Les Aventures de Nigel/Chapitre 31

Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 17p. 415-429).


CHAPITRE XXXI.

LE SERVITEUR FIDÈLE.


Ma foi, monsieur, venez nous parler de la noblesse de votre sang. Il y a ici sous cette grossière veste bleue une source purpurine qui réchauffe le cœur aussi efficacement que si elle provenait de l’antique sang des anciens rois d’Assyrie, qui, les premiers, soumirent le genre humain à leurs lois.
Ancienne Comédie.


Le bruit dont nous venons de parler n’était autre que la voix grondeuse de notre ami Richie Moniplies. Ce digne personnage, comme bien d’autres qui ont aussi bonne opinion d’eux-mêmes, était fort sujet, quand il n’avait pas d’auditeurs, à s’adresser à quelqu’un qui ne refusait jamais de l’écouter avec complaisance ; je veux parler de lui-même. Il était occupé à brosser et à mettre en ordre les habits de lord Glenvarloch, avec autant de tranquillité et de sang-froid que s’il n’eût jamais quitté son service, et se parlait en grommelant entre ses dents de la manière suivante : Parbleu ! il était bien temps que pourpoint et manteau me passassent par les mains… Je doute fort que la brosse les ait touchés depuis que je leur ai dit adieu. La broderie est joliment éraillée… et les boutons d’or, combien y en a-t-il d’arrachés ?… sur ma foi, et comme je suis un honnête homme, il y en a une douzaine de partis… cela vient des bacchanales de l’Alsace. Que Dieu nous conserve sa grâce et ne nous abandonne pas à nos propres moyens !… Je ne vois pas l’épée… mais c’est sans doute à cause des circonstances actuelles. »

Nigel, pendant quelques moments, ne put s’empêcher de croire qu’il était encore sous l’influence d’un rêve, tant il lui paraissait improbable que son domestique l’eût trouvé, et eût pu pénétrer jusqu’à lui dans la position où il était. Regardant à travers ses rideaux, il fut cependant convaincu de la vérité du fait, quand il aperçut la taille roide et musculeuse de Richie, dont la figure portait l’empreinte d’un double degré d’importance, et qui s’occupait à brosser avec soin le manteau de son maître, tout en s’amusant de temps en temps à siffler, ou à fredonner quelque refrain d’une vieille et monotone ballade écossaise. Quoique certain de l’identité du personnage, lord Glenvarloch ne put s’empêcher de lui exprimer sa surprise par cette question assez superflue : De par le ciel ! Richie, est-ce vous ? — Et qui donc serait-ce, milord ? demanda Richie… Je ne sache pas qu’il soit probable que personne vienne assister ici au lever de Votre Seigneurie, à moins d’y être tenu par son devoir. — Je suis au contraire surpris d’avoir ici quelqu’un, répondit Nigel, et vous, plus que tout autre, Richie : car vous devez vous rappeler que nous nous étions quittés, et je vous croyais en Écosse depuis long-temps. — Je demande pardon à Votre Seigneurie, mais nous ne nous sommes pas encore quittés, et il n’est pas même probable que nous en venions là de sitôt, car il faut le consentement de deux personnes pour défaire un marché comme pour le faire. Quoique Votre Seigneurie eût trouvé bon de se conduire de manière à me forcer de m’en séparer, cependant, en y réfléchissant bien, je ne me suis pas soucié d’aller plus loin. Pour parler franchement, si Votre Seigneurie ne sait pas quand elle a un bon serviteur, je sais quand j’ai un bon maître ; et pour dire la vérité, vous serez plus facile à servir maintenant que jamais, car il n’y a pas grand risque que vous sortiez des bornes. — En effet, » dit lord Glenvarloch en souriant, « je suis tenu à ne pas passer les bornes de la prudence et de la sagesse ; mais j’espère que vous n’abuserez pas de ma situation pour vous montrer trop sévère sur mes folies passées, Richie. — Dieu m’en préserve, milord ! Dieu m’en préserve ! répondit Richie avec un air important qui peignait le sentiment intérieur de la supériorité de sa sagesse, orgueil à travers lequel on démêlait pourtant une véritable sensibilité. « Dieu m’en préserve surtout, puisque Votre Seigneurie paraît si pénétrée ! Je vous ai, à la vérité, adressé des représentations comme mon devoir m’obligeait à le faire ; mais il est au-dessous de moi de reprocher quelque chose dans ce moment à Votre Seigneurie… Non, non : je ne suis moi-même qu’une créature sujette à l’erreur… je reconnais que j’ai aussi mes petites faiblesses… nul homme n’est parfait ici-bas. — Mais, Richie, quoique je vous sois très-obligé d’être venu m’offrir vos services, ils ne peuvent m’être que de peu d’utilité ici, et pourront peut-être vous porter préjudice.

