Librairie Hachette (p. 199-208).
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ous avions construit, avec l’aide d’une équipe de Tripèdes, une manière de blockhaus, sur le plateau d’une colline, à quelques encablures d’une région occupée par les Zoomorphes. On y dispose d’un outillage destiné aux communications à toutes distances, à l’observation astronomique, aux expériences physico-chimiques, à la production d’une atmosphère respirable et à de puissants condensateurs d’énergie. Nous y sommes complètement à l’abri des plus redoutables animaux martiens. Nous eussions aussi pu y braver les légions des Zoomorphes géants.

Il y a un contraste saisissant entre les régions où règnent les Zoomorphes et les régions où persistent la faune et la flore martienne. Le minéral seul apparaît d’une part, abstraction faite des Zoomorphes qui, eux-mêmes, semblent des minéraux doués de vie.

Une plaine infiniment désolée rejoint une chaîne de montagnes. Là-bas, point de sol meuble, rien que le roc dur et sinistre, le désert nu et, en apparence, complètement stérile : en réalité, d’une fécondité extraordinaire, puisqu’une innombrable population zoomorphe y trouve les éléments nécessaires à sa subsistance.

On sait que tous les Zoomorphes, même ceux qui soutirent de l’énergie aux autres, peuvent subsister sans autre alimentation que celle fournie par le sol. Les espèces qui demeurent immobiles ne sont point, comme nos plantes, attachées au sol. Au reste, l’immobilité n’est jamais complète : si leurs déplacements nous avaient échappé d’abord, c’est qu’ils ne sont perceptibles qu’après un très long temps : tel Zoomorphe avance d’un demi-millimètre en une heure, un peu plus d’un centimètre par jour, alors que d’autres, surtout les géants, atteignent des vitesses fantastiques : plus de cent kilomètres à l’heure. On conçoit qu’une première approximation comme celle du début de notre précédent voyage nous avait fait croire qu’une grande majorité de Zoomorphes étaient fixés au sol. Nous ne nous étions jamais attardés, même pendant une heure, à observer les mêmes individus.

Quant à la génération zoomorphe, nous sommes loin encore d’en concevoir le mécanisme. Elle est très lente d’abord. Elle comporte d’autre part des groupements. Aucune trace de sexe, non plus que de reproduction individuelle.

Les groupes semblent donner naissance à des corpuscules épars, une sorte de poussière au sein de laquelle se forment des nébules presque imperceptibles, ébauches confuses dont l’évolution est trop lente pour qu’il soit possible de la suivre convenablement. Il faudra des temps très longs pour que nous arrivions à des notions précises.

Ce jour-là, je rêvais devant le double site, l’un riche, comparable à la vie terrestre, l’autre désespérément désertique. Des Zoomorphes circulaient en tous sens, mais ne franchissaient pas les limites qui séparaient leur morne zone de la zone végétale.

Un Zoomorphe géant, long de cinquante mètres, se trouva en face du plus monstrueux des animaux martiens aussi massif que nos rhinocéros mais plus haut sur pattes. Le contraste était saisissant entre l’organisme aplati contre le sol qui faisait songer à une punaise aussi vaste que la projection d’un cachalot ou d’une baleine et l’énorme carnivore haut de trois mètres, vêtu de soie pourpre, la tête en pyramide illuminée par six yeux énormes, six flammes de phare.

La distance qui les séparait n’excédait pas une vingtaine de mètres.

« On dirait que le carnivore s’aperçoit de la présence du Zoomorphe, dit Violaine, assise près de moi.

— C’est possible, Violaine, mais guère probable.

— Aucune émanation, je crois, ne trahit le Zoomorphe et son aspect est aussi minéral que le sol sur lequel il repose. Si le carnivore était conscient de la vie de l’autre, il devrait savoir que les Zoomorphes disposent de moyens contre lesquels il est impuissant.

— Mais s’il est très stupide ?

— Le degré d’intelligence ne joue en ceci qu’un rôle secondaire : l’instinct suffit. Il est probable que notre carnivore ignore la présence de l’ennemi, et celui-ci celle du carnivore, à moins qu’il n’y soit indifférent. Souvenez-vous, Violaine, de votre aventure.

— Je me souviens. Ma présence a été reconnue à distance.

