Les Avadânas, contes et apologues indiens/Poésies chinoises/Le Village

Traduction par Stanislas Julien.
Paris B. Duprat (2p. 186-192).


LE VILLAGE DE KIANG.

ARGUMENT.


Cette pièce a été composée vers l’an 759, par Tou-fou, qui tient un des premiers rangs parmi les poètes de la Chine.

Sou-tsong étant monté sur le trône, Tou-fou quitta précipitamment Fou-tcheou pour aller offrir ses services au nouvel empereur, mais il fut pris par une troupe de brigands et passa pour mort. Quelque temps après, il fut assez heureux pour s’échapper de leurs mains, et se rendit à Fong-tsiang, où résidait la cour. Il y avait déjà plusieurs années qu’il remplissait une charge dans le palais de Sou-tsong, lorsqu’il apprit que sa famille était dans la plus grande détresse. L’empereur lui permit d’aller la visiter pour lui porter des consolations et des secours.

C’est à cette occasion qu’il composa la pièce intitulée le Village de Kiang. Elle est tirée de ses œuvres complètes, en vingt livres, qui existent à la bibliothèque impériale.

LE VILLAGE DE KIANG.


Le pied du soleil s’abaisse lentement vers la terre, | et des montagnes de nuages rouges empourprent l’occident. | Dans la cabane isolée, les coqs poussent des cris confus, | en voyant un étranger qui arrive de mille lis.

Ma femme et mes enfants ; étonnent de me voir vivant, | et, revenus de leur surprise, ils essuient les perles de leurs larmes. | Dans ces temps d’anarchie, j’ai été le jouet des orages, | et c’est au hasard que je dois de respirer encore.

Mes voisins accourent et franchissent les murs pour me voir. | Muets de joie et de saisissement, ils poussent de longs soupirs. | La nuit s’écoule, une nouvelle lampe remplace la lampe mourante ; | ils me regardent sans mot dire, comme un homme qu’on voit en songe.

Sur le soir de l’année, je dérobe à l’État ma frêle existence, | et je reviens dans ma famille, goûter quelques instants de bonheur. | Mes jolis enfants ne peuvent s’arracher de mes genoux ; | ils craignent que je ne parte encore.

Jadis, il m’en souvient, j’aimais à chercher le frais ; | j’aimais à me promener autour de l’étang, à m’asseoir au pied des arbres qui le couronnent. | Maintenant le vent du nord me perce de ses flèches aiguës ; | maintenant les angoisses de ma famille m’abreuvent de mille douleurs.

Les grains que l’on distille sont déjà moissonnés ; | déjà je sens l’odeur spiritueuse qui s’exhale de la cuve. | Le vin n’a pas encore acquis sa saveur enivrante, | mais il peut adoucir l’amertume de mon cœur.

Les coqs en émoi remplissent l’air de leurs cris ; | à l’approche de mes hôtes, ils redoublent leurs bruyants ébats. | Chassés de la cour, ils se réfugient sur les arbres, | et de loin on entend frapper à la porte de bois.

Arrivent quatre vieillards dont l’âge a blanchi les cheveux. | Ils m’interrogent sur mon long voyage. | Chacun apporte sa modeste offrande ; | l’un me verse du vin trouble, l’autre du vin limpide.

D’une voix émue, ils excusent la faiblesse de leur vin, « Ces champs si fertiles en grains[1] n’ont plus de bras pour les cultiver. | Hélas ! le feu de nos discordes n’est pas encore éteint ; | nos fils sont tous partis pour la guerre d’orient !

— Touché de ce tendre intérêt, qui adoucit mes souffrances, | je veux, bons vieillards vous dire une chanson. » | Mes chants ont cessé ils m’écoutent encore, le cœur gros de soupirs. | Puis immobiles, les yeux au ciel, ils essuient les larmes qui roulent le long de leurs joues.

  1. Voyez la strophe VI. Le vin des Chinois est une eau-de-vie de grains distillée.