Les Aventures de Nono/X. La rencontre

P.-V. Stock (p. 143-159).


X

LA RENCONTRE


La troupe revenait donc tout doucement, sans se presser, lorsque Nono vit un superbe sphinx tête de mort. Il eut tout de suite l’idée de s’en emparer. Mais, lorsqu’il croyait s’en saisir, l’insecte, d’un coup d’aile imprévu, échappait au filet et venait voltiger, comme pour le narguer, tout près du chasseur qui, emporté par l’ardeur de la chasse, se trouva bientôt entraîné loin de ses camarades.

Enfin, arrivé près d’un gros chêne, le papillon semblant à portée, Nono crut le moment propice pour en faire la capture. Il calcula la distance qui le séparait de l’insecte, assujettit le manche du filet et le lança... en plein sur le nez d’un gros monsieur, ventru, richement habillé, à la figure vulgaire, au nez plat ; une énorme chaîne d’or se balançant sur sa bedaine. Des diamants ornaient le plastron de sa chemise, une grosse escarboucle brillait au nœud de sa cravate ; ses doigts étaient garnis de bagues. Il s’appuyait sur une canne d’or.

— Eh bien, mon petit, fais donc attention. Un peu plus tu m’aplatissais le nez. — Nono remarqua intérieurement que ça aurait été difficile de le rendre plus plat. — Tu n’as pas l’intention, que je sache, de me prendre en ton filet ? Il me semble un peu petit, du reste.

Et, content de ce qu’il prenait pour une fine


plaisanterie, le gros monsieur rit bruyamment aux éclats. Seulement son rire sonnait faux, et sa figure était loin d’inspirer la sympathie, lorsqu’on l’étudiait de près.

Mais Nono était un peu jeune pour être physionomiste. Et s'il fut effrayé, ce fut de l’apparition subite du gros monsieur, et de se voir éloigné de ses camarades, se rappelant les recommandations de Solidaria.

Cependant, comme il entendait, par intervalles, les chants et les éclats de rire de la petite troupe, il comprit qu’ils ne devaient pas être fort éloignés, ce qui le rassura un peu.

Cependant, il ne s’expliquait pas très bien comment il se trouvait un gros monsieur sous son filet alors que c’était un sphinx qu’il chassait.

— Monsieur, je vous demande pardon ; je ne vous avais pas vu. Je poursuivais un papillon que je croyais prendre lorsque je vous ai frappé de mon filet. Vous ai-je fait du mal ?

— Non, ce n'est rien, tu ne m’as attrapé que le bout du nez, fit le gros monsieur en se le frottant. Mais comment se fait-il que tu sois là tout seul à courir après les papillons ?

— Oh ! je ne suis pas seul, répliqua vivement Nono, toujours dominé par une vague crainte. Mes camarades sont en train de jouer dans le bois... Vous les entendez ! Et il prêta l’oreille.

— Ah ! Et vous êtes venus vous promener ici, avec vos maîtres ?

— Nous n’avons pas de maîtres, dit fièrement Nono. Ce sont des amis ! Ils travaillent avec nous, jouent avec nous, nous enseignent ce qu’ils savent, mais ne nous forcent jamais à faire ce que nous ne savons pas, ou ne voulons pas faire.

— Oh ! mon petit coq, comme tu te gendarmes », ricana le gros monsieur. « C'est ce que je voulais dire. Tu es d’Autonomie à ce que je vois. Et ça te plaît de ne jamais être qu’avec des enfants de ton âge, de toujours faire et voir la même chose ?

— Nous ne faisons pas toujours la même chose. Nous changeons de travaux et de jeux comme nous voulons, quand ça nous plaît.

— Oui, mais ça n’empêche pas que c’est toujours la même existence. Vous voyez toujours le même pays, les mêmes personnes. Ça ne te plairait pas de voyager, de voir des pays nouveaux ?

Dans le pays que j’habite, moi, continua le gros monsieur, on voyage tout le temps. On va à la mer, on va dans les montagnes. Ainsi, moi, je n’ai à m’occuper de rien, que de me promener. Il suffit d’avoir une baguette magique comme j’en ai une — et il montra sa canne — pour avoir tout ce que l’on désire.

