Les Aventures de Nigel/Chapitre 30

Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 17p. 403-415).


CHAPITRE XXX.

LE CONSOLATEUR.


Oui, quand même tu serais traîné avec ignominie à cet arbre fatal, il te resterait encore un ami fidèle pour partager avec toi le cruel arrêt du sort.
Ballade de Jenny Dawton.


Maître George Heriot et sa pupille, comme on pouvait justement l’appeler, puisque son attachement pour Marguerite lui faisait remplir tous les devoirs d’un tuteur, furent introduits par les gardes dans l’appartement du lieutenant, où ils le trouvèrent avec sa femme. Ils furent reçus par tous deux avec cette politesse et ces égards que croyait devoir au caractère et au crédit attribué à maître Heriot, même un vieux militaire pointilleux tel que l’était sir Édouard Mansel. Lady Mansel reçut Marguerite avec la même civilité, et apprit à maître George qu’elle n’était plus que son hôtesse et non sa prisonnière. — Elle est libre de retourner près de sa famille, sous votre protection : tel est le bon plaisir de Sa Majesté. — J’en suis bien aise, madame, reprit Heriot ; seulement j’aurais désiré que la libération eût pu avoir lieu avant son inconvenante entrevue avec ce singulier jeune homme ; et je suis étonné que Votre Seigneurie l’ait permise. — Mon bon maître Heriot, dit sir Édouard, nous n’agissons que d’après les ordres de notre supérieur en sagesse comme en toute autre chose. Il nous faut obéir ponctuellement et à la lettre aux ordres que nous recevons de Sa Majesté, et je n’ai pas besoin de le dire, la sagesse du souverain garantit assez… — Je connais toute la sagesse de Sa Majesté, dit Heriot ; cependant il existe un vieux proverbe sur le feu et les étoupes… mais laissons cela. — Voilà, dit lady Mansel, sir Mungo Malagrowther qui se dirige vers la porte de l’appartement, avec l’allure d’une grue estropiée. C’est sa seconde visite d’aujourd’hui. — C’est lui qui a remis l’ordre qui décharge lord Glenvarloch du crime de haute trahison, ajouta sir Édouard. — Et c’est de lui, dit Heriot, que j’ai appris une grande partie de ce qui était arrivé ; car je ne suis arrivé de France que depuis hier au soir, et mon retour a été un peu soudain. »

Pendant qu’ils parlaient, sir Mungo entra dans l’appartement : il salua le lieutenant de la Tour et son épouse avec une politesse cérémonieuse, honora George Heriot d’un signe de tête protecteur, et aborda Marguerite en disant : « Hé bien, ma jeune prisonnière, vous n’avez pas encore mis de côté votre attirail masculin ? — Elle ne compte pas non plus le mettre de côté, sir Mungo, » répliqua maître Heriot, « avant d’avoir exigé satisfaction de vous pour avoir trahi son secret comme un chevalier félon. Il me semble que, lorsque vous me dites qu’elle courait les champs sous cet étrange costume, vous auriez pu ajouter qu’elle était sous la protection de lady Mansel. — C’était là le secret du roi, maître Heriot, » dit sir Mungo en se jetant sur un siège avec un air d’importance atrabilaire ; « et, en vous disant le reste, j’ai cru vous donner un bon avis en qualité d’ami de la jeune personne. — Oui, comme vous en donnez ordinairement, m’en disant assez pour me tourmenter à son égard, sans ajouter un mot qui pût calmer mon inquiétude. — Sir Mungo n’entend pas cette remarque, dit lady Mansel, nous ferons bien de changer de conversation… Y a-t-il quelque nouvelle de la cour, sir Mungo ?… Vous êtes allé à Greenwich ?… — Vous feriez aussi bien, madame, de me demander s’il y a quelque nouvelle de l’enfer. — Comment donc, sir Mungo !… s’écria sir Édouard. Mesurez, je vous prie, un peu mieux vos paroles ; vous parlez de la cour du roi Jacques.

