Les Aventures de Nono/XII. L'enlèvement

P.-V. Stock (p. 171-190).


XII

L’ENLÈVEMENT


Lorsque Nono se réveilla, le lendemain, il était brisé de fatigue et avait un fort mal de tête.

Il se leva, heureux d’échapper à l’obsession du cauchemar, espérant que le mouvement et l’air frais du matin, et surtout une bonne douche froide, dissiperaient sa migraine.

Lorsqu’il sortit de la piscine, ses amis le reçurent à bras ouverts, aucune allusion ne fut faite à l’incident de la veille.

Tout le monde était en l’air, car il s’agissait de commencer un travail qui avait amené de longues discussions dans la colonie.

Il s’agissait d’un pont à construire sur un ruisseau qui traversait un des bois proche d’Autonomie. Les uns voulaient le construire en face de la route menant au palais, les autres voulaient l’élever en face d’un sentier menant derrière les serres.

Il faut ajouter aussi qu'ils n’étaient pas tout à fait d’accord sur la façon de le construire ; les uns le voulaient d’une façon, les autres d’une autre.

La discussion durait depuis que Nono était arrivé à Autonomie. C’était la veille de la promenade seulement que Liberta avait suggéré un moyen d’en terminer.

Les deux opinions avaient leurs raisons d’être. Les deux ponts pouvaient être utiles aux endroits où l’on voulait les élever. Pourquoi, au lieu de perdre leur temps en discussions, les deux camps ne s’entendraient-ils pas pour en construire chacun un à la place qu’il désirait, et sur les plans qui leur convenaient ?

Une fois d’accord là-dessus, il leur serait facile de s'entendre pour s’aider mutuellement dans le gros œuvre qui demanderait le concours de tous.

L’idée de Liberta fut accueillie avec enthousiasme, et il avait été décidé que chaque groupe travaillerait à son projet, quitte à s’aider mutuellement lorsque l’importance des travaux l’exigerait.

C’était ce matin que l’on devait commencer les terrassements, faire les premiers travaux nécessités par l’établissement des caissons pour la construction des piles.

Nono travailla quelque temps, mais sa migraine ne l’ayant pas quitté, il avertit ses amis qu’il prenait un peu de repos, et se dirigea vers un châtaignier qui se trouvait à quelque distance d’où l’on travaillait, espérant y faire un petit somme qui le soulagerait.

Étendu sous le châtaignier, il réfléchissait à son aventure de la veille, à ses parents, à son rêve de la nuit, lorsque son attention fut attirée par un mouvement qui se produisait à quelques pas de lui.

C’était le cadavre d’un mulot, qu’il avait aperçu avant de se coucher, qui s'agitait et se remuait. Nono, s’allongeant sur le ventre, s’appuyant sur les coudes, allongea la tête dans cette direction, et eut bientôt l’explication de ces mouvements insolites.

Cinq insectes, un peu moins longs qu’un hanneton, mais bien moins larges, de couleur noire, tachetés de bandes fauves, s’étaient glissée sous le corps du mulot, et là, s’aidant de leurs pattes, poussant de la tête, cherchaient à changer le corps de place.

Nono reconnut dans ces insectes le coléoptère désigné sous le nom de nécrophore, à cause de son habitude d’enterrer les cadavres des animaux dont ses larves font leur nourriture.

À l’endroit d’où ils avaient enlevé le mulot, Nono reconnut que la terre avait été déjà fouillée ; mais une large pierre plate obstruait le fond. C'était l’impossibilité d’entamer cette pierre et de continuer la fosse qui, sans doute, avait décidé les nécrophores à changer le mulot de place.


Ils le transportèrent ainsi une trentaine de centimètres plus loin, sachant tourner les obstacles qui auraient pu les entraver ; puis, arrivés à l’emplacement propice, ils s’espacèrent autour du cadavre, et commencèrent à fouir la terre de leurs fortes pattes, la rejetant derrière eux, formant ainsi un talus qui s’élevait au fur et à mesure que la fosse se creusait.

Fortement intrigué, Nono les examinait, se demandant où ils voulaient en venir.

Petit à petit, il voyait le corps du mulot s’enfoncer comme si la terre se dérobait sous lui. Au bout d’un certain temps, il avait complètement disparu à ses yeux. Les nécrophores sortirent alors de la fosse, y rejetant la terre pour combler le trou qu’ils avaient fait ; à la fin un petit renflement et la terre remuée indiquaient seuls le travail qui venait de s’accomplir.

