Les Avadânas, contes et apologues indiens/Nouvelles chinoises/La Mort de Tong-tcho

Traduction par Stanislas Julien.
Paris B. Duprat (2p. 223-251).


LA MORT DE TONG-TCHO,


ÉPISODE TIRÉ DU ROMAN HISTORIQUE INTITULÉ
SAN-KOUÉ-TCHI,
OU L’HISTOIRE DES TROIS ROYAUMES.


…. Tong-tcho se trouvait dans la ville de Tchang-’an lorsqu’il apprit la mort du général Sun-kien. « Enfin, s’écria-t-il, me voilà délivré du poids qui m’accablait. » Il demanda alors l’âge de son fils Sun-tseu.

« Dix-sept ans, lui répondirent ceux qui l’entouraient.

— Dix-sept ans ! ce n’est pas la peine d’en parler. »

Dès ce moment, Tong-tcho prit le titre de Chang-fou, et, pour imiter l’empereur, dont il usurpait les droits, il ne sortait jamais sans se faire accompagner d’une escorte nombreuse. Il nomma Tong-min, son jeune frère, prince de Kho, et général de l’armée de gauche, et donna à son frère aîné, Tong-hoang, le titre d’intendant du palais et le commandement de la garde impériale. Il faisait des princes suivant son caprice, sans se donner la peine de demander quel était leur âge et leur famille ; et il conférait à des enfants des deux sexes, que berçaient encore leurs nourrices, les rangs et les dignités que distinguent la robe écarlate et la ceinture d’or. Il envoya deux cent cinquante mille hommes de corvée pour construire la ville de Meï-ou. Il voulut que ses murs embrassassent une circonférence de mille lis[1], et qu’ils eussent la même hauteur et la même épaisseur que ceux de la capitale, qui en était éloignée de deux cent vingt-cinq lis. Il éleva, dans l’intérieur de la ville, des palais somptueux et des greniers d’abondance, où il rassembla des provisions de grains pour vingt ans. Il choisit, parmi le peuple, huit cents des plus belles filles entre quinze et dix-huit ans, pour être ses servantes et ses concubines, et accumula une quantité immense d’or et d’argent, de perles, d’étoffes de soie et de pierres précieuses.

Tong-tcho avait coutume de dire : « Si je réussis dans mes projets, je veux m’emparer de l’empire ; si je ne réussis pas, je garderai cette ville, et j’y passerai le reste de mes jours. »

Toutes les fois que Tong-tcho sortait, les présidents des tribunaux suprêmes et les ministres étaient obligés de s’agenouiller au bas de son char, et les magistrats qui avaient rendu d’anciens services à l’État, ne pouvaient obtenir d’emplois s’ils n’étaient présentés par un homme de rien nommé Tsaï-yong.

Un jour, un moniteur impérial, nommé Hoang-fou-song, s’étant prosterné devant le char de Tong-tcho : « Eh bien ! s’écria-t-il, voilà donc Hoang-fou-song qui s’incline devant moi !

— Qui aurait pu prévoir que Votre Excellence arriverait au faîte des grandeurs ?

— L’aigle est né pour prendre un sublime essor ; le passereau qui s’élève à peine au-dessus de la terre, ne peut comprendre sa noble destinée.

— Jadis, seigneur, nous passions pour deux aigles, Aurais-je pu penser que Votre Excellence se changerait en fong-hoang (en phénix) ? »

Tong-tcho, riant aux éclats : « Fou-song, me crains-tu ?

— Seigneur, si vous honorez les sages, si vous les traitez avec une noble générosité, quel est l’homme qui ne s’empressera pas de vous rendre hommage ? Mais si vous faites des édits cruels, si vous infligez des supplices qui révoltent l’humanité, non-seulement Fou-song, mais même tout l’empire, tremblera devant vous. »

Tong-tcho sourit une seconde fois.

Tong-tcho résidait avec toute sa maison dans la ville de Meï-ou. Il en revenait tantôt au bout de quinze jours, tantôt au bout d’un mois. Les grands dignitaires allaient tous le recevoir en dehors de la porte de la capitale appelée Kouang-men, et se prosternaient devant son char ; et, sur toute la route qu’il devait parcourir, on étendait par terre de somptueux tapis. À cette occasion, Tong-tcho avait coutume d’admettre à sa table les grands dignitaires de l’État. Un jour, on lui annonça l’arrivée de quelques centaines de soldats du nord, qui étaient rentrés dans le devoir. Tong-tcho alla au-devant d’eux jusqu’à la porte appelée Kouang-men, et tous les magistrats de la capitale se joignirent à son cortège. Tong-tcho les retint à dîner. Aussitôt, il fit amener devant lui tous les soldats, et exerça sur eux les plus horribles cruautés : les uns eurent les mains et les pieds coupés ; on creva les yeux aux autres. On arracha la langue à ceux-ci ; ceux-là furent jetés dans des chaudières remplies d’eau bouillante. Ces malheureux, sanglants et mutilés, demandaient grâce en luttant contre la mort.

Les magistrats palpitent de crainte et d’horreur ; ils laissent tomber les bâtonnets[2], et oublient les mets qui sont servis devant eux. Tong-tcho continua de boire et de manger, en riant aux éclats. Les magistrats veulent quitter la salle du festin.

« J’ai tué ces révoltés, leur dit froidement Tong-tcho ; pourquoi avez-vous peur ?

— J’ai aperçu une vapeur noire qui s’élevait au ciel, dit le Thaï-ssé[3] : c’est un sinistre présage pour les grands officiers de l’État. »

Un jour, Tong-tcho avait réuni dans son hôtel tous les magistrats, et les avait fait asseoir sur deux rangs. Quand le vin eut fait plusieurs fois le tour de l’assemblée, Liu-pou s’approcha de Tong-tcho et lui dit quelques mots à l’oreille.

« Quoi ! est-ce bien vrai ? lui dit Tong-tcho en riant. » Sur-le-champ, il ordonna à Liu-pou de prendre par les cheveux Tchang-wen, le ministre des travaux publics, et de l’entraîner hors de la salle. Tous les magistrats changèrent de visage.

« Hier, dit Tong-tcho, le Thaï-ssé a annoncé un malheur aux grands officiers de l’État, et c’est à cet homme que se rapportait cette prédiction, »

Quelques instants après, un domestique vint lui présenter, dans un plat rouge, la tête de Tchang-wen.

Tong-tcho ordonna à Liu-pou de servir du vin aux convives, et de présenter à chacun cette tête sanglante, à mesure qu’il passerait devant eux.

Les magistrats sont remplis d’effroi ; ils n’osent se regarder, de peur de trahir l’horreur dont ils sont glacés.

« Messieurs, dit en riant Tong-tcho, ne craignez rien. Tchang-wen s’était ligué avec Youan-chaou pour m’ôter la vie. Il envoya un homme porter une lettre qui tomba par hasard entre les mains de mon fils Fong-sien[4]. C’est pourquoi je l’ai tué, et j’exterminerai toute sa famille. Mais vous qui me montrez une obéissance et une affection sans bornes, je ne vous tuerai point. J’ai pour moi la protection du ciel ; quiconque en veut à mes jours est un homme mort. »

Les magistrats gardèrent le silence : un signe de tête fut toute leur réponse. Quand le soir fut venu, ils se retirèrent sans mot dire.

Le ministre Wang-yun, étant rentré chez lui, réfléchit aux scènes sanglantes qui s’étaient passées au milieu du festin. Il s’assit sur une natte, mais il ne put trouver le repos. Il prit son bâton, et alla à pied dans le jardin situé derrière sa maison.

Comme il regardait le ciel en versant des larmes, et l’âme en proie aux pensées les plus déchirantes, tout à coup il entendit des soupirs et des sanglots qui partaient d’un pavillon voisin, appelé Meou-tan-ting. Wang-yun se glisse furtivement ; il aperçoit une femme de sa maison : c’était une musicienne d’une beauté accomplie, nommée Tiao-tchan. Dès son enfance, elle avait été admise parmi ses comédiennes. Wang-yun, voyant qu’elle était douée d’une rare pénétration, lui avait fait apprendre le chant, la danse, la flûte et la guitare. Il lui suffisait de savoir une chose pour en comprendre cent. Les trois religions, les neuf sciences, n’avaient rien de caché pour elle. Elle avait reçu de la nature cette beauté qui fait tomber les villes et subjugue les États. Elle avait alors vingt-huit ans. Wang-yun l’aimait et la choyait comme sa propre fille.

