Les Aventures de Nono/XVII. L'instruction de Nono se continue

P.-V. Stock (p. 247-256).


XVII

L’INSTRUCTION DE NONO SE CONTINUE


Nono fut réveillé de bonne heure, le lendemain, par le tailleur pour se mettre au travail.

L’ayant fait asseoir à côté de lui, sur son établi, il lui apprit à se croiser les jambes pour tenir moins de place. Puis il lui donna deux morceaux de drap à coudre ensemble, lui montrant comment il fallait qu’il tînt sa pièce, comment il fallait piquer et tirer l’aiguille.

Pour varier le travail, il l’envoya, dans la journée, porter chez des clients quelques costumes qu'il venait de terminer.

Quand vint le soir, Nono ne s’était pas arrêté une minute, sauf pour manger, ce qui se faisait très rapidement, pour se remettre aussitôt au travail.

Il était exténué.

Et les repas ?

Adieu les bons fruits, les bonnes chatteries d’Autonomie. Le soir, une mauvaise soupe, faite de légumes parcimonieusement mesurés, avec une léchette de graisse dedans, quelques tranches de pain bis, et c’était tout. À midi, quelques pommes de terre, auxquelles aux jours de bombance on ajoutait un petit morceau de lard ou de viande de qualité inférieure.

Ce n’était pas que le tailleur et sa femme fussent de mauvaises gens, c’était leur ordinaire que Nono partageait. Ni qu’ils fussent avares, et désireux de thésauriser. Les vivres étaient chers à Monnaïa, les loyers accablants, et le travail mal payé. Il fallait s’exténuer de travail et rester sur sa faim pour pouvoir joindre les deux bouts.

C’était là l’existence de tous ceux qui étaient forcés de travailler pour les autres.

Et encore, expliqua le tailleur, lui se trouvait relativement heureux, son métier lui permettant d’avoir affaire directement à la clientèle.

Mais ceux qui étaient forcés d’aller travailler dans les usines — et il lui montra de grands bâtiments sans fenêtres, éclairés seulement par un vitrage placé sur le toit, et dominés par de grandes cheminées toujours fumantes — ceux-là, leur peine était encore pire. Enfermés toute une journée, surveillés par des intendants, toujours talonnés par la crainte du maître, ils devaient produire toujours, produire sans cesse, sans oser lever la tête une minute, sans pouvoir parler entre eux, car à la moindre infraction au règlement, on leur imposait une retenue sur leurs salaires.

Ces usines appartenaient aux individus que Nono avait vu se promener dans de si beaux équipages. On ne les voyait jamais à l’usine. C’étaient des sortes d’intendants, pris parmi les ouvriers, et que l'on payait un peu plus pour cela, qui prenaient leurs intérêts, et surveillaient le travail.

Nono qui eut l’occasion de rencontrer de ces intendants par la suite, leur trouva une physionomie partie humaine, partie loup, partie chien de berger.

Ceux qui ne possédaient pas d’usines étaient propriétaires de champs, de bois, et de prés à la campagne qu’ils donnaient à cultiver à d’autres intendants qui faisaient travailler les paysans. Quand ceux-ci avaient moissonné, vendangé, venait l’intendant du maître qui prenait la meilleure partie de la récolte, leur laissant à peine de quoi ne pas crever de faim.

D’autres possédaient des maisons. — Celui auquel appartenait celle où logeait le tailleur, en possédait à lui tout seul plus de cent dans Monnaïa. — Et ceux qui n'avaient pas de maison, étaient forcés de payer ce qu’on leur demandait pour avoir le droit d’habiter un petit coin.

D’autres n’avaient ni usines, ni champs, ni maisons, mais ils achetaient aux uns pour revendre aux autres, prélevaient un bénéfice sur chaque opération. À la fin ils devenaient énormément riches ainsi.

Et Nono hochait la tête, se demandant si les génies esclaves qui faisaient la puissance des baguettes d’or, n’étaient pas ceux qui travaillaient à l’usine, aux champs, payant la dîme pour manger, se vêtir, se distraire, se loger.

Vous me direz que voilà des raisonnements bien profonds pour un petit bonhomme de neuf ans. Mais c’est que Nono commençait à avoir vu pas mal de choses, et l’expérience mûrit, plus vite que les années encore.

Les journées se passaient ainsi, causant et travaillant.

Nono fit aussi connaissance de la ville, en allant rapporter le travail chez les clients, ou chercher les marchandises chez les fournisseurs.