— Sir Édouard, quand ce serait de celle des douze Césars, je dirais qu’il y règne en ce moment autant de confusion que dans les régions infernales. Des courtisans qui datent de quarante ans, et je puis me mettre du nombre, sont aussi loin de pénétrer cette affaire qu’un goujon dans le Maelstrom[1]. Il y a des gens qui disent que le roi fait la moue au prince, d’autres que le prince regarde le duc de travers ; les uns disent que lord Glenvarloch sera pendu pour crime de haute trahison ; et les autres, qu’il y a contre lord Dalgarno une affaire qui peut lui coûter la tête. — Et vous, en qualité de courtisan de quarante ans, quelle est votre opinion sur tout cela ? demanda sir Édouard. — Ne la lui demandez pas, sir Édouard, » dit lady Mansel à son mari, en lui jetant un regard significatif.

« Sir Mungo a trop d’esprit, ajouta maître Heriot, pour ne pas savoir que celui qui dit une chose qui pourrait, par indiscrétion, lui faire du tort, charge une arme que tout individu devant lequel il a parlé peut lui décharger sur la tête à son bon plaisir.

— Eh quoi ! dit l’audacieux chevalier, vous croyez que j’ai peur de tomber dans le piège ? Eh bien ! si je vous disais maintenant que lord Dalgarno a plus de finesse que de probité, le duc plus de voiles que de lest, le prince plus d’orgueil que de prudence, et le roi… » lady Mansel éleva le doigt en l’air en signe d’avertissement ; « et que le roi est mon très-bon maître, qui m’a donné, depuis quarante ans et plus, les gages qu’on donne à un chien, c’est-à-dire des os et des coups… Eh bien, maintenant tout est dit ; et Archie Armstrong dit pire que cela tous les jours des premiers d’entre eux. — Cela ne prouve que mieux sa folie, répliqua George Heriot ; et cependant il n’a pas tout à fait tort, car cette folie lui tient lieu de sagesse. Mais vous, sir Mungo, n’allez pas mettre votre esprit en parallèle avec celui d’un fou, quoique ce soit un fou de cour. — Un fou ! » reprit sir Mungo n’ayant pas entendu complètement ce que disait Heriot, ou ne se souciant pas de l’entendre ; « oui, vraiment, j’ai été bien fou de m’attacher à une cour aussi mesquine que celle-ci, tandis que des hommes de talent et de courage ont fait fortune dans tous les coins de l’Europe. Mais ici on a de la peine à réussir, à moins qu’on ne porte une grosse clef à son côté, » ajouta-t-il en regardant sir Édouard, « ou qu’on ne puisse battre avec un marteau sur un plat d’étain. Sir Édouard et milady, je vous présente mes respects… je vous souhaite le bonjour, maître Heriot ; et quant à cette petite écervelée, si vous voulez suivre mon conseil, mortifiez-la par le jeûne et par l’emploi modéré de la discipline, et ce sera le meilleur remède à ses accès d’extravagance. — Si vous vous proposez d’aller à Greenwich, dit le lieutenant, je puis vous en épargner la peine, car le roi va se rendre immédiatement à White-Hall. — C’est sans doute pour cela que le conseil est convoqué si fort à la hâte, reprit sir Mungo. Eh bien, avec votre permission, j’irai voir ce pauvre Glenvarloch pour lui donner quelque consolation. »

Le lieutenant parut réfléchir, et garda un moment le silence d’un air irrésolu.

