Les Avadânas, contes et apologues indiens/Poésies chinoises/Les Regrets

Traduction par Stanislas Julien.
Paris B. Duprat (2p. 175-185).


KOUAN-FOU-YOUAN.

ÉLÉGIE SUR LA MORT D’UNE ÉPOUSE.


Le premier jour de l’année, à la cinquième veille, à l’époque où l’hiver déploie toutes ses rigueurs, | ma tendre épouse est morte. Est-il au monde un homme plus malheureux que moi ? | Si tu vivais encore, je t’aurais donné une autre toilette pour passer le nouvel an. | Mais hélas ! tu es déjà descendue au sombre empire qu’arrose la fontaine Jaune ! Pour que l’époux et l’épouse puissent se voir encore, | viens me visiter au milieu de la nuit, viens à la troisième veille ; | je veux renouer les douces illusions du passé.

À la seconde lune, à la naissance du printemps, le soleil brille plus longtemps au ciel ; | toutes les familles lavent dans une eau pure leurs robes et leurs habits. | Les maris qui ont encore leur épouse, se plaisent à la parer de nouveaux vêtements. | Mais moi, qui ai perdu mon épouse, je suis en proie à une douleur qui me mine et me consume. | J’ai éloigné de ma vue l’étroite chaussure qui enfermait ses jolis pieds. | Quelquefois j’ai songé à prendre une seconde compagne. Mais où en trouverais-je une autre aussi belle, aussi spirituelle, aussi affectueuse ?

À la troisième lune, c’est l’époque qu’on appelle Tsing-ming. | Le pêcher épanouit ses fleurs vermeilles, et les saules commencent à déployer leur verdoyante chevelure. | Les maris qui ont encore leurs femmes vont visiter avec elles les tombeaux de leurs parents. | Mais moi, qui ai perdu la mienne, je vais seul visiter sa tombe. | À la vue des lieux où repose sa cendre, des larmes brûlantes ruissellent le long de mes joues. | Je lui fais des offrandes funèbres, je brûle pour elle des images de papier doré. — « Tendre épouse, lui dis-je, d’une voix pleine de larmes, où es-tu ? tendre épouse, où es-tu ? » Mais hélas ! elle est sourde à mes cris ! | Je vois un tombeau solitaire, mais je ne puis voir mon épouse.

À la quatrième lune, à l’époque appelée Mang-tchong, l’air est pur, le soleil brille dans toute sa splendeur. | Combien de maris ingrats se livrent au plaisir, et oublient celles qu’ils ont perdues ! | L’époux et l’épouse sont comme deux oiseaux d’une même forêt. | Quand vient le terme fatal, ils s’envolent chacun de leur côté. | Cette beauté si accomplie, cette tendresse sans bornes, se sont évanouies en un matin. | Pourquoi, hélas ! deux époux si intimement unis n’ont-ils pu vivre et blanchir ensemble ? | Je suis comme un homme qu’un songe enchanteur a bercé d’une douce illusion. | À son réveil, il cherche la jeune immortelle qui charmait ses oreilles et ses yeux, | et il ne trouve plus autour de lui que le vide, la solitude et le silence !

À la cinquième lune, à l’époque appelée Touan-yang, des barques à tête de dragon sillonnent les eaux. | On fait chauffer le vin le plus exquis ; | On amoncelle sur des corbeilles les fruits les plus délicieux. | Chaque année, à cette époque, j’aimais à partager avec ma femme et mes enfants les plaisirs de ces fêtes naïves. | Mais aujourd’hui je suis inquiet et agité, je suis en proie aux plus cruelles angoisses. | Je pleure du matin au soir, et du soir au matin ; | à chaque instant je sens que mon âme va se briser de douleur. | Que vois-je ? de jolis enfants folâtrent gaiement devant ma porte. | Je comprends leurs plaisirs : ils ont une mère qui les presse souvent sur son sein ! | Éloignez-vous, tendres enfants : vos joyeux ébats ne font que me déchirer le cœur.