Cette nuit-là, Wang-yun, après l’avoir longtemps écoutée, rompit le silence, et lui dit d’une voix courroucée :

« Misérable ! c’est sans doute quelque intrigue qui t’a conduite ici ? »

Tiao-tchan tomba toute tremblante à ses pieds :

« Seigneur, lui dit-elle, comment votre servante oserait-elle nourrir un amour coupable ?

— Si tu n’avais pas quelque intrigue secrète, comment viendrais-tu la nuit pleurer et soupirer dans ce pavillon ?

— Permettez-moi de vous découvrir le fond de mon cœur.

— Ne me cache rien, je veux savoir toute la vérité.

— Seigneur, votre humble servante a été comblée de vos bontés ; vous l’avez élevée avec toute la tendresse d’un père ; vous lui avez fait apprendre le chant, la danse, la flûte et la guitare, et jamais vous ne l’avez traitée comme une esclave ; vous la regardez au contraire comme votre propre fille. Quand même, pour vous servir, mes os seraient réduits en poudre, quand toute ma chair serait déchirée en lambeaux, je ne pourrais pas encore payer la dix-millième partie de vos bienfaits. J’ai vu vos sourcils froncés par la tristesse, et j’ai pensé que vous étiez tourmenté par les grands intérêts de l’État. J’aurais voulu, seigneur, dissiper vos ennuis, mais j’ai craint de vous interroger. Ce soir encore j’ai été témoin de vos inquiétudes ; j’ai vu que vous ne pouviez ni marcher, ni rester un moment en repos. Voilà, seigneur, la cause de mes larmes. Je ne pensais pas que Votre Excellence viendrait épier ma douleur et m’arracher mon secret. Si votre servante peut vous être utile à quelque chose, dussé-je souffrir dix mille morts, je suis prête à vous obéir. »

Wang-yun, frappant la terre avec son bâton : « Qui aurait pensé que le salut de l’empire fût entre vos mains ? Suivez-moi dans la salle peinte. »

Tiao-tchan suivit Wang-yun, qui fit retirer toutes ses concubines. Quand il fut seul avec Tiao-tchan, il la fit asseoir au milieu de la salle, et se prosterna devant elle en frappant la terre de son front.

Tiao-tchan fut remplie d’effroi. « Seigneur, lui dit-elle, en se précipitant à ses genoux, pourquoi vous prosterner ainsi devant votre humble servante ?

— Prenez pitié de l’empire des Han et de ses malheureux sujets ! Il dit, et deux sources de larmes ruissellent le long de ses joues.

— Je vous le répète, si vous avez quelque ordre à me donner, quand il faudrait subir dix mille morts, je suis prête à vous obéir. »

Wang-yun se prosterna de nouveau à ses genoux et lui dit : « Le peuple est dans un danger qui ne se peut comparer qu’à celui d’un homme suspendu la tête en bas. L’empereur et les ministres de la dynastie des Han sont sur le bord d’un précipice, et il n’y a que vous au monde qui puissiez les sauver. »

Tiao-tchan se prosterna trois fois devant lui, et le pria de lui révéler ce secret.

Wang-yun lui dit : « Tong-tcho veut s’emparer du trône ; et, parmi les officiers civils ou militaires qui entourent l’empereur, il n’en est pas un seul qui puisse trouver un stratagème pour se défaire de lui. Tong-tcho a près de lui un fils adoptif nommé Liu-pou ; il est doué d’un courage qui résisterait à dix mille soldats. Je pense que ces deux hommes sont amis du vin et de la volupté. Je désire vous offrir d’abord en mariage à Liu-pou, et ensuite à Tong-tcho, Profitez de cette occasion pour exciter la jalousie entre le père et le fils, et les armer l’un contre l’autre, tâchez que Liu-pou tue Tong-tcho. Vous nous aurez délivrés du fléau qui pèse sur l’empire, vous aurez relevé le trône chancelant des Han, et vous l’aurez protégé comme si on l’entourait d’une ceinture de mers et de montagnes. J’ignore quelles sont vos dispositions.

— Seigneur, votre servante est prête à vous obéir. Conduisez-moi promptement auprès de lui ; mon plan est tout arrêté.

— Si cette affaire venait à transpirer, Tong-tcho exterminerait toute ma famille.

— N’ayez aucune inquiétude. Si votre servante oublie les devoirs que lui imposent la justice et la reconnaissance, puisse-t-elle mourir sous le tranchant de dix mille glaives ! puisse-t-elle, de siècles en siècles, ne jamais transmigrer dans un corps humain ! »

Wang-yun la remercia en se prosternant devant elle, et garda un profond silence sur le projet qu’il méditait.

Le lendemain Wang-yun prit une escarboucle d’un prix inestimable, et la fit enchâsser au haut d’un bonnet tout rayonnant d’or, qu’il envoya secrètement au fils de Tong-tcho.

Liu-pou fut transporté de joie. Il alla droit à l’hôtel de Wang-yun pour le remercier de ce riche présent.

Wang-yun, qui s’attendait à la visite de Liu-pou, avait préparé un repas magnifique, où étaient étalés avec profusion les fruits les plus rares, les mets les plus exquis et les vins les plus délicieux. Quand on eut annoncé l’arrivée de Liu-pou, il sortit en dehors de la porte, pour aller le recevoir lui-même, et le conduisit dans la salle du festin. Il lui céda courtoisement sa place, et lui offrit un siège élevé.

« Seigneur, lui dit Liu-pou, je ne suis qu’un des derniers chefs qui obéissent à Votre Excellence ; mais vous, qui avez la dignité de Ssé-tou (ministre d’État), vous êtes un des plus anciens et des plus puissants ministres de l’empire. Pourquoi vous abaisser ainsi et me rendre des honneurs qui ne me sont pas dus ?

— Aujourd’hui, vous êtes le premier et le seul héros de l’empire. Ce n’est point votre charge que j’honore, mais, par vos vertus et votre courage sublime, vous avez conquis mes hommages et mon respect. »

Liu-pou était dans le ravissement.

Wang-yun s’empressait autour de Liu-pou, auquel il semblait rendre une espèce de culte. À chaque instant, il portait sa santé, et ne tarissait point sur ses louanges et sur celles de Tong-tcho.

« J’ose espérer, lui dit Liu-pou, déjà échauffé par les fumées du vin, qu’au premier jour Votre Excellence me recommandera à l’empereur.

— Vous vous trompez, général, vous n’en avez pas besoin. C’est moi, au contraire, qui ose espérer que vous voudrez bien m’appuyer auprès du Thaï-ssé (du premier ministre) ; de toute ma vie je n’oublierai cet immense bienfait. »

Liu-pou continua de boire, en riant et en faisant éclater les transports de sa joie.

Wang-yun congédia toutes les personnes de sa suite, et ne garda que quelques jeunes servantes pour faire l’office d’échansons.

« Qu’on appelle ma fille, dit alors Wang-yun, afin qu’elle boive à la santé du général. »

Quelques instants après, deux servantes vêtues de bleu amenèrent Tiao-tchan devant les convives.

Liu-pou demanda qui elle était.

« C’est ma fille Tiao-tchan. Comme je n’ai rien à vous offrir pour vous témoigner tout mon respect, j’ai voulu vous la présenter. »

Tiao-tchan but avec Liu-pou et ne cessa de porter sur lui ses yeux passionnés.

« Ma fille, dit Wang-yun, en feignant un air d’ivresse, je te prie de boire quelques tasses avec le général. Il est le protecteur et l’appui de toute ma maison. »

Liu-pou invita Tiao-tchan à s’asseoir ; mais elle voulut se retirer.