« Le pauvre garçon a besoin d’un compagnon pour le distraire, et lui apprendre le genre de peine qu’il doit subir, ainsi que d’autres détails nécessaires. Je ne le quitterai pas que je ne lui aie complètement démontré de quelle manière il s’est perdu de fond en comble, combien est déplorable son état actuel, et le peu d’espoir qu’il a de l’améliorer. — Eh bien, sir Mungo, reprit le lieutenant, si vous pensez réellement que tout ceci soit très-consolant pour le jeune lord, je vais vous faire conduire par un garde. — Et moi, dit George Heriot, je supplierai humblement lady Mansel de vouloir bien prêter à cette jeune étourdie quelque robe d’une de ses suivantes, car je serais un homme perdu de réputation si l’on me rencontrait dans Lower-Hill avec elle sous ce costume extravagant, quoique je sois forcé d’avouer qu’il n’aille pas trop mal à cette petite sotte. — Je vous ferai reconduire tout de suite dans ma voiture, répondit l’obligeante lady. — Ma foi, madame, puisque vous voulez bien nous faire cet honneur, j’accepte avec reconnaissance votre politesse, dit le vieil orfèvre, car j’ai des affaires qui me pressent fort, et la matinée s’est déjà écoulée sans que j’aie rien fait. »

La voiture transporta en peu de temps le digne marchand et sa pupille dans sa maison de Lombard-Street. Il apprit en arrivant qu’il était impatiemment attendu par lady Hermione, qui venait de recevoir l’ordre de se tenir prête à paraître devant le conseil privé dans une heure, et qui, dans son inexpérience totale des affaires, et par suite de sa longue retraite de la société, avait été aussi déconcertée de cet ordre que s’il n’eût pas été la conséquence nécessaire de la pétition qu’elle avait fait présenter au roi par Monna Paula. George Heriot la gronda doucement d’avoir entamé une affaire si importante avant son retour de France, d’autant plus qu’il l’avait priée instamment de se tenir tranquille, par une lettre qui accompagnait les papiers qu’il lui avait envoyés de Paris. Elle s’excusa seulement dans sa réponse sur l’espoir que l’éclat qu’elle donnerait immédiatement à son affaire pourrait avoir une influence favorable sur celle de son parent lord Glenvarloch ; car elle avait honte d’avouer à quel point elle avait été gagnée par les pressantes importunités de sa jeune amie. Le motif qui animait Marguerite était, comme on le pense bien, le désir de sauver Nigel ; mais nous expliquerons plus tard comment la pétition de lady Hermione pouvait avoir quelque rapport avec lui. En attendant nous reviendrons à la visite dont sir Mungo Malagrowther avait jugé à propos d’honorer le malheureux lord dans sa prison.

Le chevalier, après les salutations ordinaires, et après avoir choisi pour l’exorde de son discours l’expression des regrets que lui inspirait la situation de Nigel, s’assit à côté de lui, et ayant donné à ses traits grotesques l’air de l’abattement le plus lugubre, commença son chant de corbeau de la manière suivante :

