Librairie Hachette (p. 209-215).
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es Tripèdes avaient construit pour nous un second blockhaus à une demi-lieue de la zone où l’envahissement des Zoomorphes prenait une ampleur redoutable.

Cette zone était parmi les plus fertiles de la région occupée par les Martiens. À la vérité, ceux-ci y habitaient surtout des séries de cavernes riches en énergies bienfaisantes. Mais ils cultivaient la surface.

Nous y trouvâmes des plantes qui, une fois soumises aux appareils transformateurs, nous donnèrent une nourriture saine et parfois savoureuse.

L’outillage du premier blockhaus fut transporté dans le second, cependant que les cavernes nous fournissaient, sans limites, les matériaux idoines à produire de l’oxygène et de l’azote, en sorte que le blockhaus était pourvu d’une atmosphère semblable à l’atmosphère terrestre, abstraction faite des gaz rares.

« N’est-ce pas le bonheur des Robinsons ? » fit un matin Violaine en nous servant le café avec des tranches de pain et des crêpes tirées d’un produit fourni par la flore martienne et qui ressemblaient pas mal à des crêpes de sarrasin.

« Aucun doute, répondis-je, tous les élements d’un Éden modeste sont ici assemblés.

— Parle pour toi ! grommela Antoine. Pour nous, il nous manque tout de même quelque chose ? »

Je ne crois pas qu’il en souffrît, mais Jean devait parfois rêver. Nous échangions un regard furtif, Violaine et moi.

Antoine eut son petit rire froid, amical pourtant, et un pourpre léger monta au visage de la jeune fille.

Pourtant notre amour demeurait pur : nous respections les lois anciennes de la société terrestre, de moins en moins respectée. Presque toute l’Humanité n’avait-elle pas accepté l’union, libérée des sanctions sociales. Pourquoi quelques peuples, et surtout le nôtre, gardaient-ils une morale vétuste ? Et même en la respectant, n’avions-nous point, à la distance où nous étions de notre Planète, des droits nouveaux ?

En fait, j’attendais sans impatience : la volupté terrestre apparaissait tellement grossière comparée à la volupté radiante de mon amour martien.

Je préférais aimer Violaine sans recourir aux gestes singuliers de la procréation ; je goûtais les quintessences de notre aventure, en la rapprochant de mon aventure avec Grâce.

Depuis huit jours, nous étions entrés en lutte avec les Zoomorphes, lutte encore localisée, réduite au point le plus menacé. Les Tripèdes de la région travaillaient avec ardeur à construire les appareils radiants nécessaires. L’énergie, puisée dans les cavernes, ne manquait point. Ils se montraient habiles, prompts à comprendre mais manquant d’initiative, comme tous ceux que nous avions connus. Ravis par les premiers résultats de notre campagne, ils nous montraient une affection vive, soumise et mystique.

« Allons voir où nous en sommes ! » fit Jean.

Il ne nous fallut pas plus de cinq minutes de marche pour arriver à proximité des frontières. Ce n’est pas que nous eussions hâté le pas. Au rebours, nous l’avions plutôt freiné.

« Maintenant que j’en ai l’habitude, remarqua Jean, la légèreté de nos corps est devenue bien agréable.

— Nous sommes presque ailés ! ajouta Violaine.

— Les ailes aux pieds, comme Hermès. »

À notre arrivée, des Tripèdes étaient accourus, parmi lesquels un géant, un des chefs de la région, qui possédait déjà les rudiments de la langue créée avec le Chef Implicite.

« Il y a quelques jours cette terre était encore à nous, remarqua le colosse.

— Ils n’y seront plus ce soir ! répondit Jean, et ils n’ont pas encore eu le temps de dénaturer le sol.

— Du reste, en y transportant de la terre d’ici, remarqua Antoine, le dégât serait vite réparé. »

Nous nous rendîmes à l’endroit envahi, suivis d’une petite foule agitée mais silencieuse par destination.

Les Zoomorphes grouillaient parmi les herbes et les arbres. Au flot des petits, il s’en joignait deux de belle taille.

Jean s’amusa à les bombarder de rayons Dussault, Ils donnèrent ee signes d’agitation, firent mine d’avancer jusqu’à la terre nue, d’où ils avaient surgi.

Cette petite scène émut les Tripèdes qui se pressaient autour de nous, pleins d’enthousiasme.

Nous donnâmes quelques instructions au géant pour organiser la reprise du sol, là où c’était encore possible. Il nous comprenait d’autant mieux qu’il avait été le premier à planter des radiateurs défensifs.

« N’êtes-vous pas menacés comme nous, sur votre monde ? demanda-t-il.

— Nous sommes encore dans la période victorieuse que connurent vos ancêtres. Nous dominons les grands animaux, les petits résistent encore, surtout les plus petits, mais nous craignons les invisibles.

