Les Aventures de Nigel/Chapitre 06

Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 17p. 99-111).


CHAPITRE VI.

LE DÎNER DE L’ORFÈVRE.


Oh ! je le connais bien, c’est un citron moisi dont nos beaux-esprits de cour viennent s’humecter les lèvres pour donner à leur conversation mielleuse un sel plus piquant ; mais, ma foi, monsieur, cette propriété l’a presque entièrement abandonné. Tout le jus qui était si acide en a été exprimé, et la pauvre écorce, quoique aussi amère que jamais, n’est plus bonne qu’à assaisonner le dîner des pourceaux, puisque les animaux à deux jambes n’en veulent plus.
Le Chambellan, comédie.


La bonne compagnie invitée par le bourgeois hospitalier se rassembla dans sa maison de Lombard-Street à l’heure de midi. C’était celle où les estomacs affamés se préparaient alors à prendre ce repas qui divise la journée ; et de notre temps, c’est l’heure où les gens à la mode, se retournant sur leur oreiller, s’avisent de penser, non sans beaucoup de doute et d’hésitation, qu’il leur faudra bientôt commencer la leur. Le jeune Nigel arriva vêtu avec simplicité, mais cependant dans un costume plus analogue à son âge et à son rang que celui qu’il portait la veille : il était accompagné de Moniplies, dont l’extérieur avait aussi beaucoup gagné. Les traits graves et solennels du serviteur écossais ressortaient sous un bonnet de velours bleu posé de côté sur sa tête. Il avait un bon habit de drap bleu anglais, épais et solide, et qui, bien différent de ses premiers vêtements, aurait résisté aux efforts de tous les apprentis de Fleet-Street. Il portait le sabre et le petit boucher, marques distinctives de sa condition ; et une petite plaque d’argent, représentant les armoiries de son maître, indiquait qu’il appartenait à l’aristocratie. Il s’assit dans l’office du bon citadin, non sans éprouver une satisfaction véritable, en songeant que, pour prix de son service dans la salle à manger, il prendrait sa part d’un repas tel qu’il lui était rarement arrivé d’en voir.

M. David Ramsay, ce profond et ingénieux mécanicien, fut conduit sain et sauf dans Lombard-Street, où il arriva, suivant sa promesse, bien lavé, brossé et purifié de la suie de sa forge et de sa fournaise. Sa fille l’accompagnait : c’était une jeune personne d’environ vingt ans, très-jolie, très-réservée, mais dont les yeux noirs, étincelants, contredisaient de temps en temps l’air de gravité qui, avec le silence, la discrétion, un simple bonnet de velours et une collerette de batiste, formait l’apanage obligé de mistress Marguerite, en sa qualité de fille d’un modeste bourgeois.

Il y avait aussi deux autres bourgeois et marchands de Londres, hommes à amples manteaux et à longues chaînes d’or, bien établis dans le monde et expérimentés dans leur commerce, mais qui ne réclament pas de notre part une description particulière. On y voyait encore un vieil ecclésiastique vêtu de sa longue robe et de sa soutane, homme grave et respectable, dont les manières avaient toute la simplicité de celles des bourgeois qui composaient sa congrégation.

Nous passerons rapidement sur tous ces personnages ; mais il n’en sera pas de même de sir Mungo Malagrowther de Gimigo-Castle, qui réclame de nous un peu plus d’attention, comme un caractère fort original de cette époque.

Ce bon chevalier frappait à la porte de maître Heriot au premier coup de midi, et l’horloge n’avait pas encore fini de sonner qu’il était assis avec la compagnie. Ceci lui donna une excellente occasion de faire quelques remarques satiriques sur tous ceux qui se faisaient attendre, sans parler de quelques traits qu’il décocha en passant sur les personnes qui avaient porté l’empressement au point d’arriver plus tôt.