« Je rends grâce à Dieu, milord, d’avoir été désigné pour apporter au lieutenant le message plein de clémence de Sa Majesté, dans lequel vous êtes déchargé de la principale accusation dont vous étiez l’objet, c’est-à-dire d’un attentat prémédité contre la personne sacrée de Sa Majesté ; car, en supposant que vous soyez condamné pour le second chef, comme ayant violé les privilèges du palais et de son enceinte, usque ad mutilationem, c’est-à-dire à perdre un membre, comme cela est probable ; cependant, la perte d’un membre n’est rien en comparaison d’être pendu et écartelé vif à la façon des traîtres. — Je souffrirai de la honte d’avoir mérité un pareil châtiment plus que de la peine de le subir, répondit Nigel. — Sans doute, milord, comme vous le dites fort bien, l’avoir mérité doit vous causer intérieurement de grands tourments, reprit son persécuteur ; c’est une sorte d’écartèlement métaphysique ou de pendaison mentale, qui peut passer pour être l’équivalent de l’application extérieure du fer, du feu, ou de la corde. — Je dis, sir Mungo, et je vous prie de bien comprendre mes paroles, que je reconnais avoir commis une seule faute : celle de porter des armes sur ma personne lorsque je m’approchai de mon souverain. — Vous avez raison de ne rien avouer ; nous avons un vieux proverbe qui dit, Avouez, et cœtera… Et effectivement, quant aux armes, Sa Majesté a une répugnance toute particulière pour elles, et surtout pour les pistolets ; mais, comme je l’ai déjà dit, il n’est plus question de cette affaire… Je désirerais que vous pussiez vous tirer aussi de l’autre charge, ce qui n’est pas probable. — Assurément, sir Mungo, vous pourriez dire quelque chose en ma faveur au sujet de l’affaire du parc. Personne ne sait mieux que vous combien j’étais exaspéré dans ce moment par les infâmes outrages de lord Dalgarno ; outrages dont la plupart venaient de m’être rapportés par vous-même ; ce qui avait enflammé mes passions au dernier excès. — Hélas, hélas ! je ne me rappelle que trop bien à quel point votre colère était enflammée, en dépit des diverses représentations que je vous adressai sur le respect que vous deviez au lieu sacré où nous étions… Hélas ! vous ne pouvez pas dire que vous soyez tombé dans le bourbier faute d’être averti. — Je vois, sir Mungo, que vous avez résolu de ne point vous souvenir de ce qui pourrait m’être utile. — Ce serait avec joie que je vous rendrais service, et la meilleure manière dont je puisse le faire est, à mon avis, de vous faire connaître le genre de châtiment auquel vous serez infailliblement condamné, ayant eu la bonne fortune de le voir mettre à exécution du temps de la reine, sur un jeune homme qui avait écrit une pasquinade. J’étais alors de la maison de lord Grey ; et ayant toujours été avide de tout ce qui pouvait être agréable et instructif, je ne crus pas pouvoir me dispenser d’être présent dans cette occasion. — J’aurais été surpris, en effet, que votre philanthropie ne vous eût pas entraîné à une telle exécution. — Plaît-il ?… Votre Seigneurie désirerait que je fusse présent à sa propre exécution ? En vérité, milord, ce sera un douloureux spectacle pour un ami ; cependant, je préfère encore en supporter la peine plutôt que de vous refuser. Au total, c’est une belle cérémonie, une très-belle cérémonie. Le jeune homme arriva avec une figure si intrépide que c’était un plaisir de le regarder. Il était tout habillé de blanc, en signe de pureté et d’innocence. L’exécution se fit sur un échafaud à Saint-Paul’s-Cross ; probablement la vôtre aura lieu à Charing-Cross. Il y avait les gardes du shériff et du maréchal[2], et que sais-je, encore ? Puis vint le bourreau, avec sa hache et son maillet, suivi de son valet, qui portait un réchaud plein de charbons ardents, et des fers pour cautériser la plaie. C’était un drôle adroit que ce Derrick ! Grégoire n’est pas dans le cas de vous trouver le joint comme lui… Il pourrait être à propos pour Votre Seigneurie d’envoyer cet homme chez un chirurgien barbier pour prendre une teinture d’anatomie… cela peut vous être très-utile, ainsi qu’à d’autres malheureuses victimes, et en même temps cela rendra service à