« Ma fille, lui dit Wang-yun, le général m’a comblé de bienfaits ; rien n’empêche que tu ne t’asseyes un instant auprès de lui. »

Tiao-tchan obéit, et offrit encore quelques tasses au général. Wang-yun était tout étourdi par le vin et pouvait à peine se soutenir. Tout à coup, il lève la tête d’un air exalté : « Général, dit-il en riant aux éclats, je veux vous offrir ma fille en mariage : daignerez-vous l’accepter ?

— Si cette offre est sincère, répondit Liu-pou en le remerciant, je veux, dans la vie suivante, passer dans le corps d’un chien ou d’un cheval, pour vous servir et vous témoigner ma reconnaissance.

— À la première occasion, je choisirai un jour heureux et je vous conduirai ma fille dans votre hôtel. »

Liu-pou n’était plus maître de sa joie, et dévorait des yeux Tiao-tchan.

De son côté, Tiao-tchan lui répondait par de gracieux sourires, et se plaisait à allumer sa passion, en fixant sur lui deux prunelles ardentes.

« J’aurais voulu, lui dit Wang-yun, prier le général de passer la nuit dans mon hôtel ; mais je crains que le Thaï-ssé (le premier ministre) ne conçoive quelques soupçons. En vérité, je n’ose vous faire cette invitation. »

Wang-yun fit retirer Tiao-tchan, et accompagna Liu-pou jusqu’à l’endroit où il monta à cheval.

Liu-pou le remercia et partit.

Wang-yun dit à Tiao-tchan : « Cette entrevue est le salut de l’empire. Au premier jour, j’inviterai le premier ministre. Tu éveilleras ses désirs par des chants passionnés et par une danse voluptueuse. » Tiao-tchan le lui promit.

Le lendemain, comme Wang-yun se trouvait dans la salle d’audience de l’empereur, il aperçut Tong-tcho qui, contre sa coutume, n’avait point Liu-pou à ses côtés.

« Seigneur, lui dit Wang-yun en se prosternant à ses genoux, je désirerais que le Thaï-ssé (le premier ministre) voulut bien s’abaisser jusqu’à venir dîner dans mon humble maison, mais j’ignore quelles sont ses nobles dispositions.

— Votre Excellence est un des plus anciens ministres de l’empire ; puisque vous m’invitez pour demain, comment pourrais-je vous refuser ? »

Wang-yun le remercia humblement. Dès qu’il fut rentré dans son hôtel, il ordonna de décorer le premier salon avec un luxe magnifique, de placer au milieu un siège étincelant d’or et de pierreries, et d’étendre par terre, au dedans et au dehors de la salle, des tapis de soie, ornés des plus riches broderies.

Le lendemain, vers la sixième heure, on vint annoncer l’arrivée du premier ministre, Wang-yun alla le recevoir revêtu de ses habits de cérémonie, et se prosterna deux fois devant lui. Quand Tong-tcho fut descendu de son char, une centaine de lanciers et de cuirassiers l’escortèrent jusque dans la salle et se rangèrent sur deux lignes. Leur armure était blanche comme la neige et brillante connue la rosée de printemps. Wang-yun se prosterna deux fois devant lui. Tong-tcho lui présenta la main pour le relever et le fit asseoir à sa droite.

« Seigneur, lui dit Wang-yun, la vertu de Votre Excellence est si grande et si sublime, qu’elle efface celle de I-in et de Tcheou-kong, ces héros de l’antiquité. »

Tong-tcho fut ravi de joie ; il prit une tasse remplie de vin, et donna lui-même le signal de la musique. Wang-yun lui prodigua toutes sortes de marques de déférence et de dévouement, et lui témoigna plus de respect que s’il eût été l’empereur.

Peu à peu le ciel devint sombre. Wang-yun, voyant que Tong-tcho commençait à être étourdi par les fumées du vin j l’invita à passer dans un salon retiré. Tong-tcho ordonna à ses soldats de rester en l’attendant dans l’intérieur du palais.

Wang-yun présenta une coupe à Tong-tcho et lui dit en le félicitant : « Depuis mon enfance, j’ai étudié les lois de l’astronomie ; d’après l’aspect que présentent ce soir les astres qui brillent au ciel, je vois que la dynastie de Han a achevé sa destinée. Tout l’empire retentit du bruit de vos exploits : vous remplacerez l’empereur des Han comme Chun succéda à Yao, comme Yu succéda à Chun. Telle est la volonté du ciel, tel est le vœu de tous les hommes de l’empire.

— Comment pourrais-je concevoir de si hautes espérances ?

— L’empire, lui dit Wang-yun, n’appartient pas à un seul individu ; il appartient à tous les hommes de l’empire. De tout temps, les hommes vertueux ont renversé les princes corrompus ; de tout temps, les souverains ineptes ont cédé leur place aux hommes de mérite. Qui empêche que Votre Excellence ne prenne la succession de l’empire ?

— Vous avez raison, dit Tong-tcho en souriant, c’est à moi que revient la couronne impériale ; je vous nomme Youan-hiun (c’est-à-dire le premier de ceux qui ont rendu de grands services à l’État). »

Wang-yun le remercia en se prosternant à ses pieds.

Quand les lampes furent allumées, ils ne gardèrent que les servantes pour présenter le vin et les mets dont la table était couverte.

« La musique vulgaire, lui dit Wang-yun, n’est pas digne de captiver votre noble attention, Daigneriez-vous écouter la musique des comédiennes de ma maison ?

— Avec plaisir, » répondit Tong-tcho.

Wang-yun renvoya les premiers musiciens, et ordonna d’aller chercher Tiao-tchan, afin qu’elle dansât aux sons du Seng-hoang[5], devant les fenêtres de la salle.

Quand elle eut fini de danser, Tong-tcho lui ordonna de s’approcher de lui.

Tiao-tchan vint dans la salle, et le salua deux fois en se prosternant jusqu’à terre.

« Quelle est cette jeune fille ? demanda Tong-tcho.

— C’est une jeune musicienne nommée Tiao-tchan.

— Sait-elle chanter ? »

Wang-Yun ordonna à Tiao-tchan de prendre ses castagnettes de santal, et de chanter à demi-voix.

Voici les paroles de sa chanson :

« Mes lèvres vermeilles ont l’incarnat de la cerise ;

« Mes dents ressemblent à deux rangées de perles ;

« Ma voix résonne comme la douce mélodie du printemps ;

« Ma langue parfumée darde une épée d’acier ;

« Je voudrais tuer les ministres pervers qui bouleversent l’empire. »

Quand elle eut fini de chanter, Tong-tcho ne put se lasser de faire son éloge et d’exalter sa grâce et ses talents. Wang-yun lui ordonna de présenter une coupe au premier ministre.

« Combien avez-vous de printemps ? lui demanda Tong-tcho, en prenant la coupe.

— J’ai vingt ans.

— En vérité, vous avez l’air d’une jeune immortelle.

— Seigneur, lui dit Wang-yun, après l’avoir salué deux fois, votre vieux serviteur désire offrir cette jeune fille à Votre Excellence ; mais il ignore si vous daignerez l’accepter.

— Si vous daignez me donner cette beauté divine, comment vous témoignerai-je ma reconnaissance ?

— Si elle obtient la faveur de vous servir, elle sera au comble du bonheur.

— Permettez-moi de vous remercier une seconde fois.

— Le ciel commence à s’obscurcir ; je vais faire apprêter un char mollement suspendu, pour conduire Tiao-tchan à votre hôtel. »

Tong-tcho se leva et lui adressa ses remercîments.

Dès que le char fut prêt, Wang-yun, précédant le char de Tiao-tchan, accompagna Tong-tcho jusqu’à la porte de son hôtel. Tong-tcho lui ordonna alors de se retirer.

Wang-yun montait un cheval blanc, et devant lui marchaient cinq ou six hommes qui lui servaient d’escorte.

Il était à peine éloigné de cent pas de l’hôtel du premier ministre, qu’il découvrit de loin deux files de lanternes qui éclairaient la route.

À la faveur de cette lumière, il aperçut un homme à cheval et armé d’une longue lance. C’était Liu-pou, qui était à moitié ivre. Ayant tout à coup rencontré Wang-yun, il alla droit à lui, le saisit d’un bras vigoureux, tira sa riche épée, et, arrondissant des yeux flamboyants :

« Vieux scélérat, lui dit-il, tu t’étais donc moqué de moi en m’offrant Tiao-tchan, et en la conduisant dans la couche du premier ministre ? »

Wang-yun, l’interrompant brusquement :

« Nous ne sommes point ici dans un lieu propre à converser. Venez chez moi, je vous ferai connaître les motifs qui justifient ma conduite.