N’ayant presque d’autre bien que son titre, sir Mungo avait été attaché à la cour en qualité d’enfant de fouet[1] (suivant le nom donné alors à cette charge) auprès de Jacques VI, et il avait été instruit dans toutes les sciences polies, en même temps que Sa Majesté, par George Buchanan, le célèbre précepteur de ce prince. La charge d’enfant de fouet condamnait le petit malheureux qui l’occupait, à subir tous les châtiments corporels que l’oint du Seigneur, dont naturellement la personne devait être sacrée, venait à encourir en grammaire et en prosodie durant le cours de ses études. À la vérité, sous la discipline sévère de George Buchanan, qui n’approuvait pas ce genre de punition par représentant, Jacques portait la peine de ses propres fautes, et Mungo Malagrowther jouissait d’une sinécure. Mais l’autre pédagogue de Jacques, maître Patrick Young, procédait à la besogne avec plus de cérémonie, et faisait trembler le jeune roi jusqu’au fond de l’âme par la manière dont il traitait l’enfant de fouet quand Sa Majesté n’avait pas bien fait sa leçon. Il faut dire, à la louange de sir Mungo, qu’il y avait en lui certains points par lesquels il convenait parfaitement à sa place officielle. Il avait même, dès l’enfance, un assemblage de traits irréguliers et grotesques, qui, lorsqu’ils étaient défigurés par la crainte, la douleur, ou la colère, le faisaient ressembler à une des figures fantastiques qu’on trouve dans une corniche gothique. Sa voix aussi était grêle et criarde, de telle sorte que, lorsqu’il subissait les corrections libérales que lui infligeait maître Patrick Young, l’expression fantastique de sa physionomie et les cris qu’il poussait et qui n’avaient rien de la voix humaine, étaient propres à produire tout l’effet qu’on en pouvait attendre sur un monarque qui méritait le fouet, et qui voyait un être innocent recevoir le châtiment de sa faute.

Sir Mungo Malagrowther, car il obtint le titre de chevalier, eut donc de bonne heure un pied à la cour, sur lequel tout autre se serait maintenu, et dont tout autre aurait su profiter. Mais quand il devint trop grand pour être fouetté, il ne lui resta plus aucun moyen de se recommander. Une humeur railleuse et caustique, un esprit plein de malignité, et un sentiment d’envie contre tous ceux qui sont plus heureux que le possesseur de ces aimables qualités, ne sont pas toujours un obstacle à l’élévation d’un courtisan ; mais il faut qu’il s’y joigne un degré d’adresse et de prudence que sir Mungo n’avait pas reçu en partage. Sa langue satirique ne connaissait ni frein ni retenue ; l’envie qui le dévorait ne pouvait se cacher ; et à peine arrivé à sa majorité, il avait déjà sur les bras tant de querelles, qu’il aurait fallu les neuf vies d’un chat pour y satisfaire… Dans une de ces rencontres, il reçut, et ce fut peut-être un bonheur pour lui, une blessure qui lui servit d’excuse pour refuser à l’avenir de semblables invitations. Sir Rullion Rattray de Panagullion, dans un combat à mort, lui abattit trois doigts de la main droite, de sorte que, depuis ce jour, sir Mungo ne put jamais tenir une épée. Quelque temps après, ayant fait des vers satiriques sur lady Cockpen, il en fut châtié si vigoureusement par des gens qu’on avait payés tout exprès, qu’il fut trouvé à moitié mort à l’endroit où ils étaient tombés sur lui : ayant eu la cuisse cassée et mal remise, il lui en resta un tel embarras dans la démarche, qu’il descendit boiteux au tombeau. L’accident arrivé à sa main et à sa jambe rendit plus grotesque encore la tournure de notre original, et le mit à couvert à l’avenir des conséquences plus dangereuses qui auraient pu résulter de son humeur radieuse. Il vieillit donc insensiblement au service de la cour, sans avoir rien à craindre pour les membres qui lui restaient intacts, mais sans se faire d’amis et sans obtenir d’emploi ; quelquefois à la vérité le roi s’amusait de ses saillies ; mais il n’eut jamais l’art de profiter de l’occasion, et ses ennemis, qui, dans le fait, se composaient de toute la cour, trouvèrent moyen de lui faire perdre la faveur du prince. Le célèbre Archie Armstrong offrit à sir Mungo, dans un accès de générosité, un pan de son habit de fou, voulant par là le faire participer aux immunités et privilèges d’un bouffon de profession… car, disait l’homme au manteau bigarré, « sir Mungo, du train dont il y va, ne retire d’autre avantage d’un bon mot que de se le faire pardonner par le roi. »