Ainsi, te voilà en nage d‘avoir couru après un insecte que tu voulais, et que tu n’as pas pu attraper. Moi, sans me déranger, je vais te donner ce Bombyx qui voltige là, au-dessus de ce buisson que tu vois, près de toi. »

Et le personnage, levant sa baguette dans la direction qu’il indiquait, fit un signe, et le Bombyx se trouva dans les doigts de Nono.

L’enfant prit craintivement l’insecte et le considéra attentivement. C’était une femelle du genre des Lépidoptères. Il lui sembla que l’insecte le considérait d’un air suppliant pendant que ses pattes étaient agitées d’un tremblement convulsif.

— Tiens ! voici une épingle pour le piquer dans ta collection, fit le monsieur en tendant une fine épingle d’or à Nono. »

Mais celui-ci ouvrit les doigts, donnant la volée à l’insecte qui s'envola en bourdonnant.

— Tu as eu tort, fit le gros monsieur, c'est une espèce très rare, Tu aurais pu en tirer un bon prix, si tu n’en fais pas collection. As-tu faim ? as-tu soif ? Assieds-toi, bois et mange, le couvert est mis. »

Il avait de nouveau étendu sa baguette dans la direction du gros chêne. Nono ébahi vit se dresser des tables portant une variété de plats garnis de viandes, de sauces, de pâtisseries. Des fioles contenant des boissons de toutes les couleurs rafraîchissaient dans des seaux d’argent remplis de glace.

— Non, je n’ai pas faim, fit Nono que le gros homme commençait à intéresser et qui lui semblait moins vilain.

— Tu m’as l’air tout plein gentil, et tu me plais, reprit le gros homme. J’aimerais avoir un fils comme toi. Veux-tu me suivre ? je te montrerai tout plein de jolies choses que tu ignores.

— Je vous remercie, mais je ne vous connais pas. Je ne veux pas quitter mes amis d'Autonomie. Ils seraient trop inquiets s'ils ne me voyaient pas revenir.

— Tu vois que je peux tout ce que je veux, J’ai un moyen de les prévenir.

— Non, répliqua l'enfant, revenu à ses appréhensions. Je veux retourner vers Solidaria.

— Tu crois que je mens ? que je ne suis pas capable de te faire voir ce que je te promets ? Tiens ! petit entêté, prends cette lorgnette. Regarde les spectacles auxquels tu pourrais te mêler tous les jours ! »

Ce disant, il ramena sur se bedaine un étui qui pendait par une courroie à son côté et en tira une magnifique jumelle qu’il tendit à l’enfant.

Celui-ci la porta à ses yeux. Il distingua d’abord une grande salle où étaient rassemblés une multitude d’enfants. On leur distribuait toutes sortes de friandises.

Puis, on les revêtait d’habits magnifiques ; on les faisait monter dans de belles voitures tirées par de jolies chèvres blanches que conduisaient de petits cochers coiffés de perruques poudrées, chaussés de grandes bottes à revers, couverts d’habits galonnés sur toutes les coutures.

Puis, on les faisait monter dans des voitures plus solides, c’était la plaine, la mer ; puis la montagne qu’ils grimpaient sur des mulets. Et puis des fêtes partout. On voyait qu'ils n’étaient occupés qu’à se distraire.

Cependant Nono remarquait sur leur visage, par moments, un air de contrainte et d’ennui, qu’il ne connaissait pas depuis qu'il était à Autonomie.

Les scènes changeaient encore. Il voyait à nouveau une grande salle en demi-cercle, garnie de grandes draperies aux franges d’or. Depuis le plancher jusqu’au plafond, cette salle était divisée en loges garnies, elles aussi, de draperies et de franges d’or. Dans ces loges, des messieurs aux chemises éblouissantes de blancheur, en habits noirs, des femmes décolletées couvertes de diamants, des enfants richement habillés.

Au fond de la salle, sur des planches, une autre foule de gens, encore plus richement habillés, lui parut-il, se remuaient, se trémoussaient au son d’une musique tantôt douce et mystérieuse, tantôt vive et alerte.