Liu-pou suivit Wang-yun. Arrivé à sa maison, il descend de cheval et entre avec lui dans un appartement retiré.

« Général, lui dit Wang-yun, pourquoi avez-yous adressé à un vieillard comme moi d’aussi cruels reproches ?

— On est venu m’annoncer que vous aviez conduit une jeune femme dans l’hôtel du premier ministre. Si ce n’est pas Tiao-tchan, qui est-ce ?

— Général, vous ignorez ce qui s’est passé.

— Comment puis-je savoir le secret de vos affaires ?

— Hier, le premier ministre, se trouvant à l’audience impériale, s’approcha de moi et me dit : « J’ai quelque chose à vous demander ; demain j’irai vous trouver chez vous. » J’ai préparé un petit repas et j’ai attendu son arrivée. Aujourd’hui le premier ministre est venu chez moi. « J’ai appris, me dit-il au milieu du repas, que vous aviez une fille nommée Tiao-tchan, et que vous l’aviez promise à mon fils Fong-sian[6]. J’ai craint que vous ne pussiez vous décider à ce sacrifice, et je suis venu exprès pour vous demander si vous daignerez encore la lui accorder. » Voyant que le premier ministre était venu en personne, je ne pouvais différer un instant de lui obéir. Sur-le-champ, je fis appeler Tiao-tchan, afin qu’elle vînt présenter ses hommages à Son Excellence. « Nous voici dans un jour heureux, me dit le premier ministre ; je désire emmener aujourd’hui ma bru, faire préparer un grand festin, et la marier avec Fong-sian. » Réfléchissez vous-même, général. Son Excellence le premier ministre étant venue en personne, comment aurais-je osé repousser sa demande ?

— Seigneur, excusez mon crime : j’avais mal vu. Je veux venir demain recevoir mon châtiment.

— Ma fille ne manque pas de robes et d’ornements de tête ; dès qu’elle sera passée dans l’hôtel du général, je me ferai un devoir de vous les envoyer. »

Liu-pou le remercia et prit congé de lui.

Quand la nuit fut venue, Tong-tcho reçut Tiao-tchan dans son lit, et le lendemain à midi il était encore dans ses bras.

Liu-pou vint à l’hôtel du premier ministre pour obtenir quelques éclaircissements ; ce fut chose impossible. Il alla droit à l’appartement du milieu, et demanda à une servante où était le premier ministre.

« Le premier ministre est couché avec sa nouvelle femme ; il n’est pas encore levé. »

Liu-pou se glissa à la dérobée auprès de la chambre à coucher de Tong-tcho, afin de l’épier furtivement.

Tiao-tchan venait de se lever, et elle était occupée à se coiffer devant la fenêtre. Tout à coup, ayant regardé au dehors, elle aperçoit l’ombre d’un homme d’une taille élevée, qui se réfléchissait dans une pièce d’eau. Elle lance un œil furtif, et voit Liu-pou qui se tenait debout au bord du bassin. Elle prit un air triste et inquiet, et plaça un mouchoir devant ses yeux, comme pour cacher ses larmes.

Liu-pou l’observa longtemps à la dérobée, puis il s’éloigna pour réfléchir en silence, sans être encore sûr de la vérité. Il rentra quelque temps après. Tong-tcho déjeunait dans la salle du milieu. Voyant venir Liu-pou :

« Qu’y a-t-il de nouveau ? lui demanda-t-il.

— Rien de nouveau, » répondit Liu-pou.

Il resta debout à côté de la table, et, en regardant à la dérobée, il aperçut, derrière un rideau brodé, une personne qui allait et venait, et semblait l’épier avec curiosité. Un instant après, elle laisse voir la moitié de son visage, et fixe sur lui des yeux passionnés.

Liu-pou reconnaît Tiao-tchan ; il se trouble et n’est plus maître de son émotion. Tong-tcho est frappé de l’incohérence de ses paroles, il l’observe et voit qu’il ne songe qu’à plonger ses regards dans l’intérieur de l’appartement.

« Fong-sian, lui dit-il, puisque aucune affaire ne t’amène ici, retire-toi. »

Liu-pou revient chez lui, l’âme en proie aux plus cruels soupçons. Sa femme, voyant la tristesse et la douleur peintes sur son visage : « Qu’avez-vous ? lui dit-elle ; est-ce que le premier ministre vous aurait grondé ?

— Comment le premier ministre pourrait-il me faire la loi ? »

Sa femme n’osa pousser plus loin ses questions.

Depuis ce moment, Tiao-tchan absorbait toutes les pensées de Liu-pou. Chaque jour, il allait à l’hôtel du premier ministre, mais il ne put la voir une seule fois.

Dès que Tong-tcho fut en possession de Tiao-tchan, il s’abandonna tout entier à l’aveugle passion qu’elle avait su lui inspirer ; et il y avait déjà plus d’un mois qu’il n’était sorti de son palais pour s’occuper des affaires publiques. On était alors à la fin du printemps. Tong-tcho ayant eu une légère indisposition, Tiao-tchan ne déliait point sa ceinture, et se refusait le repos pour lui prodiguer les soins les plus tendres et les plus assidus. Ses attentions délicates, son dévouement de tous les instants, ne firent qu’enflammer davantage la passion de Tongtcho.

Un jour que Tong-tcho dormait sur son lit, Liu-pou vint se placer à côté de son chevet. Tiao-tchan se trouvait derrière le lit. Elle avance la moitié de son corps pour regarder Liu-pou, et, mettant la main sur son cœur, elle attache sur lui des yeux pleins d’amour. Liu-pou lui répond par des signes de tête. Tiao-tchan montre de la main Tong-tcho, et ses yeux se baignent de larmes.

Quoique les yeux de Tong-tcho fussent à moitié obscurcis par le sommeil, il distingua les gestes de Liu-pou. Il se retourne avec émotion, et voit Tiao-tchan placée derrière un paravent. Il ne peut contenir sa colère. « Quoi ! dit-il à Liu-pou, d’une voix foudroyante, tu oses faire la cour à la femme que j’aime ! »

À ces mots, il appelle ses officiers et le fait chasser de son palais, en lui défendant d’y jamais rentrer.

Liu-pou s’en revint chez lui bouillant de colère et d’indignation.

Li-jou, ayant appris ce qui venait de se passer, courut en toute hâte à l’hôtel de Tong-tcho.

« Seigneur, lui dit-il, pourquoi avez-vous grondé Liu-pou ?

— Il regardait furtivement une femme que j’aime ; voilà pourquoi je l’ai chassé.

— Si vous désirez, seigneur, devenir maître de l’empire, pourquoi le gronder pour de légères fautes ? Si vous perdez l’affection de Wen-heou[7], c’en est fait de vos grands desseins.

— Comment faire ?

— Invitez-le à venir vous voir demain, donnez-lui de l’or et des étoffes précieuses, et consolez-le, en lui parlant avec votre bonté accoutumée. »

Le lendemain Tong-tcho appela auprès de lui Liu-pou.

« Avant-hier, lui dit-il, la maladie avait troublé mes esprits ; je ne sentais point la portée de mes paroles. Je t’ai adressé des reproches ; promets-moi de les oublier. Dès ce jour, je veux que tu ne me quittes pas d’un instant. »

Aussitôt, il lui donna dix livres d’or, et vingt pièces de soie brodée.

« Seigneur, lui répondit Liu-pou, comment oserais-je me formaliser des reproches que Votre Excellence a daigné m’adresser ? »

Dès ce moment Liu-pou fréquenta de nouveau l’hôtel du premier ministre sans témoigner de crainte ni de haine. Tong-tcho se trouva bientôt en convalescence ; mais, comme il avait près de lui Tiao-tchan, il ne revint pas à la ville de Meï-ou.

