Librairie Hachette (p. 237-243).
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xv



uand nous ne fûmes plus qu’à deux cents kilomètres de la Terre, nous ralentîmes considérablement la vitesse du Stellarium, déjà fort réduite.

Selon notre volonté, nous naviguions au-dessus de la France. Ses champs, ses forêts, ses montagnes, la grande plaine liquide de l’Atlantique nous émouvaient jusqu’aux larmes, tandis qu’une extase émerveillée se marquait sur le brillant visage et les regards multiples de Grâce.

Le Chef Implicite, grave et pensif, finit par dire :

« Comme ce monde est jeune ! On dirait qu’il vient de naître… »

Les eaux — mers, lacs, fleuves — le mouvement des vagues et l’écoulement des flots charmaient les Tripèdes plus encore qu’ils ne les étonnaient.

« Ici tout peut recommencer toujours, toujours ! » fit Grâce cependant que Violaine appuyée à mon épaule murmurait :

« C’est vrai que tout est jeune ici… même une vieille ville comme Paris, grâce à son fleuve, ses canaux et ses jardins. »

Nous n’étions plus seuls : de partout accourraient des nuées de vortex et de planeurs : mon père, la mère de Jean et de Violaine, le frère et les parents d’Antoine nous escortaient et des amis connus ou inconnus. Grâce baissait la tête, intimidée, mais le Chef Implicite admirait dans ces multitudes volantes la puissance humaine.

Derrière nos murailles transparentes, nous étions aussi visibles qu’en plein air et des reporters aériens photographiaient nos hôtes avec une ardeur indiscrète…

« Je veux bien qu’ils soient émerveillés ! fit Jean, mais ils m’agacent.

— Le revers de la médaille ! » ajouta Antoine.

La multitude augmentait à mesure et troublait la joie du retour que nous eussions voulu douce et recueillie.

« Ils pourraient bien nous laisser en famille ! » s’exclama Violaine.

Cependant nos familles formaient une manière de barrage…

À l’aide des conques magnétiques, nous échangions des paroles hâtives et tendres, et comme plusieurs parlaient à la fois, la conversation ne laissait pas d’être confuse.

Enfin la multitude devenant intolérable, nous donnâmes rendez-vous aux proches et aux intimes dans mon antique maison de l’Yvette, et survolâmes les spectateurs.

Pendant une dizaine de jours, nous dûmes pourtant subir l’indiscrétion des curieux et des informateurs.

Grâce et le Chef Implicite, après l’effarement du début, supportèrent sans trop d’ennui l’importunité des Terrestres. Même, ne voyant que bienveillance chez les visiteurs et les badauds, ils y trouvaient un certain agrément.

Bientôt, cependant, les curiosités s’apaisèrent et nous eûmes des jours entiers sans visiteur. Je faisais avec Jean, Grâce, Violaine et le Chef Implicite des excursions tantôt terrestres, tantôt aériennes. Parfois, l’aquaplaneur descendait sur le fleuve, la rivière ou le lac et c’est peut-être ce que préféraient Grâce et Violaine.

« Il me semble, disait Grâce, être revenue dans une existence très ancienne dont le souvenir est pareil à un rêve…

— Même pour nous, répondait Violaine, les cieux évoquent des temps disparus dans la nuit préhistorique.

— Et Dieu sépara les Eaux inférieures des Eaux supérieures ! » psalmodiait Jean.

Nous constations chez nos hôtes une singulière évolution de la sensibilité. L’inertie résignée caractéristique des Martiens, leur apathie d’êtres qui acceptent leur dégénérescence, décroissait de jour en jour… Le Chef Implicite, si placide, se montrait chaque jour plus enclin à des émotions vives. Il le savait :

« Même dans mon enfance, disait-il, je n’ai pas été aussi jeune que je le suis maintenant. »

Pour Grâce c’était un monde de féerie. Plus encore que son père, elle menait une vie nouvelle dont le charme s’accroissait continuellement. Elle recherchait la compagnie de Violaine qui l’enchantait, et Violaine subissait l’attraction de Grâce.

Souvent nous sortions à trois, mes deux amours se mêlaient étrangement, si dissemblables et pourtant confondus dans une même origine universelle. Je cherchais à analyser mes sentiments : je me heurtais à un mur de ténèbres… Il semblait que l’atmosphère enchantée de Grâce accrût plutôt mon amour pour Violaine, et il est sûr que je n’aimais jamais mieux ma fiancée que lorsque nous étions tous trois ensemble.

Vint le jour du mariage. Grâce l’attendait avec impatience. Il semblait que ce fussent ses propres noces qu’on allait célébrer.