Grégoire. — Je ne prendrai pas cette peine, interrompit lord Glenvarloch… Si la loi me condamne à perdre la main, le bourreau me l’enlèvera de son mieux… Si le roi me la conserve, il peut se faire qu’elle ne lui soit pas tout à fait inutile. — C’est très-beau, c’est très-noble, en vérité, milord, dit sir Mungo ; il y a du plaisir à voir souffrir un homme de cœur. Cet individu dont je vous parlais, ce Tubbs ou Stubbs, ou quel que soit son nom de plébéien, s’avança avec autant d’assurance qu’un empereur, et dit au peuple : « Mes amis, je viens laisser ici la main d’un véritable Anglais ; » et il la posa sur le billot avec autant de tranquillité que s’il l’avait appuyée sur l’épaule de sa maîtresse ; sur quoi Derrick, ajustant le tranchant de son couperet sur la jointure du poignet, vous comprenez bien, lui déchargea un grand coup de son maillet : la main détachée alla voler aussi loin de celui auquel elle avait appartenu, qu’un gantelet jeté en champ clos par un chevalier. Eh bien ! monsieur, ce Tubbs ou Stubbs ne changea pas même de visage, jusqu’au moment où le valet du bourreau lui appliqua le fer rouge sur son poignet sanglant ; alors, milord, on entendit griller la chair comme si c’était une tranche de lard, et le jeune homme poussa un cri aigu, ce qui fit croire qu’il perdait courage ; mais il n’en était rien, car, ramassant son chapeau de sa main gauche, il l’éleva en l’air en criant « Vive la reine ! et périssent tous les mauvais conseillers ! » Le peuple lui répondit par trois acclamations qu’il méritait bien pour sa fermeté… Et j’espère de tout mon cœur que Votre Seigneurie saura souffrir avec la même magnanimité. — Je vous remercie, sir Mungo, » dit Nigel, qui n’avait pu réprimer quelques sensations désagréables pendant ces détails un peu crus. « Je ne doute nullement que cette exécution ne vous paraisse très-amusante ainsi qu’aux autres spectateurs, quoi qu’en puisse éprouver d’ailleurs celui qui y jouera le principal rôle. — Très-amusant, répondit sir Mungo, très-amusant, certainement, quoique pas tout à fait autant qu’une exécution pour haute trahison… J’ai vu exécuter Digby, les Winkers, Fawkes, et tout le reste de la bande de cette conspiration des poudres, et c’était un très-beau spectacle, tant à cause de leurs souffrances que pour la constance avec laquelle ils les endurèrent. — J’en ai d’autant plus d’obligation à votre honte, sir Mungo, que le regret d’avoir perdu un tel spectacle ne vous a pas empêché de me féliciter d’avoir échappé au danger de vous procurer un aussi agréable coup d’œil. — Comme vous dites, milord, » reprit sir Mungo, qui, comme on le sait, entendait à sa manière, « la perte n’est vraiment que pour l’œil… La nature a été très-libérale à notre égard, et a voulu que plusieurs de nos organes fussent doubles pour que nous pussions plus facilement supporter la perte de l’un d’eux, si nous y étions condamnés par quelque accident pendant le cours de la vie. Vous voyez ma pauvre main droite réduite au pouce, à un doigt et au moignon, par l’arme de mon adversaire pourtant, et non par la hache du bourreau ; en bien, monsieur, cette pauvre main mutilée me rend presque autant de services qu’auparavant. Et en supposant que la vôtre vous soit coupée au poignet, vous avez encore la main gauche à votre service ; et vous serez encore mieux pourvu que le petit nain hollandais qu’on voit dans les rues de Londres, peindre, enfiler une aiguille et jeter une pique en l’air, rien qu’avec ses pieds, et sans avoir une main pour s’aider. — Tout cela est fort bien, sir Mungo, dit lord Glenvarloch, et sans contredit très-consolant ; néanmoins, j’espère, que le roi voudra bien garder ma main pour combattre pour lui sur un champ de bataille, où, en dépit de tous vos aimables encouragements, je répandrai mon sang avec beaucoup plus de joie que sur l’échafaud. — C’est une triste vérité, que Votre Seigneurie a pensé périr sur un échafaud, il ne s’élevait pas une voix pour parler en sa faveur, si ce n’est celle de cette pauvre petite dupe, Marguerite Ramsay. — De qui voulez-vous parler ? » demanda Nigel avec plus d’intérêt qu’il n’en avait encore montré pendant les discours du chevalier.

