Librairie Hachette (p. 244-249).
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xvi



insi s’écoulaient les jours, les mois et les deux saisons, puis commence le miracle qui devait finir par agiter toute la planète…

Je fus nécessairement le premier à m’apercevoir que Grâce s’enveloppait d’une lueur presque invisible. Violaine ne tarda pas à la discerner aussi.

Elle me dit au déclin d’un jour :

« Nous sommes seuls à voir le nimbe qui enveloppe Grâce…

— Ah ! fis-je… tu as vu ? »

Grâce se promenait dans le jardin. À mesure que le jour baissait, le nimbe devenait faiblement visible.

« Tu crois la même chose que moi, dit-elle en souriant… D’ailleurs ce ne peut être que cela. »

Je fis oui d’un signe de tête.

« Ce sera charmant ! »

Cette exclamation ne laissa pas de me surprendre.

« C’est si joli leur façon d’être mère… tandis que nous ! »

Elle baissa la tête, confuse.

Je la pris doucement dans mes bras.

« Et pourtant je suis heureuse d’être une mère terrestre ! »

Pensive, elle demeura un moment silencieuse.

Je crois qu’elle nous aime beaucoup, reprit-elle à mi-voix… surtout toi…

— Elle ne parle jamais de toi qu’avec enthousiasme…

— Je le sais, et j’ai pour elle une affection singulière… une affection d’autre monde… Cela m’explique un peu peut-être, l’affection qu’elle a pour nous… Je ne sais comment l’idée m’est venue qu’elle a désiré un enfant parce que nous en attendions un… elle a une sorte d’amour pour toi… »

C’était si inattendu que j’en perdais le souffle. Une sourde inquiétude se mêlait à la surprise : il m’aurait été si pénible que Violaine fût jalouse…

« Tu as l’air abasourdi ! fit-elle… Ce serait pourtant naturel… Quel mal y aurait-il à cela ? C’est tellement différent de ce que serait l’amour d’une femme… et si délicieusement pur !… Si j’étais homme, je crois bien que je pourrais ressentir quelque chose comme ça pour elle…

— Oh ! Violaine…

— Eh ! oui, et je ne crois pas que cela m’empêcherait le moins du monde d’aimer une femme… Ce serait comme si j’aimais une fleur… une fleur prodigieuse… une fleur consciente… Je ne sais si tu peux comprendre…

— Mais oui… mais oui… », fis-je avec un empressement que je regrettai sur le champ.

Elle se mit à rire, puis, plus grave :

« Il est certain que tu es très attaché à Grâce… C’est toi qui la comprends le mieux. C’est même toi qui l’as, pour ainsi dire, découverte, Je l’avais déjà deviné avant mon départ pour Mars…

— C’est inouï ! » balbutiai-je.

Le soir venait à petits pas. Bientôt un colossal soleil écarlate se posa dans l’échancrure de deux collines.

L’église du prochain village n’occupait qu’un petit coin de la surface embrasée. Peu à peu, l’ombre de la Terre tournante dévora l’astre et la fête des nuées commença…

Maintenant, le nimbe de Grâce était si visible que Jean et Antoine qui venaient de dîner avec nous, s’arrêtèrent :

« J’en doutais encore ! Maintenant, j’en suis sûr, s’écria Jean.

— Bah ! dit doucement Antoine, je le savais depuis une semaine…

— Et tu as gardé le silence !

— Comme eux ! répondit flegmatiquement Antoine en désignant Violaine et moi, mais enfin, on pouvait se tromper… mieux valait attendre confirmation… Et même maintenant, quoique je sache qu’il suffit aux Martiens de le désirer très vivement, je ne suis pas tout à fait sûr du dénouement. Je me demande pourquoi elle l’a voulu ?

— Elle a plus d’une raison ! s’écria Jean. La plus vivante des Martiennes, elle doit désirer ne pas être le dernier chaînon d’une chaîne vertigineuse d’ancêtres… et remarquez qu’elle est plus vivace qu’elle ne le fut là-bas. Puis ce sera comme une espèce de commémoration de son séjour terrestre — car je suppose qu’elle pense retourner dans sa patrie astrale… Et finalement, parce que Violaine… »

Il s’arrêta et se mit à rire :

« Par émulation ? fit Antoine.

— Ça, vieil Antoine, c’est presque de la médisance. Je dirais plutôt par sympathie…

— À la bonne heure ! » dit Violaine.

Nous contemplâmes un moment les somptueux nuages ; là-bas, des fleuves, des montagnes, des golfes naissaient et mouraient lentement. Et Grâce, dans son nimbe argenté parcouru de fins réseaux d’émeraude et ses grands yeux plus étincelants que les étoiles, mêlait un charme vivant à la beauté souveraine du ciel occidental.

« Merveilleux mode de reproduction ! murmura Jean. Ne serait-ce pas une preuve de la supériorité des Martiens au moins comme nature ?

— Gardons-nous de ce genre d’hypothèses ! fit Antoine. C’est plutôt une manifestation suprême, avant la fin de la vie martienne.

— La disparition s’exclama Violaine. Mais les Martiens ne sont pas près de disparaître, j’espère.

— À un million d’années près. Je dis million pour fixer les idées. J’aurais aussi bien pu dire moins ou plus.

— Je respire ! dit Violaine en riant. L’Humanité ne vivra peut-être pas davantage.

— Tels que nous sommes, sûrement non… D’ici un million d’années, nous pouvons avoir subi une transformation considérable…

— Progrès ou décadence ?

— Je ne sais… Pour mon compte, j’opine pour une décroissance d’activité mentale, comme chez les Martiens, mais certes pas de la même forme.

— Et moi, je crois à une activité supérieure pendant quelques millions d’années encore ! s’écria Jean.

— Vous êtes bien gourmand ! »

La nuit tombait. Grâce et le Chef Implicite nous rejoignirent. Le halo de la jeune Martienne me faisait rêver à d’antiques fables de nuées lumineuses guidant des hommes ou des peuplades dans le Désert.

Par les serviteurs, puis par les voisins, la nouvelle se répandit autour de notre habitation d’abord, puis, de proche en proche, se répandit au loin dans la Planète par les phonateurs et les disséminateurs.

Les visiteurs affluèrent, les publicistes du terroir, puis des provinces, enfin de toutes les contrées, envahissant le pays comme des sauterelles…

Nous n’eûmes une paix relative qu’en fixant deux heures par jour où, à quelque distance, Grâce serait visible. Des nuées de véhicules aériens ne cessaient de survoler notre demeure… En vain réclamions-nous la paix : nous ne pouvions persuader des hommes venus des antipodes ou des pôles de repartir sans emporter des films du miracle…

Ainsi, jour par jour, la Planète suivait la métamorphose de la nuée, sa concentration qui la rendait de plus en plus lumineuse, enfin, la merveilleuse conque, la grande fleur blanche. Quand l’enfant commença de prendre forme, ce fut du délire…