Même à Londres, la pluie d’or qui tombait tout autour de lui ne vint pas fertiliser le patrimoine ruiné de sir Mungo Malagrowther. Il devint vieux, sourd et maussade, perdit jusqu’à la vivacité qui avait animé ses satires, et c’était à peine si on le tolérait à la cour ; car Jacques, bien que lui-même avancé en âge, conservait à un point singulier et même ridicule le désir d’être entouré de jeunes gens. Sir Mungo ayant vu se flétrir de la sorte sa jeunesse et sa fortune, ne montrait à la cour sa taille amaigrie et ses broderies fanées que lorsque son devoir l’exigeait absolument : il passait son temps à chercher un aliment à son humeur satirique dans les promenades publiques ou sous les voûtes de l’église de Saint-Paul ; qui était alors le rendez-vous des faiseurs de nouvelles et de gens de toute espèce. Mais il fréquentait surtout ceux de ses compatriotes qu’il regardait comme d’une naissance et d’un rang inférieur au sien. De cette manière, quoiqu’il détestât et méprisât le commerce et tous ceux qui l’exerçaient, il n’en passait pas moins la plus grande partie de sa vie avec les artistes et les marchands écossais qui avaient suivi la cour à Londres ; il pouvait se livrer à son cynisme avec eux, sans risquer de les offenser beaucoup, car quelques-uns souffraient ses plaisanteries et sa mauvaise humeur par déférence pour sa naissance et son titre de chevalier, qui, dans ce siècle, donnaient de grands privilèges, et d’autres plus sensés plaignaient et supportaient un vieillard malheureux par la fortune et par son caractère.

Au nombre de ces derniers était George Heriot qui, bien que ses habitudes et son éducation lui fissent porter son respect pour l’aristocratie à un point qui de nos jours paraîtrait ridicule, avait trop d’élévation d’âme et de bon sens pour se laisser importuner au-delà d’un certain point par un homme tel que sir Mungo Malagrowther, ou pour souffrir qu’il prît avec lui des libertés peu convenables, tout en le traitant néanmoins, non seulement avec une politesse respectueuse, mais même avec obligeance et générosité.

La manière dont sir Mungo se conduisit en entrant dans l’appartement prouva, d’une manière évidente, ce que nous venons de dire. Il alla saluer maître Heriot, ainsi qu’une femme d’un certain âge, qui portait une simple coiffe, dont l’air était respectable et un peu sévère, et qui sous le nom de tante Judith, faisait les honneurs de la maison et de la table : or ce double salut ne se ressentit presque pas de la causticité dédaigneuse de celui qu’il adressa successivement à David Ramsay et aux deux autres bons bourgeois. Il alla se mêler à la conversation de ces derniers pour leur dire qu’il venait d’entendre parler à Saint-Paul de la faillite de Pindivide, un gros marchand, qui, suivant son expression, venait de donner un pouding aux corbeaux (et duquel il avait appris en même temps que ces honnêtes marchands étaient créanciers) : « On dit généralement, ajouta-t-il, que la perte sera totale ; c’est un navire coulé à fond, et perdu corps et biens sans aucun espoir de sauver une planche. »

Les deux bourgeois se regardèrent en faisant la grimace ; mais trop prudents pour discuter publiquement leurs affaires privées, ils se rapprochèrent et se parlèrent tout bas. Le baronnet écossais s’en prit ensuite à l’horloger avec la même familiarité… « Eh bien, David, dit-il, vieux radoteur, la tête ne vous a-t-elle pas encore tourné tout à fait en appliquant votre science mathématique, comme vous l’appelez, au livre de l’Apocalypse ?… Je m’attendais à vous entendre faire le signe de la bête aussi clairement qu’un enfant qui soufflerait dans un mirliton. — Vraiment, sir Mungo, » dit le mécanicien après avoir fait un effort pour se rappeler ce qui lui avait été dit, et qui venait de lui parler, « il est possible que vous soyez plus près du but que vous ne le croyez vous-même… car en prenant les dix cornes de la bête, vous pouvez aisément compter sur vos doigts. — Sur mes doigts, vieille patraque d’horloge rouillée ! » s’écria sir Mungo d’un ton moitié railleur, moitié colère, en portant à la garde de son épée sa main, ou plutôt sa pâte, car le sabre de sir Rullion ne lui avait plus laissé que cette forme. « Avez-vous dessein de me reprocher ma mutilation ? »