À la sixième lune, à l’époque appelée Sanfo, il est difficile de supporter l’ardeur brûlante du jour. | Les riches et les pauvres font sécher leurs habits. | Je vais prendre une robe de soie, et l’exposer aux rayons du soleil. Je vais exposer aussi les souliers brodés de mon épouse. | Regardons ! voilà la robe dont elle se parait aux jours de fête ; | voilà l’élégante chaussure qui enchâssait ses jolis pieds. | Mais où est mon épouse ? où est la mère de mes enfants ? | Il me semble qu’une lame d’acier glace et divise mon cœur.

À la septième lune, à l’époque appelée Ki-kiao, je ne puis retenir les larmes qui inondent mes yeux. | C’est alors que Nieou-lân visite dans le ciel son épouse Tchi-niu. | J’avais aussi ime belle épouse, mais j’en suis séparé à jamais ! j’ai sans cesse devant les yeux cette figure ravissante qui éclipsait les fleurs. | Que je marche, que je coure, que je sois assis ou couché, l’idée de sa perte déchire sans cesse mon cœur. | Quel est le jour où je n’aie point pensé à ma tendre épouse, | quelle est la nuit où je ne l’aie point pleurée jusqu’au matin ?

Le quinzième jour de la huitième lune, lorsque son disque brille dans tout son éclat, | on offre aux dieux des melons et des gâteaux qui ont une forme arrondie comme l’astre des nuits. | Les hommes et les femmes vont deux à deux se promener dans la campagne, et jouir de la douce clarté de la lune. | Mais le disque arrondi de la lune ne ferait que me rappeler l’épouse que j’ai perdue. Tantôt, pour dissiper mes ennuis, je verse dans ma coupe un vin généreux ; | tantôt je prends ma guitare, mais elle résonne à peine sous ma main languissante. | Mes parents et mes amis viennent m’inviter tour à tour, | mais mon cœur rempli d’amertume se refuse à aller partager leurs plaisirs.

À la neuvième lune, à l’époque appelée Tchong-yang, les chrysanthèmes ouvrent leurs calices d’or, | et tous les jardins exhalent une odeur embaumée. | Je voudrais aller cueillir un bouquet de fleurs nouvellement écloses, | si j’avais encore une épouse qui pût en orner ses cheveux ! | Mes yeux se mouillent de larmes, mes mains se contractent de douleur, et frappent mon sein décharné ! | Je rentre dans la chambre brillante qu’habitait mon épouse. | Mes deux enfants me suivent, et viennent tristement embrasser mes genoux. | Ils me tirent chacun par la main et m’appellent d’une voix étouffée. | Ils me demandent leur mère par leurs larmes, leurs gestes et leurs sanglots !

Le premier jour de la dixième lune, les riches et les pauvres offrent à leurs épouses des habits d’hiver. | Mais moi, qui n’ai plus d’épouse, à qui offrirai-je des vêtements d’hiver ? | Quand je songe à celle qui partageait ma couche, qui reposait sur le même oreiller, | je brûle pour elle des images de papier doré, et mes larmes coulent en abondance. | J’envoie ces offrandes à celle qui habite sur les bords de la fontaine Jaune. | J’ignore si ces dons funèbres seront utiles aux mânes de celle qui n’est plus, | mais du moins son époux lui aura payé un tribut d’amour et de regrets.

À la onzième lune, quand j’ai salué l’hiver, j’appelle plusieurs fois ma belle épouse. | Dans mon lit glacé, je ramasse mon corps, je n’ose dormir les jambes étendues, | et la moitié de la couverture de soie flotte sur une place vide. | Je soupire et j’invoque le Ciel : je le supplie d’avoir pitié d’un époux qui passe des nuits solitaires. | À la troisième veille, je me lève sans avoir dormi, et je pleure jusqu’à l’aurore.

À la douzième lune, au milieu des rigueurs de l’hiver, j’appelais ma tendre épouse… — « Où es-tu ? lui disais-je. Je songe à toi tout le jour, et je ne puis voir ton visage. » | Mais la dernière nuit de l’année, elle m’est apparue en songe. | Elle presse ma main dans la sienne, et me sourit d’un œil humide de larmes ; | elle m’enlace dans ses bras caressants, et m’enivre, comme autrefois, de ravissement et de bonheur. — « Je t’en prie, me dit-elle, ne te tourmente point de mon souvenir. | Désormais, je viendrai ainsi toutes les nuits te visiter en songe. »