Les Avadânas, contes et apologues indiens/88

Traduction par Stanislas Julien.
Paris B. Duprat (2p. 51-54).


LXXXVIII

LE VOYAGEUR ALTÉRÉ ET L’EAU COURANTE.

(Il faut détruire ses passions.)


Il y avait une fois un voyageur qui mourait de soif. Ayant aperçu un canal de bois où coulait une eau pure, il s’en approcha et but. Quand il eut bu à sa soif, il leva les mains et dit au canal de bois : « Maintenant que j’ai fini de boire, je défends à l’eau de couler encore. »

Il eut beau parler ainsi, l’eau continua de couler comme auparavant. Cet homme entra en colère et dit : « Depuis que j’ai fini de boire, je vous ai défendu de revenir ; pourquoi coulez-vous encore ? »

Quelqu’un l’ayant vu, lui dit : « Vous êtes véritablement fou ! il faut que vous n’ayez ni sens ni intelligence. Pourquoi ne partez-vous pas, au lieu de défendre à l’eau de revenir ? »

En disant ces mots, il le tira par le bras et l’emmena dans un autre endroit.

Les hommes du siècle ressemblent à ce voyageur. Dévorés par la soif et l’amour des jouissances mondaines[1], ils boivent l’eau amère des cinq désirs, et lorsqu’ils sont las et dégoûtés des cinq désirs, ils ressemblent à cet homme qui a bu à sa soif, et ils disent à la vue, à l’ouïe, à l’odorat, au goût : « Ne revenez plus ; je ne veux plus vous voir. » Mais les cinq désirs se succèdent sans interruption. Quand ils les ont revus, ils entrent en colère et disent : « Éteignez-vous sur l’heure, je vous défends de renaître ! Pourquoi venez-vous encore et vous montrez-vous à mes yeux ? » Dans cet état, un homme sage pourrait leur dire : « Si vous voulez obtenir votre affranchissement, il faut dompter vos cinq désirs et étouffer les inclinations de votre cœur. Dès que votre âme ne formera plus de folles pensées, vous obtiendrez la délivrance finale. Qu’est-il besoin de ne point voir les désirs pour les empêcher de renaître ?

(Extrait de l’ouvrage intitulé : le Livre des cent comparaisons, Pe-yu-king, partie I.)
  1. Cette expression veut dire que follement abandonnés à leurs passions, ils ne songent pas à arriver au Nirvân’a qui les affranchirait, pour toujours, des vicissitudes de la vie et de la mort.