Les Aventures de Nigel/Chapitre 07

Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 17p. 111-120).


CHAPITRE VII.

UN PERSONNAGE MYSTÉRIEUX.


Nous avons pensé à des choses utiles ; mais la chose la plus utile de toutes, celle que l’Écriture nous dit mériter seule notre attention, nous n’y avons pas encore songé.
Le chambellan.


Quand les convives eurent quitté successivement la maison de maître Heriot, le jeune lord de Glenvarloch se prépara aussi à prendre congé ; mais son hôte le pria d’attendre encore un instant, quoique tout le monde fût parti, excepté l’ecclésiastique.

« Milord, » dit alors le digne marchand, « nous avons donné quelques moments au délassement honnête et permis de la société ; maintenant je voudrais bien pouvoir vous retenir près de nous dans un but plus grave, notre coutume étant, lorsque nous avons l’avantage de posséder le bon M. Windsor, de lui entendre lire les prières du soir avant de nous retirer. Votre excellent père, milord, ne serait pas parti sans accomplir ce devoir avec nous ; j’ose espérer que Votre Seigneurie en fera autant. — Très-volontiers, monsieur, répondit Nigel, et par cette invitation vous ajoutez encore à toutes les obligations dont vous m’avez déjà comblé. Quand les jeunes gens oublient leur devoir, ils doivent de sincères remercîments à l’ami qui le leur rappelle. »

Pendant qu’ils parlaient de cette manière, les domestiques, après avoir ôté les tables, apportèrent un pupitre et placèrent des chaises et des carreaux pour leur maître, leur maîtresse et le jeune étranger. Un autre siège bas, ou plutôt un tabouret, fut mis auprès de celui de maître Heriot. Quoique cette circonstance fut insignifiante, elle excita l’attention de Nigel, en ce qu’étant sur le point d’occuper lui-même ce siège il en fut empêché par un signe du vieux marchand qui lui en indiqua un autre un peu plus élevé. Une foule de domestiques et de commis appartenant à la famille, et parmi lesquels se trouvait Moniplies, se présentèrent avec beaucoup de gravité et s’arrangèrent sur des bancs.

Tout le monde était assis, et paraissait livré à un recueillement religieux, lorsqu’un coup léger se fit entendre à la porte de l’appartement. Mistress Judith regarda son frère avec inquiétude, comme pour le consulter ; celui-ci fît un signe de tête d’un air de gravité et jeta un regard vers la porte. Mistress Judith traversa immédiatement l’appartement, ouvrit la porte, et fit entrer une femme d’une grande beauté, dont l’aspect singulier et inattendu avait presque l’air d’une apparition. Elle était d’une pâleur mortelle ; aucune teinte, même la plus légère, de cet incarnat qui annonce la vie, n’animait ses traits de la forme la plus exquise, et qui, sans cette circonstance, auraient pu passer pour être d’une beauté parfaite. Ses longs cheveux noirs tombaient sur ses épaules et sur son dos ; ils étaient lisses, séparés et peignés avec soin, mais sans aucune espèce d’accessoire ou d’ornement, ce qui paraissait fort singulier à une époque où les femmes de tous les rangs portaient sur la tête une parure d’un genre quelconque. Sa robe blanche et de la forme la plus simple couvrait toute sa personne, à l’exception du cou, du visage et des mains. Sa taille était plutôt un peu au-dessous de la moyenne ; mais les proportions en étaient si régulières et si élégantes, que celui qui la regardait ne s’apercevait pas qu’elle fût petite. En opposition à l’extrême simplicité de tout le reste de son costume, elle portait un collier qui aurait pu faire envie à une duchesse, tant les diamants qui le composaient étaient remarquables par leur grosseur et leur éclat, et sa taille était entourée d’une ceinture de rubis dont le prix n’était guère inférieur.

Dès que cette étrange personne fut entrée dans l’appartement, elle porta les yeux sur Nigel, et s’arrêta comme ne sachant si elle devait avancer ou se retirer. Le regard qu’elle jeta sur l’étranger annonçait plutôt le doute et l’irrésolution que l’embarras de la timidité. La tante Judith la prit par la main et la conduisit lentement vers la chaise qui lui était réservée ; pendant ce temps, ses yeux noirs restaient fixés sur Nigel avec une mélancolie dont il se sentit singulièrement ému. Même après qu’elle se fut assise sur le siège vide qui l’attendait, elle le regarda plus d’une fois encore avec une expression pensive et inquiète, mais sans confusion ni timidité, et sans que la plus faible rougeur vînt colorer ses joues.