« Et de qui voulez-vous que je parle, sinon de cette jeune fille déguisée, la même qui faisait partie de la société le jour que nous fîmes à l’orfèvre Heriot l’honneur de dîner chez lui ? Vous savez mieux que personne comment vous vous l’êtes gagnée ; mais je l’ai vue intercédant pour vous aux genoux du roi. Elle fut confiée à ma charge pour l’amener ici en tout honneur et toute sûreté. Si j’en avais été le maître, je l’aurais plutôt menée à Bridewell, pour qu’on lui tempérât le sang au moyen d’une bonne correction. Voyez un peu la délurée commère, qui veut porter les culottes avant d’être mariée. — Sir Mungo, dit Nigel, je vous prie de parler de cette jeune demoiselle avec un peu plus de respect. — J’en parlerai certainement avec tout le respect qui convient à la maîtresse de Votre Seigneurie et à la fille de David Ramsay, milord, » répondit sir Mungo avec le ton le plus caustique.

Nigel était assez tenté de prendre la chose au sérieux ; mais une affaire de ce genre avec sir Mungo eût été ridicule : il étouffa donc son ressentiment, et le conjura de lui dire ce qu’il avait vu et entendu au sujet de cette jeune personne.

« Je n’en sais pas grand’chose, sinon que j’étais dans l’antichambre quand elle reçut audience, et j’entendis le roi lui dire, à ma grande perplexité, « Pulchra sane puella. » Sur quoi Maxwell, qui n’entend que médiocrement le latin, crut que Sa Majesté l’appelait de son nom de Sawney, et ouvrit la porte de la salle d’audience ; c’est alors que je vis le roi relever de ses propres mains la jeune fille, qui, comme je l’ai déjà dit, était déguisée en garçon. Cela aurait pu me donner à penser ; mais notre gracieux maître est vieux, et n’a jamais été un grand séducteur, même dans sa jeunesse ; il la consolait à sa manière, en lui disant : « Il ne faut pas vous désoler, ma belle enfant, Glenvarlochides obtiendra justice ; le premier moment de surprise passé, nous n’avons pas cru qu’il eût médité aucun complot contre notre personne. Quant à ses autres délits, nous examinerons nous-même scrupuleusement cette affaire, et ne déciderons rien à la légère. » Là-dessus on me confia la jeune fugitive pour la remettre ici sous la protection de lady Mansel ; et Sa Majesté me recommanda de ne pas lui dire un mot qui eût rapport à vos fautes, car la pauvre enfant, ajouta-t-il, a pris tant de chagrin à son sujet qu’elle en a le cœur brisé. — Et c’est là-dessus que charitablement vous avez fondé, au préjudice de cette jeune demoiselle, l’opinion que vous avez jugé à propos de m’exprimer tout à l’heure ? — En bonne conscience, milord, que voulez-vous que je pense d’une fille qui s’est déguisée en garçon, et qui va se jeter aux pieds du roi pour le solliciter en faveur d’un jeune seigneur libertin ? Je ne sais pas quel peut être le mot à la mode pour cela, car la phrase change quoique la coutume reste ; mais réellement, je ne puis en conclure autre chose, sinon que cette jeune demoiselle, puisqu’il vous plaît d’appeler ainsi la fille de l’horloger Ramsay, se conduit plutôt en fille de joie qu’en fille d’honneur. — Vous lui faites grande injure, dit Nigel, ou plutôt vous avez été abusé par les circonstances. — Tout le monde s’y laissera tromper de même, milord, à moins que vous ne fassiez, pour le désabuser, ce qui ne paraîtrait peut-être pas convenable au fils de votre père. — Et que voulez-vous dire, je vous prie ? — Qu’il faudrait épouser la jeune fille… en faire une lady Glenvarloch… Oui, oui, vous avez beau tressaillir… c’est là où vous en viendrez ; et il vaut mieux l’épouser que faire pire, si pire n’est déjà fait. — Sir Mungo, je vous prie de changer de sujet, et de reprendre plutôt celui de la mutilation, sur lequel vous vous appesantissiez il n’y a qu’un moment avec tant de satisfaction. — Je n’ai pas le temps maintenant, milord, » dit sir Mungo entendant sonner quatre heures à l’horloge ; « mais aussitôt que vous aurez reçu votre arrêt, milord, vous pouvez compter que je viendrai vous donner les détails les plus exacts sur la cérémonie d’usage ; de même je vous engage ma parole de gentilhomme et de chevalier que je vous accompagnerai moi-même à l’échafaud, quelques regards de travers que je puisse m’attirer par là. Je porte un cœur qui ne me permettra jamais d’abandonner un ami, même dans les moments les plus critiques. » En parlant ainsi, il dit adieu à lord Glenvarloch, qui sentit autant de joie de son départ, qu’aucune personne qui eût jamais été condamnée à supporter sa société.