Toutes les fois que Tong-tcho se rendait à la cour, Liu-pou, la lance en main, marchait à cheval devant son char. Lorsque Tong-tcho était descendu devant le palais impérial, et qu’il montait les degrés avec le glaive à son côté, Liu-pou, toujours armé de sa lance, restait debout au bas du grand escalier. Tous les magistrats se prosternaient dans le vestibule rouge, le front appuyé contre terre, et ils recevaient les ordres suprêmes de l’empereur. Quand l’audience était levée, Liu-pou remontait à cheval, et précédait de nouveau le char de Tong-tcho.

Un jour Liu-pou avait conduit Tong-tcho dans l’intérieur du palais, où il s’arrêta quelque temps pour converser avec l’empereur Hien-ti. Liu-pou saisit promptement sa lance, sortit de la porte intérieure, sauta sur son cheval et courut tout droit à l’hôtel du premier ministre. Il attacha son cheval dans le voisinage, et entra, la lance à la main, dans l’arrière-salle, pour chercher Tiao-tchan.

Tiao-tchan, voyant que Liu-pou la cherchait, sortit avec précipitation, et lui dit : « Allez m’attendre dans le pavillon du Phénix, qui est au fond du jardin ; je vais venir vous trouver. »

Liu-pou se rendit au lieu désigné, et se tint debout à côté de la balustrade qui était au bas du pavillon du Phénix. Quelques instants après, il vit venir Tiao-tchan, belle comme une déesse du palais de la Lune.

« Général, lui dit-elle en pleurant, quoique je ne sois point la propre fille du ministre Wang-yun, il me choie comme une perle, comme un diamant qui serait tombé du ciel. Dès que je vous ai vu, dès que vous avez daigné promettre de m’épouser, j’ai cru voir accomplir le bonheur que je rêvais. Aurais-je pu penser que le premier ministre concevrait une passion criminelle, et qu’il déshonorerait votre épouse ! Toute ma douleur était de n’avoir pu trouver la mort. Mais puisque j’ai le bonheur de vous rencontrer aujourd’hui, je veux vous prouver la vérité de mes sentiments. Mon corps a été souillé, il ne mérite plus d’appartenir à un héros. Il faut que je meure devant vous, pour éteindre les feux inutiles dont vous paraissez consumé. »

Elle dit et saisit la balustrade, comme pour s’élancer dans l’étang de Nymphæas. Liu-pou l’arrête avec émotion, et, l’embrassant en pleurant : « Il y a longtemps que je connais vos sentiments ; tout ce qui m’afflige, c’est de ne pouvoir m’entretenir davantage avec vous.

— Seigneur, lui dit Tiao-tchan, en saisissant sa main d’un air passionné, si votre servante ne peut, dans cette vie, devenir votre épouse, son unique vœu est de jouir de ce bonheur dans la vie suivante.

— Si je ne puis maintenant vous avoir pour épouse, je ne mérite pas d’être appelé le héros du siècle.

— Les jours que je passe loin de vous sont comme de longues années ; je vous en supplie, seigneur, ayez pitié de mon sort, et délivrez celle qui vous a voué son existence.

— J’étais dans le palais impérial, et j’ai profité d’un moment favorable pour venir vous voir ; mais je crains que ce vieux brigand ne conçoive des soupçons. Il faut que je parte en toute hâte. »

À ces mots, il prend sa lance, et, comme il se préparait à sortir : « Seigneur, lui dit Tiao-tchan, en le retenant par ses vêtements, si vous craignez ainsi ce vieux scélérat, votre servante ne verra jamais luire le jour du bonheur ! »

Liu-pou s’arrêtant : « Permettez-moi de réfléchir un instant, pour trouver un moyen de vous posséder toute ma vie.

— Dès mon enfance, j’aimais à entendre raconter vos exploits, dont la renommée croissante étonnait mon oreille, comme le bruit du tonnerre que propagent et agrandissent les échos. J’étais remplie de vous, je ne voyais que vous au monde ! Aurais-je pu penser qu’un jour vous vous laisseriez mener par un autre homme ! »

Elle dit, et verse une pluie de larmes. Les deux amants s’embrassent étroitement ; ils confondent leurs pleurs et leurs soupirs, et ne peuvent se détacher l’un de l’autre. Cependant Tong-tcho, qui se trouvait dans le palais, se retourna tout à coup, et, ne voyant plus Liu-pou, il conçut, au fond de son cœur, les plus cruels soupçons. Il voit le cheval de Liu-pou attaché à la porte. Il interroge le gardien, qui lui dit que Wen-heou est entré dans l’intérieur du palais. Tong-tcho fait retirer les officiers de sa suite, et pénètre seul dans l’appartement le plus reculé. Il cherche, et ne trouve ni Liu-pou, ni Tiao-tchan. Il interroge une servante qui lui dit : « Tout à l’heure, Wen-heou est passé par ici, armé d’une lance peinte ; mais j’ignore où il est allé. »

Tong-tcho poursuit ses recherches ; il entre dans le jardin situé derrière le palais, et voit Liu-pou qui était appuyé sur sa lance, et conversait avec Tiao-tchan, au bas du pavillon du Phénix.

Tong-tcho court jusqu’à lui et pousse un cri effrayant. Liu-pou tourne la tête, et, apercevant Tong-tcho, il est saisi de terreur. Tong-tcho lui arrache la lance qu’il tenait à la main, mais Liu-pou s’échappe en fuyant. Tong-tcho veut le poursuivre et le percer ; mais comme il était chargé d’embonpoint, et que Liu-pou avait le pied agile, il lui fut impossible de l’atteindre. Liu-pou frappe du poing la hampe de la lance et la fait tomber sur l’herbe. Tong-tcho ramasse la lance, et se met de nouveau à poursuivre Liu-pou, qui prit bientôt sur lui une avance de cinquante pas. Tong-tcho sortit du jardin en courant après lui ; mais un homme qui marchait précipitamment dans une direction opposée, vint heurter contre la poitrine de Tong-tcho et le renversa par terre.

Li-jou, étant allé à l’hôtel du premier ministre, vit une des personnes de sa suite qui lui dit : » Son Excellence est allée chercher Liu-pou, dont la conduite a allumé sa colère. »

Li-jou entra précipitamment ; il vit Liu-pou qui courait d’un air effaré, en criant : « Le premier ministre veut m’assassiner. »

Li-jou s’élança dans l’intérieur du palais, et ayant heurté contre Tong-tcho, qui courait dans une direction opposée, il l’avait renversé par terre.

Li-jou s’empresse de relever Tong-tcho, et l’ayant conduit dans sa bibliothèque : « Seigneur, lui dit-il après l’avoir salué deux fois, j’étais emporté par l’ardeur bouillante que m’inspire l’intérêt de l’État, lorsque j’ai renversé Votre Excellence. Je mérite la mort ; je mérite la mort.

— Ce brigand faisait la cour à la femme que j’aime, et j’ai juré de le tuer.

— Excellent seigneur, vous avez tort. Jadis Tchoang-wang, roi de Thsou, avait invité ses vassaux à un festin qui avait lieu pendant la nuit ; il ordonna à sa concubine favorite de présenter le vin aux convives. Soudain, il s’éleva un vent impétueux qui éteignit toutes les lampes. Un des convives profita de l’obscurité pour embrasser la favorite. Celle-ci saisit la houpe de son bonnet, et dénonça cette liberté au roi de Thsou.

« Bah ! s’écria Tchoang-wang, c’est un badinage sans conséquence, qu’il faut imputer à la folie du vin ! » Sur-le-champ, il ordonna à un officier d’apporter un plat d’or et d’ôter les houpes de tous les bonnets, de sorte que personne ne put reconnaître celui qui avait insulté la favorite. Ce festin fut appelé Tsioué-ing-hoeï, c’est-à-dire le Festin des houpes ôtées. Dans la suite, Tchoang-wang, roi de Thsou, se trouva étroitement cerné par les troupes du roi de Tsin, Un général se précipita au milieu des rangs ennemis, et délivra Tchoang-wang. Le roi, voyant qu’il avait reçu une profonde blessure, lui demanda son nom. « Seigneur, lui répondit le guerrier, je m’appelle Tsiang-hiong, Jadis, au Festin des houpes ôtées, le grand roi qui me parle a daigné me faire grâce de la mort que j’avais méritée. Voilà pourquoi je suis venu aujourd’hui pour lui témoigner ma reconnaissance. » Seigneur, ajouta Li-jou, imitez la grandeur d’âme de Tchoang-wang dans le Festin des houpes ôtées, et profitez de cette occasion pour donner Tiao-tchan à Liu-pou ; Liu-pou sera pénétré de reconnaissance, et, en tout temps, il sera prêt à mourir pour vous. »

Un sourire de joie brilla dans les yeux de Tong-tcho, et remplaça la colère qui avait contracté les traits de sa figure. « Allez trouver Liu-pou, lui dit-il, et annoncez-lui que je lui donne Tiao-tchan.