— Votre Seigneurie me pardonnera encore une fois, » dit Richie, auquel la situation respective des deux parties avait donné un ton dix fois plus dogmatique que de coutume ; « mais comme c’est moi qui conduirai cette affaire, Votre Seigneurie recueillera un grand avantage de mes services sans qu’ils me portent aucun préjudice. — Je ne vois pas comment ceci peut se faire, l’ami, dit lord Glenvarloch, puisque, même par rapport à vos intérêts pécuniaires… — Pour ce qui est de mes intérêts pécuniaires, reprit Richie, je ne suis pas mal en fonds, et le sort veut que je puisse vivre ici sans être à charge à Votre Seigneurie et sans éprouver de gêne moi-même ; seulement je demande la permission de joindre quelques conditions à mon service auprès de Votre Seigneurie. — Joignez-y tout ce que vous voudrez, dit lord Glenvarloch, car vous êtes à peu près sûr d’agir à votre guise, que vous fassiez des conditions ou non. Puisque vous ne voulez pas me quitter, ce qui serait, je crois, le parti le plus sage, il faut que vous me serviez comme bon vous semblera, et c’est, je suppose, ce que vous ferez. — Tout ce que je demande, milord, » répliqua Richie gravement et de l’air d’une grande modération, « c’est d’avoir la liberté entière de mes mouvements pour certaines affaires importantes que j’ai maintenant sur les bras ; ce qui n’empêchera pas cependant que Votre Seigneurie n’ait l’avantage de ma société et de mes soins, toutes les fois qu’elle en aura besoin et que la chose sera possible. — Ce dont vous vous constituez le seul juge ? demanda Nigel en souriant. — Indubitablement, milord ; » répondit Richie avec un superbe sang-froid ; « car Votre Seigneurie ne peut juger que de ce dont elle a besoin, tandis que moi, qui vois les deux côtés de la médaille, je sais également ce qui convient le plus à vos affaires, et ce qui est le plus utile aux miennes. — Richie, mon bon ami, je crois que cet arrangement qui met ainsi le maître à la disposition du domestique ne nous conviendrait guère si nous étions tous deux en liberté ; mais puisque je suis prisonnier, autant vaut que je sois à vos ordres qu’à ceux de tout autre. Ainsi, vous pouvez aller et venir à votre gré ; car je vois que vous ne voulez pas suivre le conseil de retourner dans votre pays et de m’abandonner à mon sort. — Le diable soit de moi si j’en fais rien !… Je ne suis pas un garçon à abandonner Votre Seigneurie pendant le mauvais temps, quand je vous ai servi, et que j’ai vécu à vos dépens durant toute la belle saison. D’ailleurs, malgré tout ce qui s’est passé, il pourra encore revenir de beaux jours ; car


C’est vers notre pays que tendent tous nos vœux.
En vain le vent mugit et la tempête gronde ;
Un rayon de soleil perçant la nuit profonde
Vient de luire à mes yeux,
Et semble présager à mon âme ravie
Qu’il doit encor sur nous briller dans la patrie. »


Ayant chanté ce couplet à la manière d’un chanteur des rues dont la voix est fêlée à force de le disputer aux mugissements du vent du nord, Richie Moniplies aida lord Glenvarloch à se lever et à faire sa toilette avec toutes les marques possibles du respect le plus solennel, lui servit à déjeuner, et se retira enfin en s’excusant sur ce qu’il avait des affaires importantes qui le retiendraient plusieurs heures.

Quoique lord Glenvarloch s’attendît nécessairement à éprouver de temps en temps quelques inconvénients du caractère suffisant et du ton dogmatique de Richie Moniplies, il était impossible cependant qu’il ne ressentît pas un véritable plaisir de l’attachement ferme et dévoué dont ce fidèle serviteur venait de donner une si forte preuve, et se promît de ses services un soulagement à l’ennui de sa prison. Il fut donc bien aise d’apprendre du geôlier qu’il serait permis à son domestique de se rendre auprès de lui, aux heures où les règles générales de la forteresse en permettaient l’entrée aux étrangers.

Pendant ce temps, le magnanime Richie Moniplies était déjà arrivé au quai de la Tour ; là, après avoir regardé long-temps d’un air de dédain plusieurs bateliers qui le sollicitaient, et dont il rejeta les offres d’un signe de main, il appela avec dignité une barque à deux rameurs, et mit en activité plusieurs oisifs d’un plus haut rang, qui n’avaient pas cru devoir, sur sa tournure, lui adresser leurs offres de service. Il prit alors possession de sa barque, s’enveloppa les bras de son ample manteau, et s’asseyant au gouvernail d’un air d’importance, il leur ordonna de le conduire à White-Hall. Arrivé au palais sans accident, il demanda à voir maître Linklater, le sous-contrôleur de la cuisine de Sa Majesté ; on lui répondit qu’on ne pouvait pas lui parler dans le moment, parce qu’il était occupé à préparer un poulet aux poireaux pour la bouche du roi.

