Les Avadânas, contes et apologues indiens/20

Traduction par Stanislas Julien.
Paris B. Duprat (1p. 93-96).


XX

L’HOMME ET LES SERPENTS VENIMEUX.

(Il faut fuir le malheur.)


Un roi ayant mis quatre serpents venimeux dans un coffre, ordonna à un homme de les nourrir, de surveiller leur coucher et leur lever, et de leur frotter et laver le corps, et lui dit : « Si vous irritez un seul serpent, je vous ferai mettre à mort, conformément aux lois, sur la place publique. »

En entendant les ordres pressants du roi, cet homme fut saisi de terreur ; il laissa le coffre et s’enfuit. Le roi envoya alors à sa poursuite cinq Tchân’d’âlas[1] armés d’un sabre. Cet homme s’étant retourné, aperçut derrière lui les cinq hommes qui le poursuivaient et redoubla de vitesse. En ce moment, les cinq Tchân’d’âlas imaginèrent un cruel stratagème. Ils cachèrent leurs sabres et envoyèrent secrètement l’un d’eux, qui dit au fuyard d’un ton doux et affectueux : « Vous pouvez revenir sans crainte. « Cet homme ne le crut point et se retira dans un village pour s’y cacher. Quand il y fut entré, il examina furtivement les habitations, et n’y vit personne. Il prit des vases de cuisine, mais ils étaient tous vides. Ne voyant personne et n’ayant trouvé aucun aliment, il s’assit tristement par terre. En ce moment, une voix sortit du milieu des airs et lui dit avec un accent terrible : « Ce village est désert et sans habitants. Cette nuit même, il doit venir six affreux brigands ; s’ils vous rencontrent, vous êtes un homme mort. C’est à vous de voir comment vous pourrez leur échapper. »

Cet homme fut saisi d’une nouvelle terreur ; il quitta le village et s’enfuit. Mais, en route, il rencontra un fleuve impétueux. N’ayant ni barque ni radeau, il puisa dans sa crainte même un moyen de salut. Il ramassa des plantes et des branches d’arbre, et se construisit un radeau. Puis il se dit en lui-même : « Si je fusse resté, les serpents venimeux, le Tchân’d’âla qui feignait des dispositions amicales, ou les six affreux brigands, m’auraient fait périr. Si je veux passer ce fleuve et que mon radeau soit trop faible, j’enfoncerai dans l’eau et je mourrai. Mais il vaut mieux se noyer que de périr par le venin des serpents ou le fer des brigands. »

Cela dit, il pousse son radeau, le dirige au milieu de l’eau, s’y appuie, et faisant usage des pieds et des mains, il fend les flots, s’éloigne et parvient au rivage. Se voyant en sûreté et hors de danger, il s’abandonne à la joie et se sent délivré de toute crainte.

(Tiré de l’Encyclopédie Fa-youen-tchou-lin, livre LXI.)
  1. Le mot sanscrit Tchân’d’âla désigne un homme d’une condition abjecte, qu’on pouvait employer à exécuter des actes cruels ou odieux aux autres hommes.