Librairie Hachette (p. 174-182).
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vi



n soir que nous contemplions le ciel, les astres et surtout les Éthéraux, Jean se mit à dire :

« Qui sait s’il n’est pas possible de communiquer avec eux ?

— Possible, sans doute, riposta Antoine, mais d’une probabilité si faible que, pour nous, elle équivaut à l’impossible.

— S’ils étaient par hasard beaucoup plus intelligents que nous, remarquai-je, il y aurait des chances de succès. Déjà vous admettez qu’ils sont d’essence supérieure.

— D’essence, oui. Mais supposez qu’ils ne soient encore qu’au premier âge de leur Règne, quelque chose, par analogie, comme les êtres terrestres aux temps primaires ?

— Pour ce que ça nous coûterait, il serait absurde de ne pas tenter l’aventure », reprit Jean, l’œil fixé sur une colonne où les Éthéraux manifestaient une activité vertigineuse.

Nous n’allâmes pas plus loin ce soir-là. Au bout de l’horizon, la Terre s’élevait, astre de jade cuivré, que nous contemplions avec attendrissement : il faudrait si peu de chose pour que nous n’y revenions jamais.

La parole de Jean rendit plus concrète une idée qui nous revenait souvent ; une autre parole lui donna une impulsion singulière.

Ce fut durant une visite que nous fîmes avec le Chef Implicite à des ruines des temps abolis, lorsque les Tripèdes avaient encore le génie créateur. Ces ruines, pas très anciennes, peut-être cinq à six mille ans, se composaient pour la plus grande partie de blocs taillés, parfois recouverts de quelques signes que nous jugeâmes être des inscriptions.

« Ce sont des inscriptions, en effet, affirma le Chef Implicite, mais nous ne parvenons plus à les déchiffrer. Cependant, l’une d’elles, m’a affirmé mon trisaïeul, se rapporte à un essai de communication entre nos Ancêtres et les vies lumineuses.

— Euréka ! » s’exclama Jean avec enthousiasme.

Antoine inclinait la tête, ému en sa manière abstraite, les yeux soudains vagues, sans regard, les sourcils confondus. Je n’étais pas moins troublé qu’eux.

« Mais, demandai-je au Chef Implicite, vous n’avez gardé aucune trace de cette communication ?

— Non, aucune. Mon trisaïeul non plus. Si l’essai a réussi, il y a des milliers de siècles que toute communication a cessé entre les vies lumineuses et nous. »

Il ajouta avec mélancolie :

« Cela s’est perdu ainsi que tant de choses admirables. Je ne connais même pas l’usage de la plupart des outils que vous voyez là. Comme je vous l’ai souvent dit, nous sommes de pauvres êtres en décadence, qui ne savons pas même le millième de ce qu’eux savaient, et notre puissance a diminué plus encore que notre savoir. »

Ainsi parla le Chef Implicite et je ne sais pourquoi ses paroles semblables à tant d’autres, où il constatait la déchéance des Tripèdes, nous frappèrent plus vivement que jamais.

Il ajouta avec une mélancolie paisible :

« Je suis seul à en souffrir et seulement certains jours. La décadence n’est pas un mal ; souvent, j’estime que c’est un bien. »

Après une pause, il reprit :

« Si seulement nous étions définitivement à l’abri des êtres arides, la vie serait heureuse pour les autres et pour moi-même. »

Mes compagnons, distraits, ne faisaient guère attention à ses propos. Le visage de Jean décelait une agitation croissante ; celui d’Antoine, contracté, marquait une préoccupation intense.

Quand nous nous retrouvâmes dans le Stellarium, Jean se mit à dire :

« Ce que les Tripèdes antiques ont peut-être fait, pourquoi ne pas essayer de le faire ?

Il s’agit de savoir si nous sommes aussi intelligents qu’ils le furent ! J’en doute, répondit Antoine.

— Eh ! doutons-en tant qu’il nous plaira, pourvu que ce soit le doute provisoire qui n’entrave pas les actes.

— Mes doutes sont des stimulants ! » riposta flegmatiquement Antoine.

Dès le soir, nous commençâmes les expériences, ou, comme disait Jean, nous ouvrîmes les hostilités.

Ainsi qu’il avait été convenu au cours de la journée, nous traçâmes des signaux lumineux sur une plaque. Naturellement, nous adoptâmes la méthode en quelque sorte classique — celle que nos Ancêtres essayèrent dès le xixe siècle et que nos contemporains perfectionnèrent. On ne comptait d’ailleurs que des échecs : ni Mars, ni Vénus, ni aucune planète n’avaient jamais répondu. Nous traçâmes sur la plaque, à l’aide d’une substance phosphorescente, des figures géométriques simples — triangles, carrés, cercles, ellipses : les figures ainsi réunies nous paraissaient avoir plus de chance d’attirer l’attention qu’une figure unique, même répétée.

Quelques heures passèrent. Rien, naturellement.