« Dites-lui, dit Moniplies, que c’est un de ses amis et compatriotes qui désire lui parler pour une affaire de la plus haute importance. — Un ami et un compatriote, » s’écria Linklater quand ce pressant message lui fut rapporté… « Eh bien ! qu’il entre, et que le diable l’emporte ! Ce sera encore quelque garçon à tête rousse et à longues jambes, arrivé tout frais du West-Port, qui, ayant appris ma promotion, vient solliciter d’être nommé tournebroche ou marmiton par mon crédit… C’est un grand empêchement pour quiconque veut s’élever dans le monde que d’avoir de tels amis pendus à ses côtés dans l’espoir de monter avec lui… Ah ! Richie Moniplies, est-ce vous, mon garçon ? Eh ! qui vous amène ici ? Si l’on vous avait reconnu pour l’individu qui fit peur au cheval il y a quelque temps… — Ne parlons plus de cela, l’ami, interrompit Richie ; me voilà revenu pour la vieille affaire ; il faut que je parle au roi. — Au roi ? vous êtes fou à lier, » dit Linklater ; puis il cria à ses aides de cuisine : « Veillez aux broches, drôles que vous êtes… Pisces purga ; salsamenta hœc fac macerentur pulchrè[1] ; je vous ferai entendre le latin à vous autres marauds, comme il convient à des marmitons du roi Jacques ; » puis d’un ton de mystère, il ajouta à l’oreille de Richie : « Ne savez-vous pas ce qui est arrivé à votre maître, l’autre jour ? Je puis dire que cette affaire-là a fait trembler certaines gens pour leur place. — N’importe, Laurie, il faut encore venir à mon aide cette fois, et me donner l’occasion de glisser ce petit bout de supplique dans la main du roi ; et je vous assure que le contenu ne peut manquer de lui être très-agréable. — Richie, vous avez certainement juré de dire vos prières dans la loge du portier, le dos à découvert, entre deux valets armés d’un fouet pour vous crier Amen. — Non, non, Laurie : mon garçon, j’ai plus d’expérience maintenant en fait de pétitions que je n’en avais ce jour-là, et vous en conviendrez vous-même, si vous voulez seulement faire parvenir ce petit papier jusque dans la main du roi. — Je ne veux pas me mêler de cette affaire, » dit le prudent clerc d’office ; « mais voici le potage de Sa Majesté qui va lui être servi dans son cabinet ; je ne m’oppose pas à ce que vous mettiez le papier entre le bol d’or et l’assiette… Sa Majesté très-sacrée le verra en levant le bol ; car elle boit ordinairement tout le bouillon. — C’est assez, » reprit Richie, et il s’empressa de déposer le papier sous le bol ; ce qu’il eut tout juste le temps de faire avant que le page entrât pour chercher le potage de Sa Majesté.

« Eh bien, en bien, voisin ! » dit Laurence, lorsque le page fut sorti, « si vous vous êtes mis dans le cas de vous faire attacher au poteau pour recevoir les étrivières, rappelez-vous que c’est vous qui l’avez voulu. — Je ne m’en prendrai à personne, » répliqua Richie ; et avec cette confiance imperturbable, née de la bonne opinion qu’il avait de lui-même, et qui formait le fond principal de son caractère, il attendit l’événement.

Quelques minutes après, Maxwell arriva lui-même dans l’office, et demanda d’un air empressé quel était l’individu qui avait placé un papier sur l’assiette du roi ; Linklater nia en avoir aucune connaissance ; mais Richie Moniplies, s’avançant hardiment, dit d’un ton emphatique : « C’est moi qui suis cet individu. — Suivez-moi donc, » dit Maxwell en lui jetant un regard où se peignait une grande curiosité.

Ils montèrent un escalier dérobé, ce même escalier auquel on attribue à la cour le privilège de conduire plus vite et plus directement au pouvoir que les grandes entrées elles-mêmes. Étant arrivés dans une antichambre que Richie dépeignit plus tard comme une salle assez mal en ordre, l’huissier lui fit signe de s’arrêter pendant qu’il entrerait dans le petit cabinet du roi. La conférence fut courte ; et lorsque Maxwell rouvrit la porte, Richie en entendit la conclusion : « êtes-vous sûr qu’il n’y ait pas de danger… J’y ai déjà été pris une fois… Restez à portée de la voix, mais à la distance au moins de trois coudées géométriques de la porte… Si je parle haut, élancez-vous ici comme un faucon ; si je parle bas, tenez vos longues oreilles assez éloignées pour ne pas entendre… Et maintenant, laissez entrer. »

Richie passa au signe muet de Maxwell, et un moment après se trouva en présence du roi. La plupart des individus de la classe de Richie, et même bien d’autres, auraient été fort déconcertés de se trouver ainsi tête-à-tête avec le souverain ; mais Richie avait une trop haute opinion de lui-même pour se laisser intimider par de pareilles idées ; et ayant fait une révérence empesée, il se redressa ensuite de toute sa hauteur, et se tint devant Jacques aussi droit qu’un poteau.

