Librairie Hachette (p. 216-224).
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ean s’était mis dans la tête de faire pousser des plantes de Mars sur notre Terre et même d’y transporter quelques animaux de petite taille.

« Pas facile de les nourrir en route, dit Antoine.

— C’est ce que je me propose d’étudier », repartit Jean.

Son idée séduisait Violaine. Il y avait surtout deux quintupèdes qu’elle rêvait d’acclimater, l’un au museau hélicoïde, éclairé d’yeux magnifiques et vêtu d’écarlate, l’autre couleur vieil or.

Ces bêtes, de la taille d’un chat domestique, étaient familières et plantivores, car il semblait impossible de nourrir les carnivores de Mars avec de la chair terrestre.

« Voire ! » disait pourtant Antoine.

Nous passions parfois deux ou trois jours dans le même site. Le Stellarium, constamment gardé par l’un de nous, se déplaçait au gré de nos désirs. Toute notre puissance, toute notre sécurité venait de lui et nous lui vouions une sorte de culte. La résistance de sa carapace était presque sans limites. Il était utilisable aussi, au moins pendant deux ou trois générations. Les appareils d’impulsion ou de gravitation étaient invulnérables.

Nous avions en lui une confiance mystique, ce qui ne nous dissuadait pas de le mener avec une rigoureuse prudence. La moindre atteinte à son intégrité pouvait faire de nous des exilés voués à une mort prompte. Pourrions-nous vivre plus de quelques saisons sur Mars ? Si confiant que je fusse, il m’arrivait d’éprouver de terribles angoisses en y songeant.

Nous avions installé un troisième blockhaus sur un territoire voisin des zones zoomorphes. Il était comme le premier muni de générateurs d’oxygène, de condensateurs et de champs de gravitation compensateurs. Les Tripèdes nous avaient aidé dans toutes les installations accessoires, qui exigèrent un gros travail et qui grâce à eux, furent promptement terminées. En sorte que nous possédions, y compris le Stellarium, quatre bons abris.

Nous avions aussi construit trois hélices qui permettaient des déplacements rapides sans recourir au Stellarium. Grâce et le Chef Implicite nous accompagnaient souvent dans nos explorations ; leur concours nous était précieux, surtout celui de la jeune Tripède, douée de plus d’intuition que ses semblables. Sa seule présence continuait à me dispenser tous les enchantements, à la plus haute, à la plus pure puissance.

Un après-midi, nous cheminions, Jean, Violaine, et moi, non loin du second blockhaus ; nous récoltâmes des semences que Jean estimait particulièrement propres à se conserver très longtemps sans altération, en quoi il ne se trompait point.

Antoine gardait le Stellarium.

Nous errions parmi des arbres géants, aussi hauts que des eucalyptus australiens auxquels ils ne ressemblaient aucunement. De grandes étendues les séparaient l’un de l’autre, de sorte que nous pouvions parfaitement voir de loin dans le site.

J’étais penché sur une herbe violette lorsque j’entendis Violaine dire :

« Le Stellarium monte. »

Cela ne m’étonna pas autrement ; je levai toutefois la tête. Non seulement le Stellarium montait, mais il montait rapidement et se trouva en une minute à une hauteur considérable.

« Que fait donc Antoine ! m’écriai-je.

— Antoine est le plus sage d’entre nous, répondit Jean. Il doit avoir ses motifs. »

Mais le Stellarium continuait à monter. Il se rapetissait de seconde en seconde et en même temps dérivait. Bientôt il fut presque invisible. Enfin, il disparut.

La crainte, puis la peur, puis l’épouvante… Nous nous regardions, terreux et livides.

« Antoine est perdu dans l’infini, gémit Jean. Il a perdu le contrôle de l’appareil, quelque chose s’est détraqué. »

Le désespoir grandissait dans nos cœurs. Antoine allait périr dans l’étendue sans bornes, et nous, exilés, n’avions qu’à attendre la mort après une agonie que sa lenteur rendrait plus lamentable.