Aussitôt que cette femme singulière eut pris le livre de prières qui était posé sur son coussin, elle parut absorbée dans ses devoirs de dévotion. Quoique l’attention que Nigel donnait aux prières eût été troublée par cette apparition extraordinaire, au point de lui faire porter fréquemment ses regards sur elle, cependant il ne remarqua pas une seule fois qu’elle détachât les yeux du livre qu’elle tenait à la main, ou que son attention s’écartât du devoir qu’elle remplissait. Nigel, au contraire, eut de fréquentes distractions : vainement son père l’avait-il habitué à donner l’attention la plus respectueuse au service divin, ses pensées, en dépit de lui-même, furent distraites par la présence de cette créature extraordinaire, et il désirait ardemment que les prières fussent terminées, dans l’espoir que sa curiosité serait satisfaite à cet égard. Quand le service fut fini et que chacun, suivant la coutume édifiante de l’Église, fut resté pendant quelques moments concentré dans une dévotion mentale, la dame mystérieuse se leva avant que personne eût bougé, et Nigel remarqua qu’aucun des domestiques ne quitta sa place, ou même ne fit le moindre mouvement jusqu’à ce qu’elle eût été ployer le genou devant Heriot qui, posant la main sur sa tête, sembla la bénir avec un geste solennel et un regard mélancolique. Elle s’inclina ensuite, mais sans s’agenouiller, devant mistress Judith ; et ayant accompli ces deux actes de respect, elle quitta l’appartement. Cependant, avant de disparaître, elle tourna encore une fois sur Nigel un regard pénétrant et fixe qui le força de détourner le sien. Lorsqu’il voulut le reporter sur l’inconnue, il ne vit plus que le pan de sa robe blanche, et la porte se referma.

Les domestiques se levèrent et se dispersèrent alors ; du vin, des fruits et des épices furent offerts à Nigel et au ministre qui ne tarda pas à prendre congé. Le jeune lord aurait bien voulu l’accompagner, dans l’espoir d’obtenir quelque éclaircissement sur l’apparition qu’il venait de voir, mais il en fut empêché par son hôte qui témoigna le désir de lui parler dans son bureau.

« J’espère, milord, lui dit le bourgeois, que les préparatifs qu’exige votre présentation à la cour sont assez avancés pour que vous puissiez y paraître après-demain. Ce sera peut-être le dernier jour d’ici à quelque temps où Sa Majesté recevra publiquement ceux qui, par leur naissance, leur rang ou leur emploi, ont quelque droit de lui faire leur cour. Le jour suivant il va à Théobald, où il s’occupe tellement de la chasse et d’autres divertissements qu’il ne se soucie pas d’être dérangé. — Je serai prêt à lui offrir mes respects, dit le jeune lord, mais c’est tout au plus si j’ai le courage de le faire ; les amis auprès desquels j’aurais dû trouver aide et protection m’ont trahi ou se sont éloignés de moi… Assurément, je ne les importunerai pas pour qu’ils m’accordent leur appui dans cette circonstance ; et cependant, quoique je convienne que ce soit un enfantillage, je dois avouer ma répugnance à paraître seul sur un théâtre si nouveau pour moi. — Il est peut-être bien hardi à un artisan comme moi, dit Heriot, de faire une telle offre à un noble lord, mais il faut que j’aille demain à la cour ; je puis vous accompagner jusqu’au salon de réception en vertu du privilège que j’en ai comme appartenant à la maison du roi. Je puis même faciliter votre entrée si elle éprouvait quelque difficulté, et vous indiquer le moment opportun et la manière convenable d’approcher de la personne du roi ; mais je ne sais pas, » ajouta-t-il en souriant, « si ces petits avantages pourront balancer l’incongruité de les tenir d’un vieil orfèvre. — Dites plutôt du seul ami que j’aie trouvé à Londres, » dit Nigel en lui présentant la main.

« Si vous envisagez ainsi la chose, » reprit l’honnête bourgeois, « il n’y a plus rien à dire… Je viendrai vous chercher demain dans une barque convenable pour cette occasion : mais rappelez-vous, mon bon jeune lord, que, comme certains hommes de ma classe, je ne cherche pas l’occasion d’en sortir, et de m’associer à ceux dont le rang est supérieur au mien ; ainsi, ne craignez pas de mortifier mon orgueil en me laissant à distance, soit en présence du souverain, soit dans toute autre occasion où il conviendra pour tous deux que nous soyons séparés. Du reste, toutes les fois que je pourrai vous être bon à quelque chose, croyez que je me trouverai trop heureux de servir le fils de mon ancien protecteur. »

La conversation était tombée sur un sujet si éloigné du point qui intéressait la curiosité du jeune homme, qu’il n’y eut pas moyen de l’aborder ce soir-là. Il fit donc ses remercîments et ses compliments à George Heriot, et prit congé, promettant de se tenir prêt à s’embarquer avec lui le sur lendemain matin à dix heures.