« Les avez-vous, mon garçon ? les avez-vous ? » dit le roi d’un air agité par l’espoir et le désir, et non sans quelque mélange de soupçon ; « donnez-les-moi, donnez-les-moi avant de dire un mot ; je vous l’ordonne au nom de l’obéissance que vous me devez comme sujet. »

Richie tira une boîte de son sein, et fléchissant un genou, l’offrit à Sa Majesté, qui, l’ouvrant avec précipitation, et s’étant assurée qu’elle contenait une certaine chaîne de rubis dont on a déjà parlé au lecteur, tomba dans un transport de joie, et ne put s’empêcher de baiser ses joyaux, comme s’ils eussent été capables de sentir, et de répéter plusieurs fois avec une satisfaction puérile : « Onyx cum prole, silexque… Onyx cum prole[2]. Ah ! mes beaux et brillants rubis ! mon cœur bondit de joie en vous voyant. » Il se retourna ensuite vers Richie, sur le visage stoïque duquel le ravissement de Sa Majesté avait fait naître un sourire grimaçant que Jacques fit cesser en lui disant : « Prenez garde, monsieur, et n’allez pas vous moquer de nous ; nous sommes l’oint du Seigneur, et votre légitime souverain. — Dieu me préserve de rire ! » dit Richie, rendant à sa figure toute son austérité naturelle ; « je souriais seulement pour mettre mon visage en rapport et en harmonie avec la physionomie de Votre Majesté.

— Vous parlez comme un sujet fidèle et comme un honnête homme, reprit le roi. Mais comment diable vous appelez-vous, l’ami ? — Richie Moniplies, fils du vieux Mungo Moniplies du West-Port à Édimbourg, qui eut l’honneur de fournir la table royale de la mère de Votre Majesté, et celle de Votre Majesté elle-même, de viandes, et autres vivres, il y a déjà long-temps.

— Ah, ah ! » dit le roi en riant ; car il possédait comme un attribut nécessaire à son rang une mémoire tenace qui lui rappelait tous ceux avec qui le hasard l’avait mis en rapport ; vous êtes ce même traître qui a manqué de nous faire tomber sur le pavé de notre cour, si nous ne nous fussions retenu à notre cheval ? Equam memento rebus in arduis servare[3]. Eh bien, ne soyez pas déconcerté, Richie ; car, puisqu’il y a tant de gens qui deviennent traîtres, il faut bien qu’il s’en trouve de temps en temps qui se montrent, contra exspectanda[4], de fidèles sujets. Comment ces bijoux vous sont-ils tombés dans les mains, l’ami ? Venez-vous de la part de George Heriot ? — Nullement, répondit Richie ; n’en déplaise à Votre Majesté, je viens, comme il est dit que combattait Harry Wynd, seulement pour mon propre compte, et non pour celui d’autrui ; car, je ne reconnais aucun maître, excepté celui qui m’a créé, Votre très-gracieuse Majesté qui gouverne, et le noble Nigel Olifaunt, lord de Glenvarloch, qui m’a soutenu aussi long-temps qu’il l’a pu, le pauvre gentilhomme ! — Encore Glenvarlochides ! s’écria le roi ; sur mon honneur, je le retrouve partout : on dirait que dans chaque coin il nous attend en embuscade. Maxwell frappe à la porte ; c’est George Heriot qui vient me dire qu’il ne peut retrouver mes bijoux… Passe derrière la tapisserie, Richie, tiens-toi tranquille, l’ami, songe à ne pas éternuer, à ne pas tousser, à retenir ton haleine. Geordie Tin-tin est toujours si diablement empressé à me débiter ses beaux préceptes de sagesse, et si cruellement lent à me compter son argent, que, sur notre parole de roi, nous ne sommes pas fâché de le trouver en défaut[5]. »

Richie se cacha derrière la tapisserie par obéissance aux ordres du bon roi ; tandis que le roi, qui ne s’inquiétait jamais de sa dignité quand il s’agissait d’une fantaisie qui l’amusait, ayant rajusté la tapisserie de ses propres mains pour cacher le piège, donna ordre à Maxwell de lui dire ce qui se passait au dehors. La réponse de Maxwell fut faite d’un ton si bas qu’elle fut perdue pour Richie, dont la situation singulière n’affaiblissait ni la curiosité ni le désir de la satisfaire de tout son pouvoir.