— Kao-tsou, de la dynastie des Han, donna vingt mille livres d’or à Tchin-ping, et son règne s’éleva au plus haut degré de splendeur. Votre Excellence imite aujourd’hui le noble désintéressement de Kao-tsou. »

À ces mots, Li-jou le remercia et partit. Tong-tcho entra dans l’appartement retiré où était Tiao-tchan et l’appela.

« Pourquoi avez-vous eu des relations secrètes avec Liu-pou ?

— Comme je savais, lui dit Tiao-tchan, en fondant en larmes, que Wen-heou était le fils de Votre Excellence, j’ai voulu me dérober à ses sollicitations ; mais ce scélérat m’a poursuivie, la lance au poing, jusqu’au pavillon du Phénix. Votre servante voulut se précipiter dans l’étang des Nymphæas ; mais il m’a retenue et s’est emparé de moi. J’étais entre la vie et la mort, quand Votre Excellence est venue me délivrer.

— Je veux vous offrir à Liu-pou.

Aussitôt, elle saisit une épée suspendue à la muraille, comme pour se percer le sein.

— Votre servante s’est déjà donnée à vous. Si vous me livrez à un esclave, j’aime mieux mourir que de me déshonorer. »

Tong-tcho se précipite au-devant d’elle, lui arrache l’épée, et, la pressant sur son cœur : « Je voulais seulement badiner avec vous ! »

Tiao-tchan tombe en sanglotant dans les bras de Tong-tcho.

« Je suis sûre que c’est un stratagème de Li-jou, qui est l’intime ami de Liu-pou.

— Comment pourrais-je vous donner à un autre ?

— Je ne crains qu’une chose, c’est d’être abandonnée de Votre Excellence.

— Je vous défendrai, même au péril de ma vie.

— Il n’est pas prudent de rester ici. Tout est à craindre de la part de Liu-pou.

— Demain je vous remmène dans la ville de Meï-ou. Vous y trouverez le bonheur.

— Ce séjour offre-t-il une entière sécurité ?

— La ville de Meï-ou renferme des vivres pour vingt ans, et en dehors sont rangés plusieurs millions de soldats. Si je réussis à m’emparer du trône, vous serez impératrice ; si je n’y réussis pas, vous serez la femme de l’homme le plus riche et le plus puissant de l’empire. Je vous en supplie, bannissez toutes vos inquiétudes. »

Le lendemain, Li-jou se présenta à Tong-tcho : « Nous voici dans un jour heureux ; profitez-en pour conduire Tiao-tchan à Liu-pou. »

Tong-tcho changea de couleur : « Donneriez-vous votre femme à Liu-pou ?

— Seigneur, vous ne devez pas vous laisser égarer par une femme.

— Quelle femme pourrait égarer mon cœur ? Ne me reparlez point de Tiao-tchan. Si vous en ouvrez le bouche, je vous fais trancher la tête. »

Li-jou leva les yeux au ciel en soupirant : « Nous périrons tous deux de la main d’une femme ! »

Tong-tcho appela ses officiers et fit chasser Li-jou. Il réunit ses troupes et retourna dans la ville de Meï-ou, accompagné de tous les magistrats.

Tiao-tchan était montée sur un char. En plongeant ses regards dans la foule des guerriers, elle aperçut Liu-pou qui la cherchait des yeux. Tiao-tchan cache son visage comme pour dissimuler sa douleur et ses larmes. Liu-pou lâche les rênes, et se dirige rapidement vers un petit tertre qui était devant lui.

Comme il était occupé à regarder Tiao-tchan : « Wen-heou, lui dit un cavalier qui le suivait, pourquoi pleurez-vous en regardant dans le lointain ? »

Liu-pou se retourne et reconnaît Wang-yun. « C’est à cause de votre fille ! »

Wang-yun, faisant l’étonné : « Ce n’est pas d’hier que je vous l’ai donnée en mariage : quoi ! général, elle n’est pas encore votre épouse !

— Ce vieux scélérat de Tong-tcho la possède depuis longtemps. »

Wang-yun, cachant sa figure : « C’est se conduire comme une bête brute ! »

Liu-pou raconta en détail à Wang-yun tout ce qui s’était passé.

« Venez chez moi, lui dit Wang-yun, afin que nous causions à loisir. »

Liu-pou le suivit. Wang-yun pria Liu-pou de passer dans un appartement retiré. Il fit apporter du vin, et le traita avec la plus grande distinction.

« Général, lui dit ensuite Wang-yun, le premier ministre a déshonoré ma fille ; il a ravi votre femme : voilà de quoi exciter la risée et les sarcasmes de tout l’empire. Et ce n’est point sur le premier ministre, mais sur Wang-yun et sur vous, général, que tomberont ces sarcasmes et ces railleries ! Mais moi, vieillard faible et débile, je suis de ces hommes qu’on ne compte plus pour rien. Que n’ai-je, hélas ! votre jeunesse, votre ardeur bouillante, et ce courage sublime qui vous a fait nommer le héros du siècle ! »

Liu-pou frémit de rage, ses esprits se troublent et il tombe à la renverse. Wang-yun s’empresse de le relever et de rappeler l’usage de ses sens :

« Général, j’ai laissé échapper des paroles imprudentes ; je vous en supplie, apaisez votre colère.

— Je jure que je tuerai ce monstre pour laver mon déshonneur. »

Wang-yun, lui fermant la bouche avec sa main : « Taisez-vous, général ! vous allez compromettre ce vieillard, et vous exposez toute sa famille à être exterminée ?

— Un homme de cœur vit à la face du ciel et de la terre : pourrait-il ramper honteusement sous le joug des autres ?

— Avec vos talents, avec votre héroïque courage, vous l’emportez cent fois sur Han-sin, et cependant Han-sin s’éleva au pouvoir suprême. Pourriez-vous, général, rester plus longtemps avec le titre obscur de Wen-heou ?

— Je suis décidé à tuer ce vieux brigand. Mais pourtant c’est mon père, et je crains d’appeler sur moi la haine de la postérité. »

Wang-yun, riant aux éclats : « Général, votre nom de famille est Liu, et celui de Tcho est Tong. Le jour où il a voulu vous percer de sa lance, il a rompu lui-même tous les liens qui attachent un fils à son père.

— Seigneur, reprit vivement Liu-pou, dont la colère s’accroissait par degrés, sans vos excellents avis, j’aurais péri moi-même sous les coups de ce vieux scélérat.

— Général, si vous relevez le trône chancelant des Han, vous agirez comme un fidèle et loyal sujet ; votre nom sera gravé dans les annales de l’empire, et il traversera dix mille générations, entouré d’une auréole de gloire qui ne s’effacera jamais. Mais, si vous soutenez Tong-tcho, vous agirez comme un sujet révolté. D’un coup de pinceau, l’inflexible histoire imprimera à votre nom une tache flétrissante, et le conservera jusqu’aux derniers âges du monde, couvert d’un éternel déshonneur ! »

Liu-pou, se prosternant à ses pieds : « Mon parti est pris ; seigneur, gardez-vous d’en douter.

— Je crains seulement que, si vous ne réussissez point, vous ne vous attiriez les plus grands malheurs. »

Liu-pou tire son épée, l’enfonce dans son bras, et, faisant jaillir le sang, il jure de se venger.