Nono, ébloui de tout ce mouvement, des lumières innombrables qui éclairaient la salle, ôta, émerveillé, la jumelle de ses yeux.

— Eh bien ? questionna insidieusement le tentateur.

— Oh ! que c’est beau ! » Et en lui-même, il se demanda s’il n’allait pas suivre l’homme.

Puis, voulant jeter un dernier coup d’œil, il porta à nouveau la jumelle à sa vue. Mais l’ayant, par mégarde, changée de bout, ce fut un horrible spectacle qu’il vit.

Il eut à peine le temps de distinguer des rues sales, tortueuses, des maisons comme des casernes, aux logis sordides, habités par une population misérable, loqueteuse, aux figures souffrantes, occupée à des besognes qu'il n’eut pas le temps de distinguer, mais qui lui semblèrent répugnantes.

Cela n’eut que la durée d’un éclair. La jumelle lui fut violemment arrachée des mains par le gros homme qui, d’une voix rude, lui dit :

— Ne regarde pas de ce côté, ce n'est pas ton affaire, et ça n’en vaut pas la peine, du reste. »

Nono, interloqué, fixait l’homme d’un air effrayé !

Mais celui-ci avait repris sa mine doucereuse et ce fut d’une voix pateline qu’il reprit :

— Je t'ai fait peur ; mais c’est que j'ai été effrayé moi-même. C’est une pièce unique au monde, je ne donnerais pas cette lorgnette pour quoi que ce soit, et j’ai vu le moment où tu allais la laisser échapper.


Nono se demandait s’il avait réellement vu, ou si ce n’était pas une illusion. Il se calma un peu, mais ses premières appréhensions lui étaient revenues. Il se recule de l’homme, et, d’une voix altérée, il cria : Hans ! Mab !

— Que t’es bête, reprit l’homme, en essayant de lui prendre la main, décide-toi, et je t’emmène. Mais fais vite, car je suis pressé !

On entendait la voix de Hans, Dick et Mab, qui appelaient leur camarade absent.

Et Nono reculant encore de l’homme, appela ses amis.

— Où donc te caches-tu ? fit la voix de Hans qui, cette fois, paraissait tout près.

— Par ici, par ici, cria Nono.

Et il vit déboucher Hans d’un fourré, puis Dick, puis Mab d’un sentier voisin.

— Ce que tu nous as fait peur, firent-ils, tous ensemble. On te croyait perdu. Voilà une heure que l’on te cherche. » Et tous lui sautèrent au cou.

Le gros homme avait disparu.

Nono allait raconter à ses amis son aventure ; mais comme à un moment donné, il avait été bien près de se laisser séduire et de suivre l’homme, il n’osa pas avouer à ses amis qu’il avait été sur le point de les oublier et de les abandonner ; une fausse honte le retint. Il résolut de taire son aventure, racontant seulement qu’entraîné à la poursuite du sphinx il s’était égaré. Expliquant son émotion par la crainte qu'il avait éprouvée en se voyant seul, isolé, craignant de ne plus pouvoir rejoindre ses camarades.

— Ah ! pas de danger que l’on t’oubliât, fit Hans ; nous aurions plutôt passé la nuit à te chercher. »

Et comme les autres enfants appelaient, on se dirigea vers le gros de la colonne en répondant à leurs appels.

Les dernières paroles de Hans furent un cruel reproche pour Nono qui sentit davantage son ingratitude à leur égard, s’accusant d’avoir voulu les quitter pour le premier inconnu venu.

Il fut de plus en plus persuadé qu’il devait taire son aventure, persistant dans son mutisme à cet égard.

En quoi il eut encore plus tort, car Solidaria l’aurait alors prévenu que le gros monsieur n’était autre que Monnaïus, l’éternel ennemi de Solidaria et de ses enfants : cela l’aurait mis sur ses gardes, et lui aurait évité de plus grands malheurs par la suite. Mais il est rare qu’une première faute n’en entraîne pas d’autres, et qu’un premier manque de confiance ne soit pas suivi d’un et même de plusieurs mensonges.