Une étrange transposition mentale lui faisait désirer voir un être de ma descendance comme s’il eut été engendré par elle-même. Et comme je le lui disais, elle me répondit :

« Je suis sûre qu’il me sera attaché par un lien filial. Il portera quelque chose de ma race… Oh ! ne craignez rien… Ce sera purement intérieur… et toutefois, si jamais il fait le voyage de Mars, il s’y sentira presque un exilé ! »

Elle parlait avec une exaltation entraînante. Ses beaux yeux jetaient des lueurs enchantées. Il s’en fallait que je ne partageasse sa singulière illusion…

Notre mariage fut un événement mondial, les explorateurs de Mars étaient célèbres sur toute la Terre et il arriva des voyageurs de toutes les parties du monde. Des myriades de machines emplissaient le ciel. Autour de notre maison, leur nombre était tel, disposé sur plusieurs couches, qu’on ne voyait plus le ciel que par d’étroites trouées. Le soir, les phares répandaient une lueur aveuglante.

Je me trouvai seul avec Grâce vers l’heure où j’allais retrouver Violaine… Elle était rayonnante… Elle se pressa contre moi, elle m’étreignit longuement et au bonheur qui m’envahit s’ajoutait une étrange énergie.

« Vous l’en aimerez davantage, dit la Martienne, et moi j’aurai… » Je sus seulement le lendemain ce qu’elle avait résolu d’avoir et je rejoignis Violaine, ivre à la fois d’amour martien et d’amour terrestre.

Le lendemain, je me levai de meilleure heure que ma femme et je retrouvai Grâce sur mon passage… Ses yeux féeriques étaient pleins de tendresse.

Elle me dit :

« Vous êtes heureux !… J’aime votre bonheur… Avez-vous un peu pensé à moi ?

— Je pense toujours à vous, Grâce… »

Elle parut hésiter un moment, tandis que je la regardais avec adoration, puis :

« Aimeriez-vous un enfant de moi, un enfant qui aurait retenu une part de votre rayonnement… ? »

Et comme je ne répondais pas, surpris :

« Rappelez-vous que les filles martiennes peuvent devenir mères par elles-mêmes lorsqu’elles le désirent pendant longtemps et avec une grande intensité… Je le désire depuis des mois et, hier, j’ai désiré un enfant avec une telle force qu’il naîtra. »

Quelle fantastique allégresse m’envahit, accrue par le contact de la jeune Martienne !

La santé de Grâce et du Chef Implicite ne s’altérait point. Ils digéraient plusieurs aliments terrestres, ce qui permettait d’économiser les provisions que nous avions emportées de Mars. Toutefois, aucune viande ne leur convenait tandis qu’ils aimaient tels fruits et tels légumes… En tout, leur pouvoir d’adaptation dépassait de loin celui que nous avions là-bas.

« Vraisemblablement, remarquait Antoine, c’est une sorte de retour à des conditions d’ambiance ancestrales. Car enfin, il y avait eu des époques là-bas où la pression, la chaleur, les êtres mêmes, avaient plus d’analogie qu’aux temps actuels avec ce que nous avons sur Terre… Leurs organismes, en quelque sorte, se souviennent !

— Tandis que nous, dit Grâce, vivions là-bas dans un milieu qui a peut-être quelque analogie avec un milieu encore à venir sur Terre… »

Pour mieux acclimater nos hôtes, nous avions acquis, ou plutôt le Grand Conseil des États nous avait concédé un val dans la haute montagne où le Stellarium pouvait nous mener en une minute, mais nos vortex suffisaient : ils franchissaient les quelque quinze cents kilomètres qui nous séparaient du refuge. Nous y fîmes un premier séjour, dans un de ces chalets mobilisables qui se montent en quelques heures.

À mille mètres au-dessus du domaine commençaient les neiges éternelles : le val abrité contre les vents et facilement accessible au soleil résiste au gel jusque vers la mi-octobre.

« Nous allons risquer ici quelques semences », dit Jean.

On se rappelle qu’il cultivait des plantes dans Mars : il avait apporté toute une collection de granules, en même temps que de petits animaux dont deux seulement avaient succombé. Les autres, soignés par le Chef Implicite, résistaient aussi bien que nos hôtes tripèdes qui aimaient le nouveau séjour, moins cependant que les grands voyages au travers des continents et surtout, surtout, ces traversées de l’Océan dans l’Argonaute d’Antoine, tantôt navire, tantôt gyroplane. De naviguer sur ces vastes étendues liquides ranimait en eux la vie jeune et magnifique depuis tant de millénaires oubliée sur Mars. Les longues ondes d’eau les plongeaient dans une rêverie cosmique qui allait jusqu’à l’extase.