûte de pain à se mettre sous la dent. Monnaïus l’avait trompé sur tous les points, et, dans son dépit, il fut sur le point de jeter au loin son rameau.

Mais en levant les yeux il aperçut une petite boutique d’orfèvre où pendaient en montre des objets d'or et d’argent. Puisque, dans ce pays, on semblait attacher tant de prix à ces métaux, Nono pensa qu'il pourrait peut-être tirer quelque monnaie de son morceau d'or ; il se dirigea vers la boutique de l’orfèvre.

Celui-ci était à son établi. C’était un petit vieux, au nez courbé en bec d’oiseau de proie ; il était en train de raccommoder un pendant d’oreille. Il leva les yeux sur le visiteur, mais à sa mise, jugeant bien que ce n’était pas comme acheteur qu’il se présentait, ce fut d’un ton fort bourru qu’il lui demanda ce qu’il voulait.

— Nono lui présenta son rameau d’or, demandant s’il voulait le lui acheter.

L’orfèvre, le regardant d'un air soupçonneux, s’enquit d’où il le tenait.

Nono lui expliqua en quelles circonstances Monnaïus le lui avait remis. Et, espérant en avoir un meilleur prix, il eut bien soin de lui faire ressortir que c'était de la baguette de ce monarque qu’il était détaché, et de lui détailler les propriétés merveilleuses qui, selon sa promesse, devaient y être attachées.

Mais l’orfèvre prit un air dédaigneux, en soupesant le rameau. Il expliqua à Nono que quelques Argyrocratiens possédaient bien de ces baguettes merveilleuses ; mais, pour que ces baguettes possédassent la propriété précieuse de se reproduire elles-mêmes, il fallait que des génies esclaves y fussent attachés. Sans ces génies, les baguettes ne valaient plus que comme or, et n’avaient d’autre propriété que de pouvoir s’échanger contre d’autres objets. Si Nono voulait lui laisser son rameau, il lui en donnerait deux grandes pièces d’argent, et encore, il ne gagnerait rien dessus ; c’était seulement par pitié pour sa jeunesse ; — ce qui était faux, il y gagnait dix fois les deux pièces d’argent ; — mais Nono, qui n’avait aucune notion de la valeur, prit avec satisfaction les deux pièces d’argent, et courut chez le boulanger s’acheter du pain.

Une vieille femme qui vendait des pommes venant à passer, il en acheta quelques-unes, et, un peu réconforté, il songea qu'il lui faudrait se mettre en quête d’un gîte pour la nuit.

Il trottinait donc par les rues, cherchant l’enseigne d’une hôtellerie, lorsque des cris attirèrent son attention. C’était un petit garçon de cinq à six ans qui avait roulé sur la chaussée, une voiture arrivait au galop sur lui. La mère, paralysée par la vue du danger que courait son enfant, levait les bras au ciel, poussant des cris d'effroi, sans pouvoir faire un pas à son secours.

Nono, d’un bond, fut sur lui et eut le temps

-_

de l’enlever, tous deux roulant dans le ruisseau, mais sains et saufs, car la voiture avait passé sans les atteindre.

Lorsqu'ils se relevèrent, la mère était sur eux, les accablant de caresses, riant et pleurant tout à la fois.

Comme le jeune sauveteur s’était sali dans le ruisseau, la mère l’emmena chez elle. Elle habitait une petite échoppe, en face, où le père rapetassait les habits du voisinage.

Le père, anxieux, en les voyant tout bouleversés, s’informa de ce qui s’était passé.

La mère, encore tout en larmes, raconta l’accident et présenta le sauveur de leur enfant.

Le père remercia sommairement Nono, puis se mit à quereller l’enfant, le traitant d’insupportable, de mauvais garnement, l’accusant de ne pas savoir se tenir tranquille et d’être toujours en mouvement, ne sachant quoi inventer pour contrarier ses parents. Et, finalement, il l’envoya s’asseoir dans un coin avec une paire de taloches qu’il lui détacha.

La mère fit déshabiller Nono pour laver ses habits. Pendant qu’ils séchaient, Nono dut, encore une fois, faire le récit de ses malheurs, et expliquer comment il se faisait qu’il se trouvait seul dans les rues de Monnaïa, à la recherche d’un gîte et d’un emploi.

Les habitants de l’échoppe s’extasièrent sur les merveilleux récits qu’il leur fit d’Autonomie, se faisant donner mille explications sur les plus intimes détails.

Le tailleur raconta que, quelquefois, par des ouvriers de passage, il en avait déjà entendu parler ; mais que, jusqu’à ce jour, cela lui semblait tellement fabuleux qu’il ne pouvait y voir que des contes bons tout au plus à distraire l’imagination.

Et pendant qu’il parlait, Nono qui l’examinait, lui et sa femme, leur retrouvait cette physionomie de mouton qu’il avait déjà remarquée chez la guenilleuse conduite au poste.

Enfin, s’étant consultés, l’homme et la femme proposèrent à Nono de le garder avec eux. Il aurait le gîte et la nourriture assurés. Il aiderait le tailleur qui lui apprendrait son métier. S’il était assidu au travail, on lui donnerait par la suite une petite paie.

Nono accepta avec joie. Il était tiré de peine. Le tailleur y économisait un ouvrier.