Parfois aussi, le dimanche, lorsque le travail ne pressait pas trop, le tailleur sortait pour promener son enfant, Nono l’accompagnait. On faisait ainsi quelques promenades dans les beaux quartiers, admirant les richesses entassées dans les magasins.

Et, avec le temps, le jeune apprenti faisait des progrès dans son nouveau métier, se rendant utile au ménage, et l’ordinaire s’améliorait insensiblement. Un jour que le tailleur avait pu mettre une pièce d’or de côté, il donna à Nono une piécette d’argent. C’était un grand acte de générosité qu’il lui sembla accomplir, quoique la pièce remise à Nono ne représentait que la vingtième partie de ce que celui-ci lui économisait.

Ce n’était pas un mauvais homme, nous le savons déjà. Mais faisant travailler Nono, il lui semblait tout naturel d’en tirer profit. N’était-ce pas comme cela que ça se pratiquait en Argyrocratie ?

Si le travail continuait à abonder, il pourrait prendre un autre apprenti, puis des ouvriers, et en gagnant sur l’un et sur l'autre, il s’enrichirait lui aussi, et n’aurait qu'à choisir, soit à acheter une maison, soit à créer une usine. Et lorsque ces pensées le tourmentaient, il semblait à Nono que la partie ovine de sa physionomie faisait place à celle d'un vautour.

Au cours d’une de ces conversations, Nono lui expliqua la remarque qu‘il avait faite lors de son arrivée à Monnaïa : les doubles et triples physionomies qu’il avait observées chez ses habitants.

Le tailleur lui expliqua que ces diverses physionomies commençaient à se dessiner lorsque les individus faisaient le choix d’un métier ou d’un emploi. Les enfants, par exemple, se ressemblaient tous.

Pour ce qui était des soldats, Monnaïus les choisissait parmi les enfants d’ouvriers et de paysans. Une fois habillés d’uniformes, leur physionomie commençait à prendre la ressemblance d’un boule-dogue.

Ceux qui ne pouvaient pas acquérir cette physionomie étaient envoyés au loin, dans des pays inconnus, d’où ils revenaient rarement. D’autres ne tardaient pas à mourir, ne pouvant traverser cette crise qui transformait leur physionomie.

C’était là, la première mue. Ils prenaient ensuite facilement la physionomie de tigre qu’ils devaient ensuite garder toute leur vie.

Cependant, à l’armée, il y en avait qui n’arrivaient jamais à prendre complètement cette physionomie. Ils prenaient celle de la fouine, du lévrier, du basset. On en faisait alors des employés aux gabelles, des exempts. Il y avait une espèce d’exempts qui ne portaient pas d’uniforme, et qui avaient pour mission de se mêler à la population dans les rues, aux ouvriers dans les ateliers, au cabaret, et de rapporter tout ce qu’ils entendaient aux ministres de Monnaïus. Ceux-là prenaient une physionomie partie basset, partie furet ; comme le putois, ils dégageaient une odeur puante qu’ils n’arrivaient à cacher qu’à force de précautions. Mais il fallait une grande habitude des physionomies pour les distinguer.

Du reste, toutes ces différences de physionomies finissaient par devenir insensibles à l’œil ; l’habitude arrivait à les rendre insaisissables aux habitants du pays. Il y en avait très peu qui fussent à même de les discerner. Nono, lui-même, lorsqu’il aurait habité un peu plus longtemps le pays, ne saurait plus les reconnaître.

Chez les maîtres, ces particularités se faisaient sentir un peu plus tôt, et c’était toujours à quelque animal féroce qu’ils finissaient par ressembler : loup, aigle, vautour, panthère, serpent, etc.

Ceux qui prenaient des faces de loups, tigres, panthères, devenaient officiers dans l'armée de Monnaïus. Ceux dont l’aspect devenait celui de vautours, de hyènes, de chacals, étaient nommés conseillers au Parlement. Ils étaient chargés de débarrasser Monnaïus de ses ennemis, ou de ceux qui ne se conformaient pas à ses ordonnances ; d’envoyer en prison ceux que l’âge et les infirmités empêchaient de travailler, et dont la présence sur les routes aurait mis en péril la tranquillité de ceux qui ne faisaient rien. Il y en avait qui prenaient des physionomies de paons, de dindons ; ils garnissaient la cour de Monnaïus.

Ceux qu’il avait vu avec l’apparence de pourceaux étaient ceux qui, ne s’adonnant à aucune besogne, se contentaient de boire, manger, dormir et se promener.

Il y avait bien d’autres variétés, mais leur nombre était si grand qu’il était impossible à Nono de les retenir toutes ; celles-là étaient les principales.