Librairie Hachette (p. 183-188).
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our prodigieux que fût notre premier succès il ne nous donnait aucune certitude sur l’avenir de nos relations avec les Éthéraux. La communication n’est, en somme, réalisée que sous la forme la plus embryonnaire : ils savent que nous existons, que nous sommes comme eux des vivants et que nous tentons de les connaître et de nous faire connaître. C’est la table rase, avec une simple notion mutuelle d’existence. Il faut maintenant franchir des abîmes de discrimination pour aller au-delà.

Notre première victoire nous dissuade de désespérer. Jean, suivant les normes de sa nature, était plein de foi et d’espérance. Nous nous proposons d’abord de suggérer la notion d’identité et le verbe être qui implique l’existence. Pour y parvenir, nous nous servîmes des vocables toi et moi :

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appliqués alternativement à l’un ou l’autre d’entre nous, puis simplement du verbe être.

Il fallut tant de tâtonnements pour arriver à ce résultat, et l’intuition y joua un tel rôle, de la part des Éthéraux surtout, que je me sens incapable de l’expliquer — d’autant plus que ma mémoire n’a enregistré que des phases majeures, sans relations perceptibles entre elles. Ce fut, en un sens, le développement cérébral d’un petit enfant. Chaque jour apportait un élément de discrimination ; bientôt, il fut évident que les Éthéraux nous distinguaient individuellement et comprenaient le verbe qui commande tous les autres.

De notre côté, nous avions maintenant une perception assez nette du groupe avec lequel nous correspondions. Il se composait de neuf individualités très distinctes. De formes précises, ils n’en avaient point, mais chacun d’entre eux comportait douze petits centres lumineux, de nuances et d’intensités diverses, reliés par des raies et des hélices versicolores. La distance des centres, comme les mouvements des raies et des hélices, variait continuellement. A priori, ces mouvements rendaient impossible toute distinction précise entre les individus, mais à la longue, on finissait par les reconnaître, d’abord avec peine, puis assez aisément, grâce aux répétitions créatrices de l’habitude et de l’automatisme : d’ailleurs, pour variables que fussent les formes de nos correspondants, elles gravitent autour d’une forme moyenne.

Les progrès, en s’accélérant, devinrent si rapides que personne, je crois, n’aurait pu en définir les phases. Le fait est que les Éthéraux avaient pris le commandement et nous ne pûmes bientôt plus douter que leur intelligence dépassait de loin la nôtre. Ils surent non seulement créer les méthodes, mais encore nous les faire concevoir avec une netteté extraordinaire.

Et d’abord, ils apprirent notre langue ; la moindre indication, au bout de quelques temps, leur suffisait ; la moindre analogie leur suggérait des généralisations fécondes. Grâce à eux, nos procédés reçurent des perfectionnements prodigieux : les dispositifs d’accélération et de ralentissement exigeaient de moins en moins d’intermédiaires matériels.

Ce n’était pourtant qu’une phase préliminaire : les Éthéraux ne tardèrent pas à mieux vouloir nous comprendre et nous répondre, à notre manière. Tout devint relativement facile lorsque, sur leurs indications, nous eûmes installé un poste radiant de fréquence suffisante. Les rayonnements dérivés de nos voix se communiquaient directement à eux.

Le jour arriva enfin où nous les entendîmes. Moment aussi fabuleux que celui où nous reçûmes leur première réponse. Entendre des voix qui n’existaient pas, émises par des êtres qui ne sauraient émettre ni percevoir aucun son, et leur répondre à l’aide de nos voix transformées en radiations d’univers, cela dépassait infiniment tout ce que nous aurions cru à nos heures les plus chimériques. Jean, toujours plus enclin que nous à extérioriser son enthousiasme, s’exclama, quand nous eûmes entendu les premières paroles émanées des Éthéraux :

« Tu avais raison, Violaine ! C’est une nouvelle ère de la vie, non seulement pour l’astre où nous sommes, mais peut-être pour toutes les planètes sœurs de la Terre et de Mars. »

Un mauvais vers du xixe siècle me remonta à la mémoire :

Les hommes deviendront semblables à des dieux !