Wang-yun se précipite à ses genoux, et, après l’avoir remercié : « Puisque tel est votre courage, la dynastie des Han peut se promettre un avenir de quatre cents ans, et c’est à vous seul qu’elle devra ce bonheur inespéré. Tenez, général, voici un ordre secret de l’empereur ; gardez-le soigneusement, et n’en laissez rien transpirer. Quand le temps sera venu d’accomplir ce dessein, je viendrai vous avertir. »

Liu-pou prend vivement le décret, en donnant sa parole à Wang-yun, et se retire en silence. Wang-yun invite le ministre d’État Ssé-sun-jouï, l’inspecteur général Hoang-wan, et Ssé-li, l’intendant de cavalerie, à venir délibérer avec lui.

« Maintenant, dit Sun-jouï, l’empereur commence à entrer en convalescence ; il faut envoyer, à la ville de Meï-ou, un homme habile dans l’art de parler, et inviter Tong-tcho à venir au conseil. Nous placerons des troupes en embuscade dans l’intérieur du palais, et en arrivant il tombera sous leurs coups. Voilà, je crois, un plan excellent.

— Quel homme osera y aller, reprit Hoang-wan ?

— Je connais un homme du même pays que Liu-pou, un intendant de cavalerie nomme Li-sou. Ces jours derniers, il était furieux contre Tong-tcho de ce qu’il ne lui avait point donné de l’avancement. Ordonnez à Liu-pou d’envoyer Li-sou. Tong-tcho, qui ignore sa colère, ne concevra aucun soupçon.

— À merveille ! s’écria Wang-yun, et, sur-le-champ, il invita Liu-pou à venir délibérer avec eux.

— Lorsque, autrefois, je tuai Ting-kien-yang, leur dit Liu-pou, ce fut ce même homme qui lui porta la parole. S’il n’y va pas aujourd’hui, je lui fais trancher la tête. »

Il dit, et fait appeler Li-sou. « Autrefois, lui dit-il, grâce à votre éloquence, j’ai tué Ting-kien-yang, et je me suis rangé sous les ordres de Tong-tcho. Mais, aujourd’hui, il a étouffé tout sentiment d’humanité et de justice, il a violé toutes les lois de l’État. Il insulte l’empereur, il tyrannise le peuple, il a comblé la mesure de ses crimes, il a allumé la haine des hommes et le courroux des dieux. Portez ce décret impérial dans la ville de Meï-ou, et annoncez à Tong-tcho que l’empereur l’attend au palais. Quand il arrivera, vous fondrez sur lui avec tous vos soldats, et vous le tuerez. Vous aurez relevé l’empire chancelant des Han, et vous vous serez conduit comme un fidèle et loyal sujet. Quelles sont vos dispositions ?

— Il y a déjà longtemps que je voulais tuer ce monstre ; mais jusqu’ici je n’ai pu en trouver l’occasion. Cette circonstance est un présent du ciel. »

À ces mots, il fit serment en brisant une flèche.

« Si vous pouvez accomplir ce grand dessein, lui dit Wang-yun, les charges et les honneurs n’exciteront plus vos regrets. »

Le lendemain Li-sou prit quelques dizaines de cavaliers, et arriva avec eux dans la ville de Meï-ou. Tout à coup, on annonça à Tong-tcho que l’empereur lui envoyait un décret.

« Qu’on fasse entrer le messager impérial, » s’écria Tong-tcho.

Quand Li-sou eut fini sa double salutation : « Quel ordre apportez-vous ? demanda Tong-tcho.

— L’empereur commence à entrer en convalescence ; il désire réunir tous les chefs civils et militaires dans le palais Weï-ing-tien, et remettre sa couronne à Son Excellence le premier ministre. C’est là l’objet du décret que voici. Dès que j’ai vu ce décret, j’ai volé vers vous pour féliciter Votre Excellence.

— Que fait maintenant Wang-yun ?

— Le ministre Wang-yun a déjà envoyé des hommes pour décorer la salle où vous devez recevoir solennellement la puissance suprême. Le ministre Sun-jouï a transcrit ce décret dans les archives impériales, et l’on n’attend plus que l’arrivée de Votre Excellence. »

Tong tcho, riant aux éclats : « J’ai rêvé cette nuit qu’un dragon[8] m’entourait de ses replis. Puisque aujourd’hui je reçois cette heureuse nouvelle, il n’y a pas de temps à perdre. »

Sur-le-champ, il ordonna de préparer les chevaux et les chars avec lesquels il devait retourner dans la capitale.

« Seigneur, lui dit Li-sou, je souhaite que votre dynastie fleurisse pendant dix mille ans ; les descendants de Li-sou trouveront en elle leur appui et leur bonheur.

— Si je monte sur le trône, je vous donne la charge de Tchi-kin-’ou. »

Li-sou le remercia en se prosternant devant lui.

Tong-tcho était sur le point de partir : « Je vous avais promis, dit-il à Tiao-tchan, de vous faire un jour impératrice ; cette promesse va s’accomplir aujourd’hui. »

Tiao-tchan le remercia.

Tong-tcho alla faire ses adieux à sa mère, qui était âgée de quatre-vingt-dix ans. « Où allez-vous, mon fils ? lui dit-elle.

— Votre fils part pour Tchang-’an, où il doit recevoir solennellement l’héritage de la puissance suprême. Au premier jour vous porterez le titre de Thaï-heou (mère de l’empereur).

— Depuis quelques jours mon cœur est agité, tout mon corps palpite de crainte : mon fils, ce n’est pas d’un bon augure…

— Votre émotion n’a rien de surprenant, reprit Li-sou ; elle annonce que vous serez la mère d’une dynastie qui doit fleurir pendant dix mille générations. »

« Ce que dit mon ami, s’écria Tong-tcho, est parfaitement juste. »

Après avoir fait ses adieux à sa mère, Tong-tcho monta sur son char, qui était précédé et suivi de plusieurs milliers de soldats ; il sortit de la ville de Meï-ou et se dirigea vers la capitale. Il n’avait pas fait trente lis, qu’une roue de son char se brisa ; mais les personnes qui l’entouraient le soutinrent et l’empêchèrent de tomber.

Tong-tcho répara le désordre de ses vêtements et s’élança sur un cheval : mais, à peine avait-il parcouru dix lis, que son cheval poussa des hennissements furieux et rompit sa bride.

Tong-tcho interrogea Li-sou : « Une roue du char s’est brisée, le cheval a rompu sa bride ; qu’est-ce que cela veut dire ?

— Votre Excellence doit hériter de l’empire des Han ; un nouveau maître doit remplacer l’ancien.

— Ce que dit mon ami de cœur, reprit Tong-tcho, est parfaitement juste. »

Le lendemain s’éleva tout à coup un vent impétueux, et le ciel se couvrit de nuages.

« Que veulent dire ces présages ? demanda Tong-tcho.

— Votre Excellence monte aujourd’hui sur le trône du dragon (le trône impérial). Ces nuages rouges, ces vapeurs pourprées, annoncent que le ciel va vous entourer d’une majesté imposante. »

Tong-tcho étant arrivé aux portes de Tchang-’an, tous les magistrats vinrent à sa rencontre. Wang-yun, Hoang-wan, Yang-tsan, Chun-in-kiong et Hoang-fou-song, se prosternèrent devant lui sur le bord du chemin, et se proclamèrent ses sujets. Ils lui dirent que l’empereur devait réunir tous les magistrats dans le palais appelé Weï-ing-tien, et qu’il avait l’intention de lui céder sa couronne. Tong-tcho ordonna aux magistrats de se retirer.

Le lendemain, dès la pointe du jour, tous les grands dignitaires vinrent le recevoir. Liu-pou fut un des premiers à le féliciter :

« Seigneur, lui dit-il, demain vous devez n’entrer dans la ville qu’après vous être baigné et avoir pratiqué une abstinence sévère, si vous voulez recevoir la succession d’une dynastie qui est destinée à fleurir pendant dix mille générations.

— Mon fils, il paraît certain que je vais monter sur le trône ; je vous nommerai commandant de toutes les troupes de l’empire. »

Liu-pou le remercia, et dormit devant sa tente.

Pendant la nuit, il y eut une troupe d’enfants qui chantaient au dehors de la ville, et le vent apporta leur chanson jusque dans la tente de Tong-tcho.