« Que Geordie entre, » dit le roi ; et Richie remarqua, à travers une fente de la tapisserie, que l’honnête bourgeois avait un air troublé, sinon tout à fait éperdu. Le roi, qui avait un genre d’esprit et de gaieté tel que la scène qui allait suivre était précisément de celles qui semblaient le plus faites pour l’amuser et lui plaire, reçut ses respects avec froideur, et se mit à lui parler avec un air de dignité sérieuse, très-différent de la gaieté familière et souvent peu séante qui lui était habituelle. « Maître Heriot, dit-il, si je me le rappelle bien, nous avons remis entre vos mains certains bijoux de la couronne pour une certaine somme d’argent, est-ce vrai ou non ? — Mon très-gracieux souverain, répondit Heriot, il est incontestable qu’il a plu à Votre Majesté d’en agir ainsi. — Desquels bijoux et cimelia, » reprit le roi avec le même ton de gravité, « la propriété nous restait, excepté cependant que nous étions tenu à rembourser l’argent que vous aviez avancé, lequel remboursement ayant lieu, nous rendait notre droit de possession à l’objet engagé ou mis en garantie. Voëtius, Vinius, Groenwigeneus, Pageustecherus, et tous ceux qui ont traité de contractu oppignerationis consentiunt in idem, s’accordent sur ce point ; le droit romain, le droit coutumier d’Angleterre, le droit municipal de notre ancien royaume d’Écosse, quoiqu’ils différent sur d’autres articles plus souvent que je ne le voudrais, s’accordent aussi exactement sur celui-ci que les trois cordons qui composent une corde. — N’en déplaise à Votre Majesté, répondit Heriot, il n’y a pas besoin de tant d’autorités savantes pour prouver à un honnête homme que ses droits sur un objet donné en gage cessent au moment où l’argent qu’il a prêté dessus lui est remboursé. — Eh bien, monsieur, je vous offre la restitution de la somme prêtée, et je vous demande de remettre en ma possession les bijoux que je vous ai engagés. Je vous ai l’ait entendre, il y a peu de temps, qu’ils allaient me devenir essentiels ; car il est probable que les événements qui se préparent vont nous obliger à nous montrer en public, et il serait étrange que nous ne parussions pas avec ces ornements, qui sont la propriété de la couronne, et dont l’absence serait dans le cas de nous attirer le mépris et les soupçons de nos fidèles sujets. »

Maître Heriot parut fort troublé à ces paroles de son souverain, et répondit avec émotion : « Je prends le ciel à témoin que je suis complètement innocent dans cette affaire, et je perdrais avec joie la somme prêtée pour pouvoir rendre à Votre Majesté les bijoux dont elle déplore si justement la perte. S’ils fussent restés entre mes mains, il me serait facile d’en rendre compte ; mais Votre Majesté se souviendra que, d’après son ordre exprès, je les avais transmis à une autre personne, qui m’avança une grosse somme d’argent vers le temps de mon départ pour Paris. Le besoin de cet argent était pressant, et il ne se présenta à moi aucun autre moyen de l’obtenir. Je dis à Votre Majesté, lorsque je lui apportai le renfort nécessaire, que l’homme qui avançait cette somme n’avait pas une bonne réputation, et sa réponse royale fut, en flairant l’or : « Non olet, il ne sent pas les moyens par lesquels il a été obtenu. — Tout cela est bel et bon, dit le roi ; mais à quoi servent tant de paroles ? Donnant mes joyaux en gage à un tel individu, n’auriez-vous pas dû prendre vos précautions pour que nous pussions les retirer ? Et devons-nous souffrir la perte de nos bijoux à cause de votre négligence, outre que nous allons nous trouver exposé à la censure de nos sujets et des ambassadeurs étrangers ? — Mon maître et mon souverain, répondit Heriot, Dieu m’est témoin que si, en me chargeant du blâme et de la honte de cette affaire, je pouvais l’épargner à Votre Majesté, mon devoir me porterait à les supporter en serviteur reconnaissant de vos nombreux bienfaits. Mais, quand Votre Majesté aura réfléchi à la mort violente de cet homme, à la disparition de sa fille et de ses trésors, je me flatte qu’elle se rappellera combien de fois je l’avais avertie de la possibilité d’un tel cas, en priant Votre Majesté de ne pas me presser de traiter cette affaire avec lui. — Mais vous ne me procurâtes pas d’autres moyens, Geordie, dit le roi ; vous ne me procurâtes pas d’autres moyens. J’étais comme un homme abandonné : pouvais-je faire autrement que de prendre le premier argent qui m’était offert, de même qu’un homme qui se noie saisit la première branche de saule qui se présente ? Et maintenant, pourquoi ne m’apportez-vous pas ces bijoux ? ils sont certainement dans quelque coin ; si vous vouliez bien les chercher… — N’en déplaise à votre Majesté, les recherches les plus exactes ont été faites, répondit le bijoutier ; on les a fait crier partout, et il est impossible de les retrouver. — Difficile, vous voulez dire, Geordie ? et non impossible, reprit le roi ; car ce qui est impossible l’est naturellement, comme exempli gratiâ, de faire que deux soient trois, ou moralement, de changer la vérité en mensonge. Mais ce qui n’est que difficile peut finir par se faire à l’aide de la sagesse et de la patience… par exemple, Tin-Tin Geordie, regardez-moi cela ! » En parlant ainsi il découvrit aux yeux étonnés de l’orfèvre le trésor retrouvé, et s’écria d’un air de triomphe : « Que dites-vous de cela, Geordie ? Par mon sceptre et ma couronne ! il ouvre de grands yeux comme s’il prenait son prince légitime pour un sorcier, nous qui sommes le malleus male ficorum[6], l’instrument qui réduit en poudre les sorciers, sorcières, magiciens et toute la bande… Il pense que nous nous mêlons nous-même de l’art infernal ! Va, mon brave Geordie, tu es un digne et honnête homme, mais tu n’es pas un des sept sages de la Grèce ; va, te dis-je, et rappelle-toi la parole que tu as dite il n’y a pas long-temps : « Qu’il y avait dans ce royaume quelqu’un qui ressemblait à Salomon, excepté dans son amour pour les femmes étrangères, témoin la fille de Pharaon. »