Mais, une fois livré à ses réflexions, Nigel ne put s’empêcher de trouver la solitude presque aussi fatigante que la compagnie de sir Mungo Malagrowther. La ruine totale de sa fortune, qui lui paraissait inévitable depuis la perte du mandat royal, était encore un coup de plus. Il ne pouvait se rappeler précisément dans quelle circonstance il avait vu ce papier pour la dernière fois ; cependant il était porté à croire qu’il était dans la cassette lorsqu’il en avait tiré l’argent destiné à payer à l’usurier le loyer de son appartement dans White-Friars. Depuis cette époque la cassette avait presque toujours été sous ses yeux, excepté pendant le court intervalle où il avait été privé de ses effets par suite de son arrestation dans le parc de Greenwich. Il était bien possible qu’elle lui eût été soustraite alors, car il n’avait aucune raison de croire que sa personne et ce qui lui appartenait fussent tombés entre les mains de gens qui lui voulussent du bien ; mais, d’un autre côté, la serrure de la cassette ne paraissait pas avoir été forcée, et le mécanisme en étant tout particulier et d’une assez grande complication, il pensa qu’il aurait été difficile de l’ouvrir sans un instrument fait exprès et adapté à son ressort, et on n’avait pas eu le temps d’en faire un. Il avait beau réfléchir sur cette affaire ; ce qu’il y avait de certain, c’est que cet important document était perdu ; et que probablement il n’avait pas passé dans des mains amies. « Advienne que pourra, se dit Nigel, je ne suis guère en plus mauvaise passe relativement à mes espérances de fortune que je ne l’étais en arrivant dans cette ville maudite. Mais me trouver pris dans un dédale d’accusations odieuses, me voir flétri par les soupçons les plus ignominieux, être l’objet de la pitié de cet honnête bourgeois, et de la malignité de ce courtisan envieux et atrabilaire, qui ne peut pas plus supporter le bonheur et les bonnes qualités d’un autre que la taupe ne peut soutenir l’éclat du soleil !… voilà de ces réflexions qui font mon supplice, et dont les résultats amers s’attacheront à ma vie future, entraveront toujours tout ce que ma tête et ma main, si cette dernière m’est laissée, pourraient tenter en ma faveur. »

Le sentiment d’être l’objet de la haine ou du mépris général semble être un des tourments les plus insupportables auxquels un homme puisse être soumis. Les criminels les plus féroces, ceux dont les nerfs n’ont pas tressailli en commettant les plus horribles cruautés, souffrent plus de la pensée qu’aucun homme ne compatira à leurs souffrances, que de la crainte des tortures physiques du châtiment qui les attend : c’est pourquoi on les voit quelquefois chercher à pallier leurs forfaits, et souvent même à nier des faits établis par les preuves les plus claires, pour ne pas voir trancher leurs jours au milieu de l’exécration universelle. Il n’était donc pas étonnant que Nigel, se voyant chargé, quoique injustement, de l’animadversion générale, se ressouvînt, en méditant sur un si pénible sujet, qu’il existait un être au monde qui non seulement le croyait innocent, mais qui, même avec de faibles moyens, avait tout bravé en sa faveur.