Maître Heriot intervint. « Je ne puis persuader à notre ami David, dit-il, que les prophéties de l’Écriture sont faites pour rester dans l’obscurité jusqu’à ce que leur accomplissement inattendu réalise, comme dans l’ancien temps, ce qui a été écrit… Mais ce n’est pas une raison pour exercer sur lui votre valeur chevaleresque. — Sur mon âme, ce serait en faire un mauvais usage, » reprit sir Malagrowther en riant ; « autant vaudrait partir avec une meute et un cor pour poursuivre un mouton égaré, car le voilà déjà retombé dans ses rêveries, et enfoncé jusqu’au menton dans les nombres, les quotients et les dividendes. Mistress Marguerite, ma belle enfant (car la beauté de la jolie bourgeoise déridait jusqu’aux traits sévères de sir Mungo lui-même), votre père est-il toujours aussi amusant qu’à présent ? »

Mistress Marguerite balbutia, rougit, baissa les yeux, les tourna à droite et à gauche, puis regarda en face d’elle, et enfin ayant pris tous les airs d’embarras et de timidité qu’elle jugeait convenables pour cacher une certaine assurance de repartie qui lui était au fond beaucoup plus naturelle, elle répondit qu’effectivement son père était fort distrait, et qu’elle avait entendu dire qu’il tenait cette habitude de son grand-père.

« Votre grand-père ? » dit sir Mungo, affectant de douter qu’il eût bien entendu. « A-t-elle dit son grand-père ? La jeune fille est timbrée, à ce qu’il paraît ; je ne connais pas de fille de ce côté du Temple qui puisse parler d’un parent si éloigné. — Elle a un parrain, du moins, sir Mungo, » répliqua George Heriot intervenant encore, « et j’espère qu’il aura assez de crédit sur vous pour obtenir que vous ne fassiez pas rougir de la sorte sa jolie filleule. — Tant mieux, tant mieux pour elle ! dit sir Mungo, cela lui fait honneur, étant née et élevée dans la paroisse de Bow-Bell, de pouvoir rougir de quelque chose ; et, sur mon âme, ajouta-t-il en caressant sous le menton la jeune personne irritée qui se reculait, « elle est assez jolie pour se passer d’aïeux, du moins dans une région comme Cheapside, où la pelle ne peut reprocher au fourgon… »

La jeune personne rougit encore, mais ce fut avec moins de colère. Maître George Heriot se hâta d’empêcher la conclusion du proverbe trivial de sir Mungo, et le présenta personnellement à lord Nigel. Sir Mungo n’entendit pas d’abord très-bien ce que lui dit son hôte. « Que diable dites-vous ? » s’écria-t-il.

Le nom de Nigel Olifaunt, lord de Glenvarloch, lui ayant été une seconde fois corné dans l’oreille, il se redressa, et regardant le maître de la maison d’un air grave, lui reprocha de ne pas avoir commencé par présenter l’un à l’autre des gens de qualité afin qu’ils pussent échanger leurs civilités avant de se mêler aux autres individus de la société. Il fit ensuite à sa nouvelle connaissance un salut aussi noble et aussi gracieux que cela était possible à un homme estropié de la main et de la jambe, et lui apprenant qu’il avait connu le feu lord son père, il lui souhaita la bienvenue à Londres, en ajoutant qu’il espérait le rencontrer à la cour.

Nigel comprit aussitôt, à l’air de sir Mungo, et à la manière dont son hôte se pinçait les lèvres pour s’empêcher de rire, qu’il avait affaire à un original d’un genre peu commun, et en conséquence il lui rendit sa politesse dans toutes les formes voulues par l’étiquette. Sir Mungo pendant ce temps le regardait avec beaucoup d’attention ; et comme la vue des avantages physiques lui était aussi odieuse que celle des richesses ou des autres faveurs du sort, il n’eut pas plus tôt achevé d’examiner la taille élégante et les beaux traits du jeune lord que, semblable à un des consolateurs de Job, il s’approcha de lui pour lui parler de l’ancienne grandeur des lords de Glenvarloch, et de ses regrets en apprenant que leur représentant n’était pas destiné à posséder les domaines de ses ancêtres. Puis il s’étendit avec complaisance sur les beautés de la baronnie de Glenvarloch, la situation majestueuse du vieux château, la noble étendue du lac sur lequel se rassemblaient tant d’oiseaux sauvages pour la chasse au faucon ; la perspective imposante des forêts remplies de daims, qui s’étendaient jusqu’au pied d’une chaîne de montagnes ; enfin il parla si longuement sur les avantages de ces anciens et magnifiques domaines, que Nigel, malgré tous ses efforts, ne put retenir un soupir.