« Les dieux, ce sont eux, grommela Antoine en levant la main vers les Éthéraux.

— Qui sait ?

— Douteriez-vous que leur intelligence dépasse indéfiniment la nôtre ?

— Non ! Je n’en doute pas, mais peut-être avons-nous des puissances de développement qu’ils n’ont point. Nous sommes parvenus à quitter notre Planète. Parviendront-ils à quitter l’ambiance de Mars ? Nous avons deviné qu’ils vivaient et il semble qu’ils nous aient d’abord totalement ignorés.

— C’est que nous étions négligeables pour eux !

— Ils l’étaient tout autant pour nous ! Toutefois, j’admets leur supériorité, avec cette réserve qu’elle ne s’étend pas à toutes nos facultés ni à toutes nos possibilités.

— Et moi, déclara Jean, je crois qu’ils sont capables de nous devancer en tout.

— Je ne le nie pas ; j’en doute.

— On essaiera de s’informer, dit Antoine. Et d’abord, il serait très intéressant de savoir s’ils ont des organisations supérieures aux organisations humaines.

— Mais à coup sûr, affirma Violaine avec une violence où perçait de l’indignation. On voit bien que leurs communications d’être à être sont beaucoup plus parfaites que les nôtres et il doit en être ainsi pour des ensembles, pour des multitudes, ainsi que le prouvent les évolutions de leurs colonnes qui comprennent souvent des myriades d’individus, et les agitations collectives auxquelles nous assistons parfois.

— Sur ces points, acquiesça Antoine, je suis tout enclin à partager tes vues, mais non à ce qui se rapporte à des institutions stables et à notre « mémoire sociale ». Ont-ils quelque chose d’analogue à nos bibliothèques conservant le passé et résumant toutes nos sciences en dehors de nous ? Ont-ils à leur actif une manière d’existence entre la vie minérale et la vie colloïdale, ergo entre l’homme et la surface terrestre ? C’est peu probable.

— Ils doivent avoir mieux.

— On verra bien. »

Nos entretiens avec les Éthéraux devinrent de véritables causeries qui eussent été presque intimes sans un grave obstacle physiologique : ce que nous mettions une minute à dire, se déroulait, après les accélérations successives, en une fraction de l’ordre du trimillionième ; ils y répondaient avec la même vitesse, mais leurs paroles, après les ralentissements, nous arrivaient à la vitesse de nos voix.

Ils devaient, par suite, attendre nos réponses durant un temps immense par rapport à leur rythme d’existence. Au contraire, leurs réponses nous parvenaient instantanément, mais débitées avec une rapidité inouïe, par exemple en un trillionième de seconde, elles s’allongeaient en route au point que finalement, il nous fallait un trillion de fois plus longtemps, soit par exemple dix minutes pour les percevoir.

Instantanéité d’un côté, lenteur relative inouïe de l’autre, on peut se rendre facilement compte du grand défaut de nos communications.

Résumons cela par un schéma :

Antoine s’adressa aux Éthéraux. Il parle pendant cinq minutes. La réponse est instantanée. Un Éthéral parle pendant un trillionième de seconde. La réponse, après les ralentissements successifs, se déroula en dix minutes. Il faut donc qu’il attende la réplique d’Antoine pendant ces dix minutes, temps démesuré pour lui… Évidemment, dans l’intervalle, il s’occupe de tout autre chose :

Heureusement, leur temps vital n’est pas proportionnel à leur vitesse vibratoire (comme ils nous l’ont fait savoir), sinon la conversation aurait été pratiquement impossible. Il est, avec les organismes des accommodements, sans quoi percevrions-nous deux fréquences aussi pratiquement distantes que la fréquence de la lumière et celle du son ?