Les Aventures de Nono/XI. Les suites d’une première faute

P.-V. Stock (p. 161-170).


XI

LES SUITES D’UNE PREMIÈRE FAUTE


En regagnant Autonomie, Nono prit peu de part à la conversation. Il réfléchissait à tout ce qu’il venait de voir.

Gamin de Paris, enfant d’ouvriers dont les plus grands voyages qu’ils pussent se permettre étaient une promenade au bois de Clamart ou de Meudon, — c’était un événement lorsqu’on poussait jusqu’à celui de Verrières — il ne connaissait de la mer que les descriptions enthousiastes qu’il avait trouvées dans quelques livres. En fait de montagnes il ne connaissait que les buttes Chaumont et Montmartre ; mais dans les mêmes livres, il avait lu la description de tableaux grandioses d’ascensions, il avait toujours, depuis, rêvé à de semblables voyages. Aussi les suggestions du gros monsieur étaient-elles venues attiser ses désirs.

Puis, sans vouloir faire de morale, trop relative qu’elle est, changeant avec les latitudes, climats, mœurs et éducation — chose que mes petits lecteurs apprendront plus tard, lorsque, sortis de l’école ou du lycée où on leur apprend un tas de choses fausses, ils éprouveront le besoin de refaire leur éducation eux-mêmes, pour se décrasser le cerveau des niaiseries qu’on leur aura enseignées ; — je le répète, sans vouloir faire de la morale, il faut reconnaître que lorsqu’on a fait quelque chose qu’on n’aurait pas dû faire, on est assez mal satisfait de soi-même. Et cela vous rend pointu et fort grincheux, parce que, au lieu de franchement avouer ses torts, on aime mieux exhaler sa mauvaise humeur. C’est ce qui arriva à Nono.

Tourmenté par ses désirs, par le reproche de sa conscience — qui n’est pas une voix mise au dedans de nous par un dieu que l’on n’a jamais vu comme l’affirment les prêtres, mais bien une opération de notre jugement qui nous indique que nous avons fait quelque chose qui n’est pas juste, — Nono resta taciturne jusqu’à l’arrivée à Autonomie, ne répondant que par monosyllabes à l’empressement de ses amis.

Il était donc dans un état très électrique, lorsqu’en dressant le couvert, il alla se buter contre un des membres d'un groupe moins lié avec le sien. La pile d’assiettes qu’il tenait lui échappa des mains et se brisa à terre.

Quoique ce fût sa faute à lui, Nono, qui avait marché sans faire attention, l’autre ayant bien essayé de se garer, c’était une trop bonne occasion d'épancher sa mauvaise humeur pour que Nono n’en profitât pas :

— Fais donc attention, animal ! » et, furieux, il lui détacha un coup de poing.

Le pauvre en resta si interloqué qu'il ne sut que répliquer, s’attendant peu à cette algarade. Pleurant, il alla se réfugier près de ses camarades habituels.

— Ho ! le méchant, fit Mab qui se trouvait là avec Hans, et avait assisté à la scène complète. C’est toi qui es allé te buter contre lui, c’est toi qui as tort et tu le bats.

— Hé bien ! pourquoi se trouvait-il sur mon chemin ? » fit Nono rendu plus furieux encore, parce qu’il sentait bien que le reproche était mérité. »

D’autant plus qu’en donnant le coup de poing, il avait entrevu Solidaria s’éloignant de lui, les yeux pleins de reproches.

Labor qui, au milieu des autres enfants, avait pour eux le visage aussi aimable et avenant que d'habitude prenait, au contraire, lorsque ses yeux se tournaient vers Nono, une physionomie dure, revêche et renfrognée qui le paralysait.

— Eh bien, mauvaise tête, fit Biquette en intervenant, veux-tu bien vite aller t’excuser auprès de Riri, lui dire que c’est un moment de vivacité, que ça ne t'arrivera plus ?

— N...on ! fit Nono revenu à son obstination, non, c'est de sa faute.

— Voyons ! Riri ne peut pourtant pas venir te demander pardon du coup de poing qu’il a reçu ? » fit Hans intervenant à son tour, et cherchant à tourner la chose en plaisanterie, afin de dérider Nono qu’il voyait s’ancrer de plus en plus dans son obstination.

— Hé, fit Nono, hargneux, je ne lui demande pas cela. Qu’il reste où il est. Qui est-ce qui lui demande quelque chose ? »

À cette réponse, le visage des enfants qui entouraient Nono prit une expression sévère.

Ils le regardèrent tout étonnés, ne comprenant rien à son attitude.