« Pauvre fille ! se répétait-il, fille infortunée, téméraire peut-être, mais généreuse ! ton sort ressemble à celui de cette Écossaise dont l’histoire de mon pays a conservé le souvenir, et qui passa son bras en guise de verrou dans les ferrures d’une porte pour opposer une barrière aux assassins qui menaçaient son roi[3]. Cet acte de dévouement fut inutile ; il ne servit qu’à donner l’immortalité à celle qui l’accomplit, et dont le sang, dit-on, coule dans les veines de ma famille. »

Je ne puis expliquer précisément au lecteur si la vive impression que devait produire en faveur de Marguerite la comparaison, peut-être un peu outrée, que Nigel venait de faire entre elle et cette héroïne dévouée, ne fut pas affaiblie par toutes les pensées que ce souvenir historique réveilla en lui sur l’ancienneté de sa famille et l’illustration de sa race. Mais de ces sentiments contradictoires il résulta un nouveau cours d’idées : « À quoi me servent maintenant, se dit-il, la noblesse de mes aïeux et l’ancienneté de ma maison ? Mon patrimoine est aliéné… mon titre même devient un reproche ; car qu’y a-t-il de plus ridicule qu’une pauvreté titrée ? Ma réputation est flétrie… Non, je ne resterai pas dans ce pays : et si en le quittant je réussissais à obtenir une compagne, une créature si belle, si courageuse et si dévouée, qui oserait dire que je déroge à un rang auquel je renoncerais le premier ? »

Il y avait quelque chose de romanesque et d’attachant dans ce tableau, qu’il continua de tracer, d’un couple tendre et fidèle, étant l’un pour l’autre tout l’univers, et trouvant dans leur union la force de braver les revers de la fortune. La pensée de se trouver lié à cette charmante créature, dont le dévouement avait été si désintéressé et si ardent, se changea bientôt en une de ces rêveries délicieuses auxquelles une jeunesse exaltée aime tant à se livrer.

Tout à coup son rêve fut péniblement interrompu par la réflexion qu’il était fondé sur la plus honteuse ingratitude. Seigneur d’un antique château environné de ses tourelles, de ses forêts et de ses champs, possesseur tranquille des beaux domaines et du titre illustre de sa famille, il aurait rejeté comme une chose impossible la pensée d’élever jusqu’à lui la fille d’un artisan ; mais, dégradé de sa noblesse, plongé dans l’indigence, environné d’embarras et de dangers, il se reprocha avec un mouvement de honte d’oser souhaiter que la pauvre fille, entraînée par une passion aveugle, consentît à abandonner la perspective assurée d’une fortune meilleure pour se livrer avec lui aux chances d’un sort précaire. L’âme naturellement généreuse de Nigel fut révoltée de tout ce qu’il y avait d’égoïsme dans ses projets de bonheur, et il fit un effort violent pour bannir de sa pensée, pendant le reste de la soirée, l’image séduisante de la jeune fille ; il tâcha au moins de ne pas s’appesantir sur la dangereuse réflexion qu’elle était le seul être au monde qui le considérât comme un objet digne d’intérêt et d’affection.

Il ne put cependant réussir à la bannir de ses rêves, lorsqu’après une journée de fatigue il se livra à un sommeil non moins agité. L’image de Marguerite ne cessa de se mêler à cette masse bizarre de rêves que ses dernières aventures lui suggéraient ; et même lorsque, reproduisant avec force le tableau repoussant tracé par sir Mungo, son imagination lui représenta son sang bouillonnant et sifflant sous le fer rouge, Marguerite était encore derrière lui comme un esprit de lumière, exhalant un baume bienfaisant sur sa blessure… À la fin, la nature étant épuisée par ces créations fantastiques, Nigel s’endormit tout à fait, et resta plongé dans un sommeil profond jusqu’à ce qu’il fût réveillé le lendemain matin par la voix bien connue qui l’avait plus d’une fois dérangé de son repos à pareille heure.



  1. Le Maelstrom est un dangereux tourbillon maritime, sur les côtes nord-ouest de la Norwège, lequel court, avec une effrayante rapidité, pendant six heures, du nord au sud, et pendant six autres heures, du sud au nord, contre la marée. a. m.
  2. Par maréchal, on entend ici le gouverneur ou premier geôlier d’une prison. a. m.
  3. Il s’agit d’une lady Douglas, qui voulant empêcher l’assassinat de Jacques Ier fit un verrou de son bras, lequel fut cassé. a. m.