Les nécrophores partirent à la recherche d’une autre proie. Seul l’un d’eux resta sur la fosse, faisant sa toilette, se passant les pattes sur les élytres, sur ses antennes. On aurait dit un être très content de lui, se frottant les mains de satisfaction.

Et Nono, vaguement assoupi, le regardait faire, ne le voyant que comme à travers un brouillard.

Puis il lui sembla que l’insecte grandissait, grandissait, que son ventre s’élargissait, qu’il prenait forme humaine.

— Eh bien, as-tu réfléchi depuis hier ?

Nono, subitement tiré de sa torpeur, se dressa alarmé sur son séant.

C’était le gros monsieur de la veille qui était debout devant lui, et lui parlait ; car l'astucieux Monnaïus n’abandonnait pas celui qu'il considérait déjà comme sa proie, et venait, à nouveau, essayer ses tentatives de séduction, au risque d’être découvert par Solidaria.

Ce n’est pas qu’il eût des sentiments hostiles à l’égard de Nono, ni que les facultés de ce dernier le désignassent plus spécialement à son choix. Seulement Monnaïus savait que s’il laissait trop la population d’Autonomie s’augmenter et devenir puissante, cette population s’étendrait, se rapprocherait de ses États ; qu'il ne pourrait pas toujours, quel que fût le nombre de ses gendarmes et de ses douaniers, empêcher ses sujets d’avoir connaissance du genre de vie que l’on y menait, ce qui serait d’un fâcheux exemple pour ses esclaves, que la force seule ne parviendrait plus à maintenir dans l’obéissance, lorsqu’ils apprendraient que l’on peut vivre heureux, sans avoir des gens qui vous disent ce que vous avez à faire, et qui vous y forcent au besoin.

Car, chez Monnaïus, la population était divisée en toutes sortes de classes de gens, dont les trois principales étaient : ceux qui jouissent de tous les plaisirs et ne font rien, ceux qui travaillent et n’ont aucun plaisir, et ceux qui forcent ces derniers à travailler pour ceux qui ne font rien.

Quel que soit le nombre de ceux-là, il est bien évident qu’ils n’auraient pas réussi à se faire obéir bien longtemps de ceux qui se voyaient condamnés à passer leur existence à travailler continuellement au milieu des privations, si l’habileté de Monnaïus et de ses ministres n’y avait suppléé.

Cette habileté avait été de faire croire aux gens que s’ils n’avaient pas des individus chargés de les fourrer en prison lorsqu’ils ne voudraient pas faire une chose qui ne leur plairait pas, il leur serait impossible de s’entendre, et d’être libres ; qu’ils se disputeraient, se battraient entre eux, et, finalement mourraient de faim.

Puis, qu’il faut aussi une autre classe qui fasse la fête, gaspille beaucoup de choses, pour que ceux qui sont forcée de les produire, aient beaucoup de travail afin d’avoir un peu à manger.

On avait enseigné cela aux Argyrocratiens de père en fils depuis des milliers d’années. Aussi étaient-ils convaincus qu’il était impossible de vivre autrement.

Certes la baguette d’or de Monnaïus avait beaucoup de puissance, mais cette puissance était limitée. Il y avait des cas où elle lui devenait inutile entre les mains.

Ainsi, il n’avait pu empêcher que quelques notions de la vie d’Autonomie n’eûssent pénétré parmi ses sujets. Et, l’histoire d’Argyrocratie rappelait trois ou quatre révolutions terribles, où les habitants, poussés par la misère, par un vague désir de mieux s’arranger entre eux, avaient failli se débarrasser de leurs maîtres.

Mais ceux-ci avaient su profiter de l’ignorance de la foule, et su reprendre leur place à la tête de la nation, toujours sous le prétexte qu’il faut bien qu’il y en ait qui forcent les gens à faire le contraire de ce qu’ils veulent pour que tout marche bien.

Aussi, Monnaïus était toujours en campagne pour enlever les habitants d’Autonomie, et les transporter dans ses états.

Vous me direz, peut-être, que c’était là un moyen, justement, de faire pénétrer chez lui la connaissance des mœurs d’Autonomie. Mais, comme je vous l’ai dit, la puissance de Monnaïus était limitée et, de deux maux, il choisissait le moindre.

Les Argyrocratiens étaient tellement persuadés de l’excellence de leur genre de vie que, lorsqu'un des Autonomiens enlevés leur racontait la vie qu’il menait auparavant, la foule le traitait de fou, de visionnaire et se moquait de lui. Jamais on n’avait vu les hommes vivre autrement que, les uns obéissant, les autres commandant, il était impossible qu'il en fût autrement.