— Les invisibles ? fit le Tripède. Nous n’en connaissons point. S’ils existent, ils ne nous font aucun mal.

— Peut-être les Éthéraux les ont-ils détruits, suggéra Violaine, parlant en langage sonore.

— Mais c’est une idée ! s’écria Antoine. Si c’était vrai, elle me donnerait plus de confiance dans la coopération de nos amis immatériels. »

Les travaux de défense se développèrent rapidement. Une équipe de Tripèdes, conduite par le Chef Implicite, participait maintenant aux travaux et complétait l’instruction des autres. Bientôt un barrage, long de cent kilomètres, se dressa contre les Zoomorphes. Le système qui « nourrissait » les radiateurs avait été perfectionné : les dispositifs étaient solides et devaient durer longtemps. Au reste, les Tripèdes avaient appris comment il fallait les entretenir et les réparer.

Après quelques jours d’observation, qui leur permirent de se rendre compte de la structure des Zoomorphes, les Éthéraux essayèrent des décharges rayonnantes. Nous assistâmes aux premières attaques, en même temps que Grâce, le Chef Implicite, le chef de la région et une multitude accoururent de toutes parts.

Je me souviendrai toujours de cette nuit. La Terre était dans son plus grand éclat : nous contemplions avec ravissement ce bel astre d’or vert, tandis que Jupiter, plus brillant ici que notre Planète, montait à l’horizon et que les Lunes de Mars évoluaient vertigineusement.

Une légion d’Éthéraux avait répondu à l’appel : Aldébaran, Sirius, Antarès, Arcturus, Véga, formaient au-dessus de nos têtes une fascinante constellation mobile, tandis que trois des astres dont nous leur avions attribué le nom brillaient parmi les étoiles. Une centaine d’Éthéraux s’assemblèrent au-dessus du segment choisi pour l’expérience initiale, puis ils descendirent à moins de cinquante mètres du sol : un flot de radiations visibles et invisibles arrosa les Zoomorphes et jeta un violent désordre parmi les plus petits qui, après avoir évolué en tous sens, s’enfuirent précipitamment vers les zones désertiques. Les Zoomorphes moyens ne donnèrent que de faibles signes d’agitation et les géants demeurèrent immobiles. Nous étions un peu déçus, surtout Jean et Violaine. Les Tripèdes demeuraient impassibles.

« C’est un demi-succès, murmura Jean.

— Trop tôt pour rien conclure », riposta paisiblement Antoine.

Dans le même moment, Véga nous dit :

« Notre attaque n’a pas été assez intense. Attendez la seconde tentative. »

Des signaux s’échangèrent parmi les Éthéraux et bientôt plus d’un millier d’autres se joignirent aux premiers agresseurs.

Dès lors, le nettoyage fut rapide. Quinze, vingt Éthéraux attaquaient à la fois les Zoomorphes géants, qui ne tardaient pas à rétrograder en vitesse ; quant aux Zoomorphes de taille médiocre ou menue, ils furent balayés en un moment.

De nouveaux Éthéraux s’étant joints aux « traqueurs », la zone récemment envahie ne tarda pas à être libérée.

Une joie frénétique exaltait les Tripèdes, le Chef Implicite perdait son calme et Grâce était tremblante d’enthousiasme. Nous, les Terrestres, nous regardions émerveillés.

« Mais, remarqua Antoine, rien n’empêche les Zoomorphes de revenir, sinon tout de suite, au moins plus tard. Les Éthéraux ne peuvent tout de même pas se consacrer perpétuellement à leur expulsion. »

La voix d’Aldébaran s’éleva dans ce moment (rappelons que nos amis Éthéraux, quoique n’utilisant que des radiations pour nous parler, avaient pourtant chacun leur voix lorsque ces radiations se transformaient en ondes sonores).

Aldébaran nous expliqua qu’une faible partie des Éthéraux s’intéressait au sort des Tripèdes. Les autres se montraient peu enclins à dépenser de l’énergie en leur faveur. Un grand nombre ne croyaient pas devoir choisir entre Tripèdes et Zoomorphes.

« C’est à cause de vous, parce que vous avez fait l’effort de correspondre avec nous, qu’un groupe tente d’aider vos amis.

— Alors, fit Jean, consterné, vous abandonneriez la lutte ? »

La voix de Sirius s’éleva à son tour :

« Non ! Nous espérons pouvoir rendre les frontières des Tripèdes inaccessibles aux Zoomorphes en les pénétrant d’énergie faible, mais efficace et stable. »

Les Éthéraux ne tentèrent pas de nous faire comprendre leur projet. En attendant, les appareils que nous avions créés pour les Tripèdes suffiraient, après une mise au point, à conserver les positions acquises.