Si Henri avait été surpris de se voir mettre les joyaux devant les yeux au moment où le roi lui en reprochait la perte, cette allusion à la réflexion qui lui était échappée dans sa conversation avec lord Glenvarloch acheva de le mettre au comble de l’étonnement. Le roi fut si enchanté de la supériorité que cela lui donnait pour le moment, qu’il se frottait les mains en riant à gorge déployée, et qu’enfin le sentiment de sa dignité étant perdu dans l’ivresse de son triomphe, il se jeta sur son fauteuil, et s’abandonna à des éclats de rire si immodérés et si violents qu’il en perdit haleine, et que les larmes ruisselaient en abondance le long de ses joues. Pendant ce temps les accès bruyants de la gaieté royale furent répétés par un gros rire discordant derrière la tapisserie, comme celui d’un homme qui, peu habitué à s’abandonner à de telles émotions, une fois entraîné par une impulsion particulière, est incapable de réprimer ou de modérer les accents de sa joie. Heriot tourna la tête avec une nouvelle surprise vers le lieu d’où il entendait partir des sons si peu mesurés en la présence d’un monarque.

Le roi lui-même, qui en sentit peut-être l’inconvenance, se leva, essuya ses yeux et cria : « Allons, rustaud[7], sors de ta cachette ; » et là-dessus il découvrit le long individu de Richie Moniplies riant encore avec une gaieté aussi immodérée que s’il eut été entre compères et commères à un baptême de village… « Chut, chut ! l’ami, lui dit le roi, il n’est pas nécessaire de hennir comme un cheval auprès de son picotin d’avoine, quoiqu’à dire vrai la farce fût bonne, et qu’elle fût entièrement de nous… Et vraiment, qui peut y résister en voyant Geordie Tin-tin, qui croit avoir à lui seul la sagesse de tout le monde ? en le voyant, dis-je, ha, ha, ha ! comme Euclio apud Plautum, se tourmenter pour chercher ce qu’il avait sous la main :


Perii, interii, occidi. Quo curram ? quo non curram ?
Tene, tene. Quem ? quis ? Nescio… nihil video[8].


Ah, Geordie ! vous avez pourtant l’œil fin en fait d’or et d’argent, de joyaux et de rubis, et autres choses semblables, et cependant vous n’avez pas su les retrouver quand ils étaient perdus. Oui, oui, regardez-les, mon ami, regardez-les ; ils sont bien là tout entiers, sains et saufs, et sans qu’il se soit glissé de faux au milieu d’eux. »

George Heriot, revenu de sa première surprise, était trop bon courtisan pour troubler le triomphe imaginaire du roi, quoiqu’il lançât un regard un peu mécontent sur l’honnête Richie, qui continuait toujours son gros rire. Il examina avec sang-froid toutes les pierres, et les trouvant toutes intactes, il félicita cordialement le roi d’avoir recouvré un trésor qui n’aurait pu être perdu sans quelque atteinte à l’honneur de la couronne, et demanda à qui il devait payer la somme pour laquelle les bijoux avaient été engagés, ajoutant qu’il avait l’argent tout prêt.