Sir Mungo, habile à découvrir les sensations désagréables qu’il produisait sur l’esprit de ceux avec lesquels il conversait, remarqua bientôt que sa nouvelle connaissance paraissait souffrir, et il n’aurait pas demandé mieux que d’appuyer sur ce sujet. Mais le signal impatient du cuisinier qui frappa sur une table avec le manche de son couteau, de manière à se faire entendre du haut en bas de la maison, avertit les domestiques de servir le dîner, et les convives de venir y prendre part. Sir Mungo, grand amateur de bonne chère, goût qui, par parenthèse, devait contribuer à réconcilier sa dignité avec ses visites dans la Cité, se leva soudain à ce bruit et laissa en paix Nigel et les autres convives jusqu’à ce qu’il eût satisfait son empressement à occuper à table la place d’honneur qui lui était due. Assis à la gauche de la tante Judith, il vit Nigel occuper une place plus honorable encore à la droite de cette matrone, qu’il séparait ainsi de la jolie mistress Marguerite ; mais ce qui vint l’aider à prendre son parti là-dessus fut la vue d’un superbe chapon lardé qu’on avait placé devant lui.

Le dîner fut servi suivant les formes du temps. Tout y était excellent, et outre les mets écossais qui avaient été annoncés, la table présentait le bœuf rôti et les poudings, qui furent de tous les temps les plats favoris de la vieille Angleterre. Un petit buffet, couvert d’argenterie et d’un travail remarquable, attira les louanges de la compagnie, et n’échappa pas à un sarcasme indirect de sir Mungo, qui fit allusion à l’habileté du propriétaire dans son métier.

« Je ne rougis pas de mon état, sir Mungo, dit l’honnête bourgeois ; on dit qu’un bon cuisinier doit goûter ses plats, et il me semble qu’il ne serait pas juste que moi qui ai fourni de l’argenterie à la moitié du royaume j’eusse mon buffet couvert d’étain. »

Le ministre ayant béni la table, laissa aux convives la liberté d’attaquer les plats qui étaient devant eux, et le repas se passa dans un silence très-grave jusqu’au moment où la tante Judith, pour mieux recommander son chapon, assura qu’il était d’une espèce particulière et bien connue, qu’elle avait elle-même apportée d’Écosse.

« Alors, ainsi que plusieurs de ses compatriotes, madame, » répondit l’impitoyable sir Mungo, non sans jeter un regard sur son hôte, « on peut dire qu’il s’est bien engraissé en Angleterre. — Il y en a certains autres, repartit maître Heriot, auxquels tout le lard de l’Angleterre n’a pu rendre ce service. »

Sir Mungo fit la grimace et rougit ; le reste de la compagnie se mit à rire, et le satirique chevalier, qui avait de bonnes raisons pour ne pas se brouiller avec maître George, garda le silence pendant le reste du dîner. Les viandes furent enlevées pour faire place au dessert, qui fut accompagné des vins les plus précieux et les plus exquis. Nigel se dit à lui-même que les repas des riches bourgmestres auxquels il avait assisté en pays étranger étaient complètement éclipsés par l’hospitalité d’un citoyen de Londres ; et cependant rien n’y sentait l’ostentation, rien n’y était en désaccord avec le rang d’un bourgeois opulent.

Pendant le dîner, Nigel, suivant la politesse du temps, adressa la parole principalement à mistress Judith, dans laquelle il trouva une femme douée de ce jugement ferme et sain qu’on rencontre souvent en Écosse. Elle lui parut plus portée au puritanisme que n’était son frère George (car tel était le degré de parenté existant entre eux, quoiqu’il l’appelât toujours sa tante) : elle semblait du reste tendrement attachée à ce frère, et faisait de son bien-être le principal objet de ses soins. Cependant, comme la conversation de la bonne dame n’était ni très-gaie ni très-amusante, le jeune lord s’adressa naturellement ensuite à la jolie fille de l’horloger, qui était à sa gauche ; mais il ne put réussir à en arracher autre chose que des monosyllabes pour réponse, et, en retour de tous les compliments que la galanterie put lui suggérer, le jeune lord n’obtint de sa jolie bouche qu’un sourire si faible et si fugitif qu’il pouvait être mis en doute. Nigel commençait à s’ennuyer de la compagnie où il se trouvait, lorsque sir Mungo Malagrowther attira tout à coup l’attention de tout le monde.