Que la Terre me paraissait belle ! Les souvenirs montaient innombrables : l’enfance, la jeunesse, ceux que j’aimais et que j’avais aimés, les grands matins où la vie recommence, la terre reverdissante, les eaux, source de toute vie, et dont j’ai toujours raffolé, les crépuscules de rêve, les hivers où le refuge est si doux, les grandes et les petites aventures… Ah ! ne jamais revivre cela, expirer misérablement sur une planète ingrate, dévorée par le désert ! Il y a Grâce pourtant, qui rendrait la vie acceptable, et même merveilleuse, si la vie sur Mars n’était pas impossible.

Une heure a passé, longue comme plusieurs jours. Nous nous sommes réfugiés dans le blockhaus. Au moins y avons-nous installé tous les appareils propres à condenser l’air martien et aussi des générateurs d’oxygène. Avec nos hélices, nous pourrons rejoindre Grâce, le Chef Implicite et nous réfugier dans le premier blockhaus, dont l’outillage est plus complet que celui du second,

Deux heures ont passé. Toute apparence d’espoir a disparu. Nous n’avons pas la force de nous parler. Jean, si prompt à réagir, semble plus accablé que moi, et Violaine est anéantie.

Le soir est venu. Les mondes et les Éthéraux luisent dans l’étendue et nous apercevons la Terre, émeraude dorée dont la vue nous remplit d’une angoisse mortelle.

La voix de Jean s’élève dans l’ombre :

« Faut-il les avertir ? »

Il parle de nos amis terrestres à qui nous donnons périodiquement de nos nouvelles.

« Pas encore, ami Jean, à quoi bon les inquiéter prématurément. Il sera toujours temps de leur annoncer notre agonie.

— Combien de temps pourrons-nous vivre ici ? demanda Violaine.

— Environ trois mois, plus longtemps si nous parvenons à perfectionner encore les aliments que nous tirons de Mars. »

Ces aliments ne sont encore qu’un appoint ; ils apportent quelque énergie mais guère de substance propres à réparer les tissus.

« Nous parviendrons, affirma Jean, à les améliorer. J’ai quelques expériences en vue. En tout cas, j’espère qu’ils nous permettront de ménager considérablement nos aliments terrestres.

— Est-il impossible qu’on vienne à notre secours ? demanda Violaine.

— Il y a d’autres Stellariums.

— Dont aucun ne vaut le nôtre.

— On en construisait de nouveaux à notre départ. Alors, peut-être !… »

Une onde d’espoir passe et repasse, puis la détresse reprend plus profonde.

« Tâchez de dormir quelques heures, nous dit Jean, je prendrai la première veille. »

Dormir ! Est-ce possible ?

Les pensées et les sensations, nées les unes des autres, déferlent en tumulte. Telle idée me couvre de sueur froide, telle autre éveille des multitudes d’images et d’espoirs. Faudra-t-il attendre le moment où, les derniers vestiges d’espoir ayant disparu, on sombre fatalement ? Je ne sais pas et qu’importe…

Et si tout de même la Terre venait à notre secours ?

Violaine, Grâce… Elles planent dans la nuée. Un amour triste comme la mort m’enveloppe. Ah ! pauvre Violaine. Je ne cesse de la voir là-bas, petite humaine faite pour une longue vie, si apte au bonheur et que notre faiblesse a menée à la mort.

J’ai dormi. La jeunesse. Dans le brouillard du demi-réveil, je me suis cru sur la Terre : une forêt vierge, une rivière, mon vieux jardin à moitié sauvage, l’odeur du matin… Un sursaut, une onde au cœur : la réalité m’a ressaisi. Je me retrouve sur un monde mourant : la Terre est perdue !

C’est encore la nuit pleine. À travers la petite fenêtre, je vois le ciel fourmillant d’Éthéraux. Vaguement, je cherche pour la millième fois, à me représenter leurs sentiments, leurs pensées, leurs rêves… des chimères naissent… qui sait s’ils ne pourraient nous aider ! Impossible. Ils n’ont aucune idée de la pesanteur, de nos mouvements, de nos efforts, de nos mécanismes. Tout cela est d’un rythme trop ralenti, et du reste, ils ne sont pas constructeurs.