La race des porteurs de fallots, célébrée par le comte Antoine Hamilton, comme particulière à la ville de Londres sous le règne de Jacques Ier, avait déjà commencé ses fonctions, et l’un d’eux avait été retenu pour éclairer avec sa torche résineuse le jeune lord et son domestique jusque chez eux. En effet, quoiqu’ils commençassent à connaître un peu mieux les rues de la ville, ils auraient pu encore, dans l’obscurité, courir le risque de se tromper de chemin. Cette circonstance donna à l’ingénieux Moniplies l’occasion de se rapprocher de son maître, après qu’il eut passé son bras gauche dans les courroies de son bouclier, et dégagé son sabre du fourreau, de manière à pouvoir l’en tirer facilement, et à être prêt en cas de besoin.

« Si ce n’était pour le bon vin et la bonne chère que nous avons eus chez ce vieux marchand, milord, » commença le judicieux serviteur, « et si je ne lui connaissais la réputation d’un homme juste sous plusieurs rapports, et d’un véritable bourgeois d’Édimbourg, j’aurais été bien aise de voir comment son pied était tourné, et s’il ne se trouvait pas un pied fourchu sous les belles rosettes de son soulier de cuir de Cordoue… — Comment, maraud, répondit Nigel, voilà ce qu’on gagne à vous traiter généreusement ? Maintenant que vous avez rempli votre estomac affamé, vous vous raillez du bon marchand qui vous a fait du bien. — Non, milord, ne vous en déplaise, dit Moniplies… je voudrais seulement en savoir un peu plus long sur lui… J’ai mangé son pain et sa viande, c’est vrai… et c’est une honte que des gens de sa sorte en aient à donner quand Votre Seigneurie et moi aurions eu de la peine à trouver pour notre compte un bouillon et un gâteau d’avoine… J’ai bu son vin aussi. — Je m’en aperçois, reprit son maître, et en plus grande quantité que vous n’auriez dû. — Pardonnez-moi, milord, reprit Moniplies ; il vous plaît de parler de la sorte, parce que j’ai vidé une bouteille avec ce jeune gaillard de Jenkin (c’est ainsi qu’on nomme le garçon apprenti), mais c’était par pure reconnaissance pour le service qu’il m’a rendu. J’avoue, de plus, que je leur ai chanté la bonne vieille chanson d’Elsie Marley, qu’ils n’avaient jamais entendu chanter de leur vie. »

Et tout en cheminant il se mit à chanter


Connaissez vous la fière Elsie ?
C’est la femme qui vend du blé :
Son orgueil est si redoublé
Qu’elle ne nourrit plus sa truie.


Au milieu de sa carrière le chanteur fut interrompu par son maître qui, le saisissant d’une main ferme, le menaça de le faire mourir sous le bâton, s’il amenait sur lui les hommes du guet par cette mélodie intempestive.

« Je vous demande pardon, milord, humblement pardon, seulement en pensant à ce Jin Yin, comme on l’appelle, j’ai de la peine à m’empêcher de fredonner… Oh ! connaissez-vous ? Mais encore une fois, je demande pardon à Votre Honneur, et je serai muet si vous me l’ordonnez. — Non, maraud, dit Nigel, parlez, car je vois bien que vous en diriez plus sous prétexte de vous taire que si je vous donne toute licence. Mais qu’est-ce ? qu’avez-vous à dire contre maître Heriot ? »

Peut-être, en lui accordant cette liberté, le jeune lord espérait-il que son domestique entamerait le sujet de la dame qui avait paru à la prière d’une manière si mystérieuse. Peut-être désirait-il seulement que Moniplies donnât cours, en parlant d’un ton de voix calme et posé, à cette surabondance d’esprits animaux qui menaçait de s’exhaler en chansons bruyantes. Le fait est qu’il permit à son domestique de raconter son histoire à sa manière.