Cet aimable personnage s’était retiré depuis quelques instants dans l’embrasure d’une croisée qui s’avançait en saillie, et d’où l’on pouvait voir la porte de la maison et tout ce qui se passait dans la rue. Sir Mungo avait sans doute choisi cette place à cause du grand nombre d’objets propres à exercer la satire d’un misanthrope, que présentent les rues d’une capitale. Ce qu’il y avait vu jusque-là n’était probablement pas très-important ; mais tout à coup le galop d’un cheval se fit entendre, et le chevalier s’écria soudainement : « Sur ma foi, maître George, vous feriez bien d’aller voir à la boutique, car voici Knighton, le valet de chambre du duc de Buckingham, suivi de deux domestiques comme si c’était le duc lui-même. — Mon caissier est en bas, » répondit Heriot sans s’émouvoir, « et il m’avertira dans le cas ou les ordres de Sa Grâce demanderaient immédiatement ma présence. — Hem ! son caissier, » marmotta sir Mungo à lui-même. « Quand je l’ai connu, cette charge n’aurait pas donné beaucoup d’embarras à remplir. Mais, » ajouta-t-il tout haut, « venez donc à la croisée, Knighton vient de jeter une pièce d’argenterie dans votre boutique. Ah, ah, ah ! il la fait rouler de même qu’un enfant fait rouler un cerceau ; ah, ah, ah ! je ne puis m’empêcher de rire de l’insolence de ce drôle. — Je crois que vous ne pourriez vous empêcher de rire, » s’écria George Heriot en se levant pour quitter la chambre, « quand votre meilleur ami serait mourant. — Voilà qui est piquant, milord, » dit sir Mungo en s’adressant à Nigel. « Notre ami n’est pas orfèvre pour rien… son esprit n’est pas de plomb… Mais je m’en vais descendre pour voir ce qui se passe. »

Heriot, en descendant, rencontra son caissier qui avait l’air tout troublé. « Eh bien ! qu’y a-t-il, Robert ? dit le joaillier ; que signifie tout cela ? — C’est Knighton, maître Heriot, Knighton, le valet du duc qui vient de la cour. Il a rapporté la salière que vous aviez portée à White-Hall, l’a jetée à l’entrée de la boutique comme si c’eût été un vieux plat d’étain, et m’a chargé de vous dire que le roi ne voulait pas de vos colifichets. — Bah ! vraiment, dit George Heriot, de mes colifichets ! Venez dans le bureau, Robert… Sir Mungo, » ajouta-t-il en saluant le chevalier qui l’avait rejoint et se préparait à le suivre, « vous voudrez bien m’excuser un moment. »

En vertu de cette prohibition polie, sir Mungo, qui, ainsi que le reste de la compagnie, avait entendu ce qui s’était passé entre George Heriot et son caissier, se vit condamné à rester dans l’antichambre du bureau, où il aurait sans doute essayé de satisfaire son ardente curiosité en questionnant Knighton, si cet envoyé d’un grand seigneur, après avoir ajouté quelques grossièretés de son chef au message incivil de son maître, n’était reparti aussitôt pour la cour avec ses satellites à ses talons.

Pendant ce temps le nom du duc de Buckingham, le favori tout-puissant du roi et du prince de Galles, avait répandu quelque inquiétude parmi la société restée dans la salle à manger. Il était plus craint qu’aimé, et si ce n’était pas absolument un tyran, il avait la réputation d’être hautain, violent et vindicatif. Un pressentiment vague dit à Nigel, quoiqu’il ne pût s’expliquer ni pourquoi ni comment, qu’il était la cause première du ressentiment du duc contre son bienfaiteur. Les autres personnes de la société se communiquaient tout bas leurs conjectures. Enfin, quelques mots arrivèrent à Ramsay, qui n’avait rien entendu de ce qui venait de se passer, et qui, plongé dans des calculs auxquels il rapportait toutes les circonstances accidentelles du dehors, ne saisit que le nom qui frappa son oreille : et tout à coup il s’écria : « Le duc ! oh ! le duc de Buckingham George Villiers ; oui, oui, j’en ai causé avec Lambe[2]. — Seigneur et Notre-Dame ! comment pouvez-vous parler ainsi, mon père ? » s’écria sa fille qui avait assez de pénétration pour voir que son père marchait là sur un terrain dangereux.