Une voix s’éleva dans l’ombre : la voix de Jean.

« Faut-il avertir la Terre ? Sa position est favorable cette nuit. »

J’ai répondu :

« Elle le sera tout autant demain.

— Je te comprends ! Tu espères encore revoir Antoine. Moi pas. Nous l’aurions revu depuis longtemps si le retour était possible.

Je ne l’espère pas plus que toi et tout de même, il vaut mieux attendre un jour.

— Attendons ! »

La sombre insomnie. Tous mes nerfs sont tendus, mon cœur, par intervalles, bondit comme une bête sauvage. Je pourrais être heureux ici, pourtant, s’il était possible d’y vivre ? Violaine, l’amour terrestre ; Grâce, le miracle. Je n’ai plus d’autres parents là-bas qu’un frère qui ne m’aime guère et que je vois si rarement. Ah ! sans la Terre, la patrie astrale, Grâce pourrait me consoler.

Rêves aussi vains que ceux d’un homme atteint d’une maladie mortelle.

Un brouillard intérieur. Mon être flotte entre le réveil et le sommeil ; la réalité se perd dans une irréalité fantastique.

Une voix m’éveille. Ni la voix de Jean ni celle de Violaine. Je me suis dressé d’un bond. Impossible !… Mais si, c’est bien la voix d’Antoine, un peu altérée seulement par le haut-parleur. Jean est déjà debout dans l’ombre. Violaine accourt.

« C’est bien la voix d’Antoine ! cria Jean.

— Nous voici, Antoine. »

Antoine répond :

Je serai sur Mars dans une minute, éclairez le blockhaus. »

Dans l’obscurité qui enveloppe la Planète, car les Martiens vivent sans lumière la nuit, le blockhaus rayonne. La minute passe, si courte et si longue, puis une grande lumière dans le firmament.

À peine quelques secondes et le Stellarium se pose légèrement à quelques encablures du blockhaus.

Antoine paraît, aussi calme que d’habitude. Nous nous pressons autour de lui, dans l’allégresse du sauvetage auquel, chez moi, se mêle l’épouvante rétrospective.

« Qu’est-il arrivé ? demanda Jean… Le Stellarium

— Le Stellarium est sain et sauf. À aucun moment, il n’a subi le moindre dommage et c’est bien ce qui m’a sauvé. Il a suivi inflexiblement la ligne droite.

— Alors l’accident vient de toi ?

— Oui, moi. Un accident stupide. J’avais la gorge irritée ; au lieu du remède, j’ai pris par mégarde un soporifique. Je suis très sensible à ces drogues. Enfin une de ces erreurs qui ne pardonnent pas. Quand je me suis réveillé, il m’a fallu quelque temps pour comprendre. En somme, j’ai bien failli nous condamner tous ! Je vous demande bien humblement pardon.

— Tu ne le mérites pas ! » dit Jean, qui a repris sa bonne humeur naturelle.

Ce fut un des grands moments de nos existences. Nous demeurâmes quelque temps silencieux, dans un accablement de bonheur. Jamais je n’avais plus profondément perçu nos faiblesses individuelles, devant l’énorme puissance de l’Humanité. Nous étions les mêmes créatures chétives qu’aux temps où les ancêtres luttaient sans trêve pour leur subsistance, au sein d’un monde où les vivants se dévoraient les uns les autres, où la plaine et la forêt retentissaient sans relâche de cris d’agonie.

Si tout cela s’est évanoui, si notre espèce triomphe insolemment de ses anciens rivaux, si les plus forts ne vivent que par le bon vouloir des triomphateurs, chacun des composants de cet ensemble prodigieux n’est qu’un peu de fumée, mais cet ensemble, à son tour, n’est qu’une nuée fugitive.