Voici leur chanson : « À la distance de mille lis, l’herbe est fraîche et verdoyante ; « Mais, dans dix jours, elle ne poussera plus. »

Le ton de cette chanson était triste et plaintif.

Tong-tcho interrogea Li-sou : « Que veut dire cette chanson ? Est-ce un présage heureux ou malheureux ?

— Elle annonce simplement que le nom de Lieou s’éteint, et que celui de Tong va fleurir à sa place.

— Ce que dit Li-sou, reprit Tong-tcho, est parfaitement juste. »

Le lendemain matin, Tong-tcho fit ranger ses troupes sur deux lignes, et entra dans la ville monté sur son char. Il aperçut un Tao-ssé qui portait un manteau bleu et un bonnet d’étoffe blanche. Il tenait dans sa main une longue perche d’où pendait une pièce de toile de dix pieds de long, sur laquelle était écrit en gros caractère le mot Liu.

Tong-tcho demanda à Li-sou ce que voulait dire cet homme.

« C’est un fou, » répondit Li-sou ; et à ces mots il ordonna aux soldats de le faire éloigner. Le Tao-ssé étant tombé par terre, Li-sou le fit traîner au bord du chemin. Comme Tong-tcho entrait dans l’intérieur du palais, tous les magistrats vinrent à sa rencontre, vêtus de leurs habits de cérémonie. Li-sou, tenant dans sa main une épee d’un grand prix, marchait en soutenant le char.

Quand on fut arrivé à la porte Pé-yé-men, toutes les troupes de Tong-tcho restèrent en dehors, et il entra sur son char, accompagné seulement d’une vingtaine d’hommes. Tong-tcho, voyant que Wang-yun et ses amis gardaient, l’épée à la main, les portes du palais, fut glacé de crainte et interrogea Li-sou.

« Que veulent tous ces hommes armés ? »

Li-sou ne répondit point.

Tout à coup les roues du char furent enlevées.

« Le brigand est ici ! s’écria Wang-yun, où sont mes soldats ? »

Des deux côtés, sortent une centaine d’hommes qui s’élancent sur Tong-tcho et le frappent à coups de lance ; mais sa cuirasse le préserva. Tong-tcho, qui craignait toujours d’être assassiné, avait coutume de porter sous ses habits une cuirasse de mailles serrées.

Tong-tcho est blessé au bras ; il tombe de son char et appelle Liu-pou.

Liu-pou sort de derrière le char et s’écrie d’une voix formidable : « Un décret de l’empereur m’ordonne de tuer ce monstre. »

Et aussitôt il lui enfonce sa lance dans la gorge. Li-sou lui tranche la tête et l’élève en la tenant par les cheveux. Liu-pou prend sa lance de la main droite, et, tirant de la gauche le décret qui était caché dans son sein, il s’écrie d’une voix retentissante :

« Par ordre de l’empereur, j’ai tué Tong-tcho, son ministre révolté. Ne m’en demandez pas davantage. »

À ces mots, tous les magistrats qui étaient en dedans et en dehors de la salle se prosternèrent à terre, en criant : « Vive l’empereur ! Vive l’empereur ! »

Tong-tcho avait atteint sa cinquante-quatrième année. C’était la troisième année de la période Thsou-ping, du règne de Hien-ti, de la dynastie des Han. On était au vingt-deuxième jour du quatrième mois de l’année Jin-chin (l’an 192 après J. C.).

Liu-pou ajouta : « C’est Li-jou qui a aidé Tong-tcho à opprimer son souverain. Qui veut se charger d’aller le prendre ?

— J’y cours, » répondit Li-sou.

Comme il partait, on entendit à la porte des cris tumultueux, et un officier vint annoncer que les serviteurs de Li-jou l’amenaient eux-mêmes lié et garrotté.

« Ce monstre de Tong-tcho, dit Wangyun, a laissé, dans la ville de Meï-ou, toutes les personnes de sa famille. Qui veut aller les exterminer ?

— J’y cours, » répondit Lin-pou.

Wang-yun ordonna à Hoang-fou-song et à Li-sou d’accompagner Liu-pou. Liu-pou prit avec lui cinq mille hommes et marcha en toute hâte vers la ville de Meï-ou.

Tong-tcho avait quatre généraux qui lui étaient dévoués de cœur : c’étaient Li-kio, Kou-ssé, Tchong-si et Fan-tcheou ; ils gardaient la ville de Meï-ou avec trois mille soldats d’élite, et recevaient de lui de riches traitements. Dès qu’ils apprennent que Tong-tcho est tué et que Liu-pou s’avance avec une armée formidable, ils rentrent précipitamment dans la ville, emmènent leurs troupes et se retirent à Liang-tcheou.

Liu-pou, étant entré dans la ville de Meï-ou, prit d’abord Tiao-tchan et la conduisit à Tchang-’an.

« Il y a dans le palais, lui dit Hoang-fou-song, huit cents femmes issues de bonne famille ; il faut les réunir dans un même endroit avec toutes les autres personnes qui appartiennent à la maison de Tong-tcho, et les exterminer, sans avoir pitié de l’enfance ni de la vieillesse. »

À ces mots, la mère de Tong-tcho, qui était âgée de quatre-vingt-dix ans, sortit toute tremblante, et les supplia de lui épargner la vie. Elle avait à peine achevé de parler, que sa tête avait déjà roulé par terre.

Ce jour-la, tous les hommes et toutes les femmes de la maison de Tong-tcho furent massacrés au nombre de plus de mille cinq cents. On trouva, dans la ville de Meï-ou, vingt à trente mille livres d’or, quatre-vingt-dix mille livres d’argent, des monceaux d’étoffes brodées, de perles, de pierreries et de choses précieuses, et des greniers d’abondance renfermant huit millions de boisseaux de grains. Wang-yun ordonna de confisquer la moitié de ces richesses au profit de l’État, et d’employer l’autre à récompenser les soldats.

À l’époque où Tong-tcho fut tué, l’air était tranquille et le soleil et la lune brillaient d’un pur éclat. Le cadavre de Tong-tcho fut jeté, par ordre, sur la grande route. Comme Tong-tcho était chargé d’embonpoint, les soldats qui le gardaient mirent du feu sur son ventre, et en firent une lampe hideuse qui les éclaira toute la nuit, et la terre fut baignée de la graisse liquide qui découla de tout son corps.

Le peuple, en passant devant le cadavre, se plaisait à frapper la tête de Tong-tcho, jusqu’à ce qu’elle fût fracassée et moulue comme de la farine pétrie. Li-jou fut pendu sur la place publique ; et la foule, amassée autour du gibet, se disputa les lambeaux de son corps et les dévora pour assouvir sa fureur.

Au dedans et au dehors de la ville, les enfants et les vieillards couraient en dansant, et faisaient éclater les transports de leur joie. Les jeunes gens et les jeunes filles qui étaient pauvres vendirent leurs habits pour acheter de la viande et du vin. « Cette nuit, disaient-ils en se félicitant, nous pourrons dormir tranquillement dans nos lits. »

Tong-min, frère cadet de Tong-tcho, et Teng-hoang, son frère aîné, furent pendus par les quatre membres au milieu de la place publique. Tous les hommes qui étaient au service de Tong-tcho, tous ceux qui s’étaient dévoués à sa cause, furent massacrés en prison.

Wang-yun réunit tous les ministres et les grands dignitaires de l’État, et leur offrit un festin splendide dans une salle du palais, pour célébrer la joie et le bonheur qui, par la mort de Tong-tcho, allaient se répandre dans tout l’empire.

  1. Cent lieues.
  2. Petits bâtons dont les Chinois se servent au lieu de fourchettes.
  3. Le Thaï-ssé, c’est-à-dire le conservateur des archives. La transcription chinoise de ce mot le distingue de Thaï-ssé (premier ministre), qui est le titre de Tong-tcho.
  4. Nom honorifique de Liu-pou.
  5. Instrument à vent composé de plusieurs tuyaux de bambou.
  6. On a vu plus haut que Fong-sian est le nom honorifique de Liu-pou.
  7. Titre de Liu-pou.
  8. Le dragon est le symbole de la puissance impériale.