« Ainsi donc, » dit l’orateur, profitant du privilège qui lui était laissé, « je voudrais bien savoir quelle espèce d’homme est ce maître Heriot… Il a fourni à Votre Seigneurie des monceaux d’or, à ce que j’entends, et si cela est, il a eu son but là-dedans, comme c’est la mode dans ce monde. Or, si Votre Seigneurie avait ses bonnes terres à sa disposition, il n’y a pas de doute que cet individu, avec d’autres du même métier, qui s’appellent orfèvres, moi je dis usuriers, ne fussent bien aises d’échanger tant de livres de poussière africaine… par ce mot j’entends dire de l’or… contre tant de centaines de beaux et bons acres de terre en Écosse. — Mais vous savez que je n’ai pas de terres, interrompit le jeune lord, du moins qui puissent servir de garantie aux dettes que je contracterais dans ce moment. Il me semble qu’il était inutile de me rappeler cela. — C’est vrai, milord, très-vrai, reprit Moniplies ; c’est ce que la plus mince capacité peut comprendre sans qu’il soit besoin d’explication : or, ainsi donc, milord, à moins que maître George ne puisse assigner à sa libéralité quelque autre motif, puisqu’il n’est pas question de vos biens, et comme d’ailleurs il gagnerait peu de chose à la capture de votre corps, qui nous dit que ce n’est pas à votre âme qu’il en veut ? — À mon âme, drôle que vous êtes ! s’écria le jeune lord ; et quel bien pourrait-il lui revenir de mon âme ? — Que sa sais-je ? répliqua Moniplies ; ils vont rugissant et cherchant qui ils peuvent dévorer… Sans doute ils aiment la pâture qu’ils recherchent de cette manière… Et, milord, on dit, » ajouta Moniplies en se rapprochant encore plus de son maître, « on dit que ce maître Heriot a déjà un esprit dans sa maison. — Un esprit ! que voulez-vous dire ? reprit Nigel. Je vous casserai la tête, maudit ivrogne que vous êtes, si vous continuez à me débiter des sottises. — Ivrogne ! » répondit son Adèle serviteur : « est-ce ainsi que vous me traitez ? Et voyons ; pouvais-je faire moins que de boire à la santé de Votre Seigneurie à genoux, lorsque maître Jenkin me la proposa ?… Malheur à ceux qui n’auraient pas voulu ! j’aurais coupé les jarrets de ma propre main avec mon sabre à l’impudent coquin qui s’y serait refusé, et je l’aurais fait tomber à genoux bon gré mal gré, et d’une manière qui lui aurait donné de la peine à se relever. Mais, pour en venir à cet esprit, » ajouta-t-il, voyant que son maître ne répondait pas à cette vaillante sortie… « Votre Seigneurie l’a vu de ses propres yeux. — Je n’ai pas vu d’esprit, » répondit Glenvarloch, dont cependant la respiration était suspendue, comme quelqu’un qui s’attend à une découverte extraordinaire ; « que voulez-vous dire par un esprit ? — Vous avez vu paraître à la prière une jeune dame qui n’a rien dit à personne, et qui seulement a fait des signes et des révérences au vieux maître et à la vieille maîtresse de la maison ; savez-vous qui elle est ? — Non vraiment ; c’est quelque parente de la famille, je suppose. — Non, de par le diable ! elle n’est pas de leur sang, si tant est qu’elle ait même une goutte de sang dans tout son corps. Je vous dirai ce qui est bien connu pour une vérité à tous ceux qui demeurent dans les environs de Lombard-Street : cette femme ou fille, ou comme vous voudrez l’appeler, est morte depuis plusieurs années, quoiqu’elle apparaisse, comme vous voyez, même pendant leurs dévotions. — Vous conviendrez au moins que c’est un bon esprit, dit Nigel Olifaunt, puisqu’elle choisit un tel moment pour visiter ses amis. — Quant à cela, je ne sais pas, milord, » répondit le superstitieux serviteur ; « je ne connais pas d’esprit qui aurait été en état de faire face au révérend M. John Knox, auquel mon père est resté fidèle dans ses plus grandes persécutions, excepté quand la cour s’est déclarée contre lui : car mon père fournissait la cour de viande de boucherie. Mais cet ecclésiastique qui était là n’est pas de la même race que l’éloquent maître Rollock, que M. David Black de North Leith, et d’autres semblables… Hélas ! qui sait, n’en déplaise à Votre Seigneurie, si les prières que cet Anglais a lues dans leur vieux livre de messe noir n’ont pas autant de puissance pour évoquer les esprits qu’une bonne prière sortant du cœur, et ardente comme un fer rouge, peut en avoir pour les chasser, de même que l’odeur du foie de poisson chassa le malin esprit de la chambre nuptiale de Sara, fille de Raguel, histoire dont pourtant je n’oserais pas affirmer la vérité, des gens plus instruits que moi en ayant douté ?