« Eh bien ! qu’y a-t-il, ma fille ? Les astres peuvent donner une tendance particulière, mais non une impulsion irrésistible. D’ailleurs, vous savez que ceux qui ont l’art de tirer des horoscopes ont dit généralement que, lors de la naissance de Sa Grâce, il y a eu une conjonction notable de Mars et de Saturne, dont le temps apparent ou vrai, en réduisant à la latitude de Londres les calculs faits par Eichstadius pour la latitude d’Oraniembourg, donne 7 heures 55 minutes 41 secondes. — Taisez-vous, vieil astrologue, » dit Heriot qui rentrait en ce moment et dont l’air était calme et serein ; « vos calculs sont vrais et incontestables quand il s’agit de machines de cuivre et de ressorts et de forces ; mais les événements futurs dépendent de la volonté de celui qui tient entre ses mains le cœur des rois. — Cela est bon, George, répondit l’horloger, mais cela n’empêche pas qu’il n’y ait eu à la naissance de ce seigneur un concours de signes qui indique que le cours de sa vie sera fort étrange. On dit depuis long-temps qu’il est né au moment de la jonction de la nuit avec le jour, et sous des influences contradictoires qui peuvent nous affecter ainsi que lui.


Pleine lune et haute marée,
Un grand homme tu deviendras ;
Ciel rougeâtre et pluie assurée,
De mort sanglante tu mourras.


— Il n’est pas bon de parler de semblables choses, dit Heriot, et surtout à propos des grands ; les murs ont des oreilles, dit-on, et les oiseaux traversent les airs pour porter les nouvelles. »

Plusieurs des convives parurent de la même opinion. Les deux marchands prirent congé de bonne heure, et comme s’ils eussent pressenti que les choses n’allaient pas bien. Mistress Marguerite, apprenant que les apprentis qui formaient ses gardes-du-corps étaient prêts à l’escorter, tira son père par la manche, et le réveillant d’une profonde rêverie, qui avait probablement pour objet les rouages du temps ou ceux de la fortune, elle souhaita le bonsoir à son amie mistress Judith, et reçut la bénédiction de son parrain, qui en même temps passa à son doigt délicat une bague d’un travail exquis et de quelque valeur, car il était rare qu’il la laissât partir de chez lui sans lui donner quelque marque de son affection. Ainsi honorablement congédiée et accompagnée de son escorte, elle se mit en route pour retourner dans Fleet-Street.

Sir Mungo avait dit adieu à maître Heriot lorsque celui-ci était sorti de son bureau ; mais tel était l’intérêt qu’il prenait aux affaires de son ami, que lorsque maître George remonta, le chevalier ne put s’empêcher d’entrer dans le sanctum sanctorum pour voir à quoi le caissier passait son temps. Il le trouva occupé à faire des extraits de ces immenses registres in-folio reliés en cuir et à agrafes de cuivre, qui font l’orgueil et la sécurité des marchands et le tourment des pratiques quand l’année de grâce est échue. Le bon chevalier appuya ses coudes sur le pupitre, et dit au commis d’un ton de condoléance : « Eh bien, monsieur Robert, je crains que vous n’ayez perdu une de vos meilleures pratiques… Vous êtes sans doute occupé à faire le relevé de son mémoire ? »

Or, il se trouvait que Robert, de même que sir Mungo, était un peu sourd, et que, comme sir Mungo encore, il savait mettre son infirmité à profit. Il répondit donc comme s’il jouait aux propos interrompus : « Je vous demande humblement pardon, sir Mungo, si je ne vous ai pas envoyé plus tôt votre mémoire ; mais mon patron m’avait dit de ne pas vous importuner. J’aurai bientôt relevé les articles. » En parlant ainsi il se mit à tourner les pages de son redoutable livre en murmurant : « Pour raccommodage d’un cachet d’argent… une agrafe neuve à une chaîne d’or… une plaque dorée pour un chapeau, représentant une croix de Saint-André avec le chardon… une paire d’éperons de cuivre doré… ceci vient de chez Daniel Drivel… nous ne tenons pas ce genre d’article. »

Il aurait continué ; mais sir Mungo, qui n’était pas préparé à supporter le détail du catalogue de ses petites dettes et qui avait encore moins envie de les payer dans le moment, souhaita cavalièrement le bonsoir au teneur de livres et quitta la maison sans autre cérémonie. Le caissier le regarda partir en le saluant d’un sourire goguenard qui se sentait de la politesse de la Cité, et reprit aussitôt les occupations plus sérieuses que l’entrée de sir Mungo avait interrompues. »



  1. Whippin boy, dit le texte. a. m.
  2. Astrologue du temps. a. m.