« Vous êtes diablement pressé quand il s’agit de payer, Geordie, objecta le roi… À quoi bon tant d’empressement, mon ami ? Les joyaux nous sont rendus par un de nos bons compatriotes… Le voilà devant vous ; et qui sait s’il a besoin de l’argent sur l’heure, ou s’il ne se contenterait pas d’un petit bon de notre main à six mois de date ? Vous savez que notre trésor est un peu à sec dans ce moment, et vous parlez de payer comme si nous possédions les mines d’Ophir… — N’en déplaise à Votre Majesté, dit Heriot, si cet homme a réellement droit à cet argent, il est le maître d’accorder du temps, si bon lui semble ; mais quand je me rappelle dans quel équipage je le vis pour la première fois avec son manteau en lambeaux et la tête brisée, j’ai de la pêne à croire que cela soit possible… Avec la permission du roi, n’êtes vous pas Richie Moniplies ? — Lui-même, maître Heriot ; de l’ancienne et honorable maison de Castle-Collop, près du port de l’Ouest, à Édimbourg, répondit Richie. — N’en déplaise à Votre Majesté, ce n’est qu’un pauvre serviteur, dit Heriot ; il n’est pas probable qu’il ait acquis honnêtement la disposition de cet argent. — Et pourquoi pas ? demanda le roi ; croyez-vous qu’il n’y ait que vous seul qui puissiez gravir la montagne, Geordie ? Votre manteau était assez mince quand vous êtes arrivé ici, quoique maintenant vous en portiez un riche et bien doublé. Parce qu’il est domestique ? il y en a plus d’un qui est arrivé de l’autre côté de la Tweed sans souliers ni bas, portant sur son épaule la valise de son maître, et qui maintenant se pavane avec six laquais derrière lui. Mais voilà l’homme lui-même, questionnez-le. Geordie. — Son autorité ne sera peut-être pas la meilleure dans ce cas, » dit le prudent bourgeois.

« Bah, bah, l’ami ! s’écria le roi ; vous êtes trop scrupuleux. Les coquins de braconniers ont entre eux un bon proverbe : Non est inquirendum unde venit venison[9]. Celui qui apporte les marchandises a sûrement le droit d’en disposer. Écoutez, mon ami, dites la vérité, et faites bonté au diable… Avez-vous pleins pouvoirs de disposer de l’argent qui est dû pour le dégagement de ces bijoux ? pouvez-vous, par exemple, accorder des délais de paiement, ou autre chose, oui ou non ? — Pleins pouvoirs, n’en déplaise à Votre Majesté, dit Richie, et je suis prêt à souscrire de tout mon cœur à tout ce qui pourra convenir à Votre Majesté sur le terme du remboursement, espérant que Votre Majesté voudra bien m’accorder une petite grâce. — Oui-da ! l’ami, dit le roi, voilà aussi où vous en voulez venir ? J’aurais été étonné que vous ne fussiez pas comme tout le reste. On croirait que la vie et les biens de nos sujets sont entre nos mains, et que nous en pouvons disposer à volonté ; mais quand nous avons besoin de leur demander quelque argent, ce qui nous arrive plus souvent que nous ne voudrions, du diable si nous pouvons en tirer une obole, si ce n’est aux vieilles conditions de leur accorder quelque chose en échange… c’est toujours rien pour rien… Eh bien ! l’ami, qu’est-ce qu’il vous faut ?… quelque monopole, je suppose, quelque concession des terres de l’Église, ou bien une chevalerie, ou quelque chose de semblable ? Il faut que vous soyez raisonnable, à moins que vous ne vous proposiez de nous avancer plus d’argent pour nos besoins actuels. — Mon souverain, répondit Richie Moniplies, le propriétaire de cet argent le met à la libre disposition de Votre Majesté sans caution ni intérêt, pour qu’elle en fasse usage aussi long-temps qu’il lui plaira, et demande seulement que Votre Majesté veuille bien accorder quelque indulgence au noble lord Glenvarloch, maintenant prisonnier dans votre Tour royale de Londres. — Comment, comment, drôle ! » s’écria le roi en rougissant et balbutiant, mais agité par des émotions plus nobles que celles qui le dominaient quelquefois. « Qu’osez-vous nous proposer ? de vendre la justice ? de vendre notre pardon, à nous roi couronné, qui avons juré d’être équitable envers nos sujets, et qui sommes responsable de notre administration envers celui qui est au-dessus de tous les rois ? » Ici il leva les yeux au ciel avec respect en touchant son bonnet, et continua avec un peu d’aigreur : « Nous ne faisons pas trafic de telles marchandises, l’ami ; et si vous n’étiez un pauvre ignorant qui nous a rendu aujourd’hui même un service qui nous a été agréable, nous vous ferions percer la langue avec un fer chaud, in terrorem des autres… Emmenez-le, Geordie… payez-le jusqu’au dernier sou avec l’argent que vous avez à nous entre les mains ; et malheur à ceux qui y reviendraient ! »