Il faut dire aussi, que, souvent, il s’en trouvait parmi les Autonomiens qui trouvaient plus commode de s’arranger de la façon de vivre des Argyrocratiens, ils se faisaient les flatteurs de ceux qui font travailler les autres, arrivaient à se glisser parmi eux, et ils étaient les premiers à tourner en ridicule ceux des Autonomiens qui regrettaient et rappelaient les jours de liberté.

Nono s’étant trouvé sur le chemin de Monnaïus, ayant montré un penchant à se laisser séduire, celui-ci revenait à la charge. Mais comme l’astucieux personnage avait vu qu’il ne fallait pas heurter les sentiments de l’enfant, ce fut de sa voix la plus doucereuse qu’il continua :

— Tu es étonné de me voir ici, n’est-ce pas ? Mais Solidaria est ma meilleure amie ; étant venu la voir aujourd’hui, elle m’a dit que je trouverais ici mon excellent ami Labor, et je suis venu lui serrer la main. Je t'ai reconnu en passant. Elle m'a même remis ce flacon à ton intention. Ton camarade Hans lui ayant dit que tu avais mal à la tête. C’est une liqueur qu’elle a composée et qui va faire disparaître ton mal de tête. »

Nono, sans défiance, puisque la liqueur lui était envoyée par Solidaria, avala le contenu du flacon, et, en effet, son mal de tête disparut pour laisser place à une torpeur qui lui sembla être le summum du bien-être.

Mais la liqueur avait été fabriquée par Monnaïus, le prétendu bien-être dont jouissait Nono n’était dû qu’à un engourdissement du cerveau qui l’empêchait de sentir et lui troublait la raison.

Complètement revenu de ses alarmes, Nono s’était mis à causer avec Monnaïus, comme à un camarade.

— Alors, chez toi, c’est plus beau qu’ici ?

— Oh ! plus beau qu’ici, ça n’est pas tout à fait le mot. Mais enfin, c’est autre chose. Ça vaut la peine d’être vu.

— Comment se fait-il que Solidaria ne nous en ai jamais parlé ?

— C’est que, vois-tu, Solidaria ne trouve rien de plus beau qu’Autonomie ; à son avis il n’y a rien qui puisse rivaliser avec son petit royaume ; alors, tu comprends, pour elle le reste n’existe pas.

— Ah ! fit Nono, qui ne sentait, ne voyait, et ne raisonnait que comme à travers un brouillard, et ces belles choses, comment viennent-elles, si personne ne travaille chez toi ?

— Hé bien, tu l’as vu hier, il suffit d’avoir une baguette d’or comme la mienne, et l’on a tout ce que l’on veut.

— Bon, est-ce que tout le monde peut avoir de ces baguettes ? Si je te suivais, moi je n’en ai pas. Est-ce que j’aurais tout de même ces belles choses ?

— Heu ! heu, fit Monnaïus embarrassé, craignant que sa liqueur n’ait pas réussi à troubler complètement la raison de sa victime, il y en a bien quelques-uns qui n’en ont pas, mais on leur donne ce dont ils ont besoin ; s’ils ont de la volonté et savent s’arranger, ils peuvent arriver à s’en procurer. »

Nono, dont la raison vacillait de plus en plus, ne remarqua pas ce qu’avait de vague et d’embarrassé cette réponse. Cela ne se passait-il pas ainsi, du reste, à Autonomie, où chacun trouvait à satisfaire ses goûts, où l’on était plein de prévenance l'un pour l’autre ?

— Ainsi, toi, tu me plais, continua Monnaïus, je veux faire quelque chose pour toi. Je vais te mettre à même de te procurer une de ces baguettes. Tu vois que la mienne a, de place en place, des bourgeons comme une branche d’arbre. Ces bourgeons, on les détache lorsqu’ils sont grands comme celui-là — et il en montrait un. — Et ces bourgeons grandissent et deviennent baguettes à leur tour. Tiens ! je vais enlever celui-là, qui est mûr et te le donner. »

Ce disant, avec un couteau très affilé il détacha le bourgeon et le tendit à Nono.

Celui-ci le regardait curieusement, mais d’un œil trouble !

— Alors, il va grandir, comme cela, et j’aurai tout ce que je voudrai avec ?

— Mais certainement, tu n’as qu’à le mettre de côté et il deviendra bientôt aussi grand que la canne d’où je l’ai arraché. »

Nono mit le précieux bourgeon dans sa poche.

Monnaïus le prit par la main, lui disant :

— Eh bien ! c’est dit, tu viens avec moi ? Allons trouver Solidaria qui, certainement, te donnera la permission.