Mais comme il méritait une leçon, ils affectèrent de s’éloigner de lui, et de ne plus lui adresser la parole.

Cependant, avant de s’éloigner, Mab tenta un dernier effort :

— Alors, c'est bien décidé ! Tu ne veux pas faire des excuses à Riri ?

Nono secoua énergiquement la tête en signe de dénégation.

— Tu es un vilain. Je ne t'aime plus. » Et elle s’éloigna avec les autres.

Nono se trouva seul, isolé à sa table.

Il tenta de faire contre mauvaise fortune bon cœur, et essaya de goûter à une grappe de raisin excellent qui se trouvait devant lui, mais sa poitrine oppressée refusa de laisser passer les quelques grains auxquels il avait mordu. À la fin, n’y tenant plus, de gros sanglots sortirent de son gosier contracté, pendant qu’un flot de larmes amères jaillissait de ses yeux. Il s’accouda sur la table, et pleura à son aise.

Sa crise commençait à se calmer, lorsqu’il sentit deux bras entourer son cou, pendant qu’on l’embrassait avec force.

Et Mab, grimpée au dossier de sa chaise, lui disait à l’oreille :

— Tu vois, ce que c’est de faire le méchant.

— On se rend malheureux soi-même, ajoutait Biquette qui lui avait sauté sur les genoux.

— Allons ! viens trouver Riri ; et que ça soit fini, fit Hans en l’entraînant par la main.

Et, moitié de gré, moitié de force, ils l’entraînèrent à la table où se tenait Riri. Les excuses faites, les deux enfants s’embrassèrent, se promettant d’être bons camarades à l’avenir, et de ne plus se laisser aller à des mouvements irréfléchis de colère.

Nono tira une belle toupie de sa poche qui, en tournant, donnait l’illusion d’un pantin, faisant toute sorte de sauts et de culbutes. Riri, ne voulant pas être en reste de générosité, lui donna une petite boîte, œuvre de Labor, pouvant se mettre dans la poche et contenant un accordéon qui, sous les doigts, devenait un grand et bel instrument, duquel on pouvait tirer toutes sortes d’airs, non pas de ce son nasillard des accordéons ordinaires, mais comme si un orchestre complet y eût été enfermé ; et sans que l’on sut la musique. Il suffisait de désirer l’air et d’appuyer sur les touches pour que, aussitôt, l’air fût joué.

La réconciliation faite, la gaîté reparut parmi tout ce petit monde qu'avait attristé la dispute, et le repas continua plus gaiment qu’il n’avait commencé. Jamais Labor n’avait semblé aussi avenant.

Solidaria semblait lui sourire, lorsque Nono la regardait.

Comme tout le monde était fatigué, Amorata, sitôt levés de table, leur donna des nouvelles de leurs familles, puis on alla se coucher.

Mais, quoique sa réconciliation avec Riri l’eût un peu soulagé, Nono était encore mécontent de ne pas avoir dit la vérité. Il dormit mal et eut le cauchemar.

Tantôt il était en querelle avec ses amis et ceux-ci le chassaient honteusement d’Autonomie. Ensuite, c'était le sphinx tête de mort qui, sous les traits du gros monsieur, venait se poser sur sa poitrine, lui montrant une foule de belles choses qui lui glissaient des doigts lorsqu’il voulait les saisir, et devenait si lourd, si lourd, que Nono suffoqué perdait la respiration, se sentant aplati, avec la sensation de ne plus être qu’une feuille de papier.

Puis ensuite, il était entraîné dans un jardin plein de cette plante, le muflier, vulgairement connue sous le nom de gueule-de-loup, et dont la fleur a, en effet, quelque ressemblance avec un mufle de bête.

Ces fleurs étaient deux fois grandes comme lui, et de temps en temps, elles s’ouvraient comme si elles allaient l’avaler. À la fin, il en sortit de petits korrigans qui tous avaient la figure du gros homme. Se prenant la main, ils dansaient en cercle autour de Nono, cherchant à l’entraîner.

Mais celui-ci se débattait, appelant à son secours Solidaria qui accourait le délivrer, et les gueules de loup disparaissaient, se transformant en capucines, en aconit, dont les fleurs ressemblent à des casques.

Les korrigans se coiffaient de ces casques, se faisaient des boucliers des feuilles rondes de la capucine, et se faisant une monture de dauphinelles qui figurent un Dauphin, ils se précipitaient sur Nono, semblant vouloir le traverser de longues lances qu’ils avaient à la main, l’assaillant de tous les côtés, et à coups si multipliés que Solidaria n’arrivait plus à le défendre.