— Et vous avez été attaquée, comme nous du reste. Je suis par suite enclin à croire qu’il faut être sur leur domaine pour que les Zoomorphes attaquent et plus d’une conjecture me vient à l’idée. En dehors de leur zone, ils ne perçoivent rien, ou bien tout ce qui est de l’autre zone les laisse indifférents ou enfin leur fluide n’y agit pas ou guère. Remarquez que, de part et d’autre, la frontière n’est pas franchie en temps normal. Le sol renseigne vraisemblablement les deux Règnes et il est assez normal que, étranger à toute évolution martienne, rien ne nous avertit sinon l’aspect différent des zones. »

Je me tus, soudain charmé par la présence de Violaine. Sa beauté sombre était somptueuse ce jour-là, beauté des filles d’Ibérie qu’enveloppe une atmosphère voluptueuse. Les rêves terrestres se levèrent, l’odeur des jeunes feuilles, des pelouses et des églantines. Je me souvins d’un soir d’été où Régulus allait sombrer dans l’occident. Des jeunes filles vêtues de blanc apparaissaient dans l’ombre étoilée. Leurs robes lumineuses précipitaient le rythme de mes artères. Comme elles, Violaine fut le symbole de toutes les joies humaines, de l’innombrable légende qui a mêlé l’amour à l’univers.

Une légère angoisse se mêlait au charme : la crainte de ne jamais revoir la Terre. Il faudrait si peu de chose pour nous bannir de l’astre perdu au fond des étendues.

« Violaine, murmurai-je avec agitation, quand nous retrouverons-nous au bord d’une rivière parmi les hauts peupliers gothiques, cependant qu’un site de la vieille France s’étendra jusqu’aux collines lointaines. »

J’avais saisi sa petite main, je l’attirai doucement et ses grands cheveux se répandant sur mon épaule, j’y plongeai le visage comme dans une onde.

« Je ne suis pas malheureuse ici, fit-elle, j’aime le contraste violent entre ces deux sites. Ce lac de cuivre, cette forêt et ces pâturages rouges, ces bêtes fantastiques, nous y rêverons plus tard, nous en aurons la nostalgie.

— C’est vrai et d’autant plus que c’est ici le monde de nos fiançailles. »

Je la serrai sur mon cœur, l’instinct montait en tumulte, mais Violaine se dégageait doucement : je ne l’avais jamais autant aimée.

« Voici le Stellarium », fit-elle.

Déjà notre navire se posait à une encablure du blockhaus. Antoine, Jean, le Chef Implicite et Grâce surgirent.

« Nous avons repéré deux régions fort menacées par les Zoomorphes, dit Antoine. Les invasions ne se font jamais partout, ce qui ne s’explique guère mais peu importe ; il faut entamer une lutte sérieuse aux points menacés.

— Je me demande », commença Jean…

Il n’acheva pas. Il secoua la tête avec un faible sourire.

« Qu’est-ce que tu te demandes ?

— Des chimères, reprit Jean. J’y pense souvent. Une intervention des Éthéraux ?

— Le beau rêve ! » s’exclama Violaine.

Le Chef Implicite nous regarda parler, mais le mouvement des lèvres ne lui apprenait rien : Grâce s’était rapprochée de moi et son atmosphère versait l’allégresse dans tout mon être. Comme à chacune de ses présences, l’inquiétude mêlée aux plus brillantes de nos heures s’évanouissait. Je lui traduisis les paroles de Jean.

« Quelle magnifique espérance ! » répondit-elle.

Puis avec une légère mélancolie :

« Mais il n’y aucun lien entre eux et les autres vivants.

— Nous leur parlons, Grâce.

— Vous leur parlez ! »

Je lui révélai la fabuleuse aventure ; elle suivait mes gestes, éperdue d’étonnement.

« Vous voyez bien, fit-elle, que nous ne sommes rien à côté des habitants de la Terre. »

Jean, Antoine et Violaine, avec le Chef Implicite venaient de passer dans la chambre arrière du blockhaus.

« Vous êtes pour moi la suprême beauté de la vie », dis-je.

Sa tête charmante s’inclina vers mon épaule.

« Pourquoi êtes-vous tellement plus proche de ma vie que les autres ? demanda-t-elle. Même en fermant les yeux, je connais votre présence ; elle me pénètre, tandis que la leur devient aussi imperceptible qu’elle est invisible ! »

Tandis qu’elle parlait, j’avais fermé les yeux et je sus alors que, moi aussi, je n’avais pas besoin de la voir.