— Je croyais que tu voulais voir Labor ? fit Nono qu'un reste de raison soutenait encore.

— Pendant que nous causions, il est parti avec tes camarades, fit Monnaïus, en mettant sa baguette d’or entre le champ où travaillait Labor et la vue de sa victime. »

Avisant un escargot qui se prélassait sur l‘herbe, il le toucha de sa baguette, le transformant en un char enlevé par deux énormes chauve-souris de l‘espèce vampire ; puis il poussa vivement Nono dedans, y monta à côté de lui, et les chauves-souris s’envolèrent dans la direction d'Argyrocratie.

— Solidaria ! Liberta ! » ne put s’empêcher d’appeler Nono, malgré l’état de somnolence dans lequel il se trouvait, en se sentant enlever.

Mais, quoique faible, cet appel instinctif de son protégé était allé frapper douloureusement Solidaria au cœur. Levant les yeux au ciel, elle vit le char de Monnaïus.

— Vite ! vite ! fit-elle à Électricia, il nous faut arracher notre protégé des serres de Monnaïus ; va, vole, et arrête son char. »

Plus rapide que la pensée, Électricia avait prit la forme d’un éclair qui illumina tout le ciel et alla foudroyer dans leur vol les deux horribles bêtes qui emportaient Nono et son ravisseur.

Mais, hélas, si rapide qu’elle eût fait, le char était déjà sorti des limites d’Autonomie, et Solidaria n’avait de puissance que là où elle était connue et respectée.

Monnaïus, se voyant près de ses États, changea son char en parachute qui le descendit tout doucement à terre, pendant que Nono s’était instinctivement agrippé à un cordage.

Tous deux tombèrent au bord d’un ruisseau qui coupait la plaine en deux. Monnaïus n’avait qu’à le franchir pour être dans ses États.

Avant qu’ils eussent atteint la terre, Électricia, de la part de Solidaria, était allée trouver la naïade du ruisseau qui consentit à gonfler ses flots afin de barrer la route au ravisseur.

Le ruisseau se mit donc à bouillonner, à gonfler, franchissant ses rives, s’épandant dans la plaine, la transformant en lac.

Sans perdre une minute, Monnaïus ramassa à terre une moitié de coquille de noix, la jeta à l’eau, et, d’un coup de baguette, en fit une barque légère, munie d’une voile triangulaire que l’on pouvait facilement manier.

— Vite, fit-il à Nono, embarquons ! Labor nous attend de l’autre côté. Et il désignait un homme qui ressemblait bien à Labor, mais à un Labor à l’aspect dur, féroce, repoussant et sordide.

Cependant, trompé par les apparences, Nono sauta dans la barque. Alors Monnaïus lui ordonna brutalement de manœuvrer la voile, pendant que lui se mettait à la barre.

Nono, à moitié dégrisé par ce changement de ton, exécuta cependant ce qui lui était ordonné, contemplant la figure de plus en plus cruelle du Labor qui l’attendait au rivage opposé. Mais il attribuait ce changement de physionomie au mécontentement qu’éprouvait son ami de le voir quitter Autonomie sans le prévenir, et se promettait de l’apaiser en lui racontant tout ce qui lui était arrivé.

Ils étaient près d’atteindre le rivage, lorsque la barque venant frapper contre un obstacle, s’ouvrit en deux, coulant à fond. Mais Monnaïus eut vite fait de gagner la rive.

Cet obstacle, c’était Solidaria qui venait de le susciter, espérant, à la faveur du naufrage, se ressaisir de son protégé.

Et, de fait, nageant vigoureusement, elle s’approchait de Nono que la naïade maintenait au-dessus de l’eau. Elle allait le saisir, lorsque Monnaïus étendit sa baguette, et Nono, comme attiré par un puissant aimant, glissa dans la direction de la baguette, échappant à l’étreinte de Solidaria qui ne pouvait aborder sur les États de Monnaïus.

Une des vertus de la baguette de Monnaïus, c’était d’exercer une attraction sur les matières dont elle était formée. Monnaïus, on se le rappelle, en avait détaché un rameau qu’il avait donné à Nono, et que celui-ci avait mis dans sa poche. Et la baguette de Monnaïus, exerçant sa fatale attraction, avait entraîné le rameau et son possesseur.

Celui-ci, dégrisé par le bain forcé qu’il venait de prendre, subissant l’attraction dont il ne se rendait pas compte, vit la figure de Solidaria désolée qui lui tendait les bras, mais s’obscurcissant, s’effaçant lentement, dans les brumes du lac agité.

Il restait prisonnier de Monnaïus.