Richie, qui avait compté avec la plus grande certitude sur le succès de ce chef-d’œuvre de politique, était comme un architecte qui voit s’écrouler sous lui l’échafaudage qu’il a dressé. Il se rattrapa cependant à une circonstance qu’il crut pouvoir empêcher sa chute : « Non seulement, dit-il, il mettait à la disposition de Sa Majesté l’argent pour lequel les bijoux avaient été engagés, mais même le double de cette somme, et sans espoir, sans condition de paiement, si seulement… »

Mais le roi, qui craignait peut-être de se laisser ébranler dans sa bonne résolution, ne lui donna pas le temps d’achever, et s’écria : « Emmenez-le, emmenez-le ; il est temps qu’il parte, s’il double ses offres de la sorte… Et sur votre vie, prenez garde à ce que Steenie, ou aucun des autres n’entende un mot de sa bouche, car qui sait dans quel embarras cela pourrait me jeter ? Ne inducas in tentationem… Vade retrò, Satanas… Amen. »

D’après les ordres du roi, George Heriot entraîna le solliciteur consterné hors de sa présence, et lorsqu’ils furent dans la cour du palais, le marchand, se rappelant avec un peu de ressentiment l’air d’égalité que Richie avait pris avec lui au commencement de la scène que nous venons de raconter, ne put s’empêcher d’user de représailles en le félicitant avec un sourire ironique sur la faveur dont il jouissait à la cour, et sur les progrès qu’il avait faits dans l’art de présenter des suppliques.

« Que cela ne vous inquiète pas, maître George Heriot, » répliqua Richie avec le plus grand sang-froid ; « mais dites-moi seulement quand et à qui je dois en adresser une pour me faire rembourser les huit cents livres sterling qui ont été avancées sur ces bijoux ? — C’est ce que vous saurez dès le moment où vous m’amènerez le véritable propriétaire de l’argent, reprit Heriot ; il est important que je le connaisse sous plus d’un rapport. — Alors je vais retourner auprès de Sa Majesté, dit gravement Richie, et lui redemander l’argent ou le gage, car j’ai pleins pouvoirs d’agir dans cette affaire. — Cela peut être, Richie, objecta le marchand, et cela peut aussi n’être pas, car vos histoires ne sont pas paroles d’évangile ; et soyez assuré que j’y verrai clair avant de vous payer une si grosse somme d’argent. Je vous donnerai une reconnaissance, et vous la tiendrai prête pour le remboursement au premier avis ; mais, mon bon Richard Moniplies de Castle-Collop, près du West-Port d’Édimbourg, excusez-moi si je vous laisse, étant obligé de retourner auprès de Sa Majesté pour des affaires majeures. » En parlant ainsi, et montant l’escalier pour rentrer au palais, il ajouta, comme par manière de résumé : « George Heriot est un trop vieux coq pour se laisser prendre avec de la paille. »

Richie resta pétrifié quand il le vit rentrer dans le palais, et se trouva en quelque sorte pris au piège. « Que la peste l’étouffe ! dit-il : parce que c’est un honnête homme lui-même, faut-il qu’il agisse avec tous les autres comme s’ils étaient des fripons ? mais que le diable m’emporte s’il parvient à me jouer ! Dieu me soit en aide ! ne voilà-t-il pas Laurie qui vient à son tour, et qui va me tourmenter au sujet de la supplique… Je n’attendrai pas, de par saint André ! »

En parlant ainsi, et changeant la démarche fière qu’il avait prise le matin contre un pas gêné et honteux, il alla regagner sa barque avec une rapidité qui, pour employer la phrase usitée, ressemblait beaucoup à une fuite.



  1. Vide les poissons, et aie soin de faire tremper comme il faut cette saline. a. m.
  2. Onyx cum prole, c’est-à-dire l’onyx et les autres pierres précieuses. a. m.
  3. Vers d’Horace, liv. II, ode iii, dont voici le sens : souviens-toi de conserver une âme toujours égale, qui ne s’altère point dans l’adversité ; le roi joue seulement sur les mots en conservant à equœm, égal, equam, jument. a. m.
  4. Contre toute attente. a. m.
  5. To get a hair in his neck ; mot à mot, trouver un cheveu dans son cou. a. m.
  6. Le marteau des faiseurs de maléfices. a. m.
  7. Tod Lowrie, c’est-à-dire renard Laurent. a. m.
  8. Je succombe ! on me tue ! au meurtre ! Où aller ! où ne pas aller ! Arrête ! arrête ! Quoi ? qui ? Je ne sais ; je ne vois rien. a. m.
  9. Ne demandez pas d’où vient la venaison. a. m.