Il y avait donc bien entre nous une affinité fantastique, plus pénétrante que la plus énergique affinité entre deux créatures terrestres.

Je le dis à Grâce, qui répondit rayonnante :

« Qu’ai-je fait pour mériter cela ?

— Mais quand vous fermez les yeux, Grâce, percevez-vous la présence de vos semblables ?

— Non, répondit-elle.

— Cependant, quand vous aimez ? »

Une sorte de pâleur dorée se répandit sur son visage : je sus plus tard que c’était un signe de confusion comme la rougeur qui monte au visage des humains.

« Quand j’aime, oui. »

Une force irrésistible me poussa à demander :

« M’aimez-vous comme vous les aimez ?

— Comme eux et autrement. »

J’aurais pu lui dire la même chose. Je l’aimais ensemble d’un amour d’amant et d’un amour sans ressemblance avec un autre sentiment, comme la volupté née du seul contact de nos poitrines ne ressemblait à aucune de nos épaisses voluptés humaines.

Nous retrouvâmes nos compagnons et le Chef Implicite, tous fort animés, mais la discussion était close.

« Pourquoi ne pas commencer tout de suite ? dit Violaine plus impatiente que nous.

— Oui, pourquoi pas ? riposta Antoine.

— En route ! » se contenta de dire l’ami Jean.

Quelques minutes plus tard, ayant franchi l’Équateur, nous nous retrouvâmes loin de la forêt agamique, sur la colline où nous conversions d’habitude avec les Éthéraux ; ils auraient répondu ailleurs à nos signaux, mais c’est ici que nous avions réuni les appareils nécessaires à nos communications.

C’était la pleine nuit. Les deux satellites de Mars étaient visibles, mais leurs lueurs étaient bien faibles par comparaison à la lumière de notre Lune. Aldébaran, Sirius, Antarès (auxquels se joignirent bientôt Véga, Arcturus et Régulus, et quelques Éthéraux moins familiers) ne tardèrent pas à paraître.

Le Chef Implicite assista à la conversation dans un état d’excitation qu’il n’avais jamais montrée encore. Grâce était bouleversée et ravie. Elle le fut davantage quand je lui dis qu’elle pourrait leur parler à son tour, dès qu’on serait convenu des signaux nécessairement aussi dissemblables que la langue des Tripèdes et la nôtre, puisque nos relations avec les Éthéraux, commencées à l’aide d’une transformation radiante des signaux morses, étaient désormais une traduction triplement indirecte de notre langue parlée.

Ce jour-là et les jours suivants, nous nous évertuâmes à faire connaître aux Éthéraux l’existence des Tripèdes et, en général, de la faune-flore de Mars. Cette existence leur était connue sous la forme que j’ai dite ; un Tripède n’était pour eux qu’une petite nuée radiante dont ils n’avaient pas compris le sens « massif », ergo de l’individualité. Il en allait de même pour chaque animal et chaque plante, comme aussi pour les Zoomorphes.

La connaissance qu’ils avaient de nos organismes terrestres devait faciliter leur connaissance des Martiens, ce qui ne laissait pas d’être un curieux renversement des normes. Jusqu’à un certain point, cette connaissance était préparée par nos entretiens, mais elle restait fort embryonnaire. Il y fallait, comme pour nous, la collaboration de deux systèmes de vie. Nous la préparâmes par des entretiens répétés. Bientôt, nos impondérables amis eurent sur les existences organisées de la Planète des notions qui devaient rapidement se coordonner.

Pendant ce temps, nous avions préparé pour le Chef Implicite et Grâce des signaux qui leur permirent un premier échange de paroles, encore très restreint, avec les Éthéraux. Nous comprenions, par suite, tout ce qui se disait entre eux, mais il nous était loisible de parler aux uns et aux autres, tout en n’étant compris que par les Éthéraux ou les Tripèdes.

Cependant les Éthéraux s’étaient rendu compte de la lutte engagée contre les Zoomorphes, mais ils firent des réserves :

« Nous ignorons si nous pourrons vous aider », disait Aldébaran.

Tandis qu’Antarès ajoutait :

« Il ne faut pas donner de vaines espérances à vos amis. »