… — Eh bien ! en bien ! » s’écria Nigel avec impatience ; « nous approchons de la maison, et je vous ai permis de parler tant qu’il vous plairait sur ce sujet, pour voir jusqu’où iraient votre impertinente curiosité et vos folles superstitions, et qu’il n’en fût plus question à l’avenir. Pour qui vous ou les imbéciles qui vous ont si bien informé prennent-ils donc cette dame ? — Je ne puis répondre d’une manière précise à cette question, reprit Moniplies ; mais, ce qu’il y a de sûr, c’est que son corps est mort et a été déposé dans la tombe il y a bien long-temps, quoiqu’elle erre encore ainsi sur la terre, et qu’elle apparaisse principalement dans la maison de maître Heriot, et aussi dans quelques autres lieux où elle a été vue de gens qui la connaissent bien. Mais qui est-elle ? c’est ce que je ne prétends pas expliquer, non plus que la manière dont elle s’est ainsi attachée à une famille en particulier, de même que le Brownie ou esprit familier des montagnards. On dit qu’elle a une file d’appartements à elle : antichambre, salon, chambre à coucher ; mais du diable si elle dort dans un autre lit que son cercueil ! et puis les portes et les croisées sont calfeutrées de façon à empêcher le moindre rayon de jour de pénétrer chez elle, et elle n’est éclairée que par des torches. — À quoi bon si c’est un esprit ? demanda lord Nigel. — Comment puis-je le dire à Votre Seigneurie ? répondit le domestique. Je remercie Dieu de ne rien savoir de ce qui a rapport à ses fantaisies ou à ses antipathies. Tout ce que je sais, c’est que son cercueil est là, et je demande à Votre Seigneurie quel besoin une personne vivante a d’un cercueil ? pas plus, il me semble, qu’un esprit d’une lanterne. — Quelle raison, répéta Nigel, peut avoir une créature si jeune et si belle de contempler habituellement le lit où elle doit trouver un dernier, un éternel sommeil ? — Ma foi, je ne sais pas, milord ; mais le cercueil y est bien, comme me l’ont assuré ceux qui l’ont vu. Il est de bois d’ébène avec des clous d’argent, et doublé en dedans de riche damas, digne de servir au lit d’une princesse. — C’est singulier, » dit Nigel, dont la tête, semblable à celle des jeunes gens doués d’une imagination active, accueillait avec exaltation tout ce qui avait quelque chose d’extraordinaire ou de romanesque. « Mange-t-elle avec la famille ? — Qui ! elle ? » s’écria Moniplies surpris de cette question ; « celui qui voudrait souper avec elle aurait besoin d’une cuiller à long manche, à ce que je crois. On met tous les jours pour elle quelque chose dans le tour, tel est le nom qu’on donne à une machine, à une espèce de boîte ouverte qui tourne, dont un côté est en dehors du mur, et l’autre en dedans. — J’ai vu cette invention dans les couvents étrangers, dit le lord de Glenvarloch ; et est-ce ainsi qu’elle reçoit sa nourriture ? — On dit qu’on y met tous les jours quelque chose pour la forme, répondit le domestique ; mais on ne peut pas supposer qu’elle y touche plus que les images de Baal et du Dragon ne touchaient aux mets délicats qu’on plaçait devant eux. Il y a dans la maison assez de domestiques et de servantes d’un bon appétit pour vider les plats aussi bien que les soixante et dix prêtres de Bel, outre leurs femmes et leurs enfants. — Et ne la voit-on jamais qu’à la prière ? — Jamais, à ce qu’on m’a dit. — C’est bien singulier, » répéta Nigel d’un air rêveur. « Sans les ornements qu’elle porte, et surtout si elle n’assistait pas au service de l’Église protestante, je pourrais me former une opinion, et croire que c’est une religieuse catholique qui, pour quelque raison puissante, a obtenu de se cloîtrer de cette manière à Londres, ou quelque malheureuse victime des superstitions de l’Église romaine, qui subit une cruelle pénitence. Mais, dans l’état des choses, je ne sais que penser. »

Sa rêverie fut interrompue par le coup que frappa le porte-fallot à la porte de l’honnête Christie. Dame Nelly accourut aussitôt avec des révérences, des sourires et des minauderies, pour accueillir son honorable locataire, et le conduire dans son appartement.