« Il aurait été prodigieux qu’il y eût d’emblée une réaction des Éthéraux, remarqua Antoine.

— Est-il sûr qu’aucune réaction ne se soit produite ? » fis-je.

Jean, qui observait avec attention les colonnes et les groupes lumineux, dit à son tour :

« En tout cas, je n’ai rien observé d’irrégulier.

— Parbleu ! grommela Antoine qui s’était mis à rire tout bas. Il se passera du temps avant que nous puissions discerner le normal et l’anormal chez ces êtres.

— Eh ! croyez-vous que j’en doute ? repartit Jean avec une nuance d’aigreur. J’accorde que j’aurais mieux fait de dire que je n’ai rien remarqué du tout.

— Conclusions ?

— Pas de conclusion. Nous restons dans nos ténèbres ; ne disons pas que notre appel a échoué, ne disons même pas qu’il n’a pas été remarqué. Nous n’en savons rien. Il faut toutefois recommencer pendant plusieurs jours pour attirer l’attention des Éthéraux.

— C’est ce que nous ferons.

— Amen ! fit Jean. J’ai l’intuition, Antoine, qu’il faudra recourir à autre chose qu’à du visuel. Tout nous incline à penser qu’un mode de perfection analogue à notre vue leur est étranger. En attendant, répétons sagement l’expérience première. »

Nous le répétâmes sagement pendant six jours, par acquit de conscience.

« Rien n’empêche de la répéter encore et encore, dit Jean, le sixième jour, mais il convient de passer simultanément à d’autres exercices. »

Il n’avait pas besoin de le dire. Son intention correspondait à la nôtre. Nous tenions d’ailleurs pour fort improbable que les Éthéraux eussent des moyens de perception correspondant à nos sens. Faute de ces sens, nous n’avions chance d’aboutir qu’à l’aide de signaux rythmiques, en commençant par les plus rudimentaires.

« Jusqu’à quel point et sous quelle forme — si l’on peut ici parler de forme — sont-ils conscients de notre présence ? fit Antoine. Sans doute nous confondent-ils avec les obstacles qu’ils contournent.

— C’est plausible, acquiesça Jean ; ils ignorent vraisemblablement l’existence vivante des Zoomorphes, des Tripèdes, en somme de tout ce qui vit sur Mars en même temps qu’eux.

— Ce qui serait de mauvais augure pour notre entreprise, ajoutai-je. Je me refuse à le croire, car il faudrait faire notre deuil d’une intelligence ayant au moins quelque analogie avec la nôtre.

— Pourquoi ?

— Des obstacles animés, par leur déplacement perpétuel, par telles actions et réactions, n’ont-ils pas un rythme général et particulier très différent des obstacles inanimés ? Intelligents, les Éthéraux n’auraient pu manquer de s’en apercevoir.

— Sans pour cela conclure qu’il s’agit d’obstacles vivants, remarqua Antoine.

— D’accord, mais la différence devrait faire réfléchir des êtres dont la pensée aurait quelque rapport, si lointain fût-il, avec la nôtre.

— Passons au déluge. Quels signaux adopter ?

— Je n’en vois pas de plus simple que des signaux morses sous forme rayonnante, suggéra Jean.

— C’est bien rudimentaire », fit Antoine avec une moue.

Nous essayâmes pendant plusieurs jours les signaux morses radiants soit dans les limites des rayonnements visibles, soit dans l’infrarouge et l’ultraviolet, jusqu’aux rayons X. Cela ne nous réussit pas mieux que les rayons géométriques.

Le septième jour, Antoine grommela :

« C’est décidément la poursuite de la chimère.

— Belle poursuite », dit Violaine.

Il faut noter que ces essais ne nous faisaient pas perdre beaucoup de temps : une fois les dispositifs montés, ils fonctionnaient automatiquement. Ensuite, il suffisait que tantôt l’un, tantôt l’autre, surveillât les événements pendant les deux ou trois heures nocturnes consacrées à ces expériences.

« Belle poursuite si l’on veut, fis-je, mais nouvel échec. Il me vient une idée !

— Je m’écarte pour la laisser passer ! goguenarda Antoine.

— Eh bien ! c’est que nos signaux morses radiants ont un rythme trop lent pour être perçu par nos Éthéraux. Accélérons-les.

— Pas mal vu ! Accélérons. »

Nous disposâmes assez rapidement un instrument d’accélération, dont nous possédions d’ailleurs les éléments essentiels, et que complétait un appareil de ralentissement successif. La fréquence des signaux fut multipliée par mille. Rien encore. Après deux jours, nous les multipliâmes par cent mille, par un million, un milliard.

Pendant des heures, on répéta sans relâche le mot homo.

La manœuvre n’exigeant guère d’attention, nous nous engagions dans des conversations erratiques ou de menus travaux.

Un soir, la voix de Jean m’éveilla d’une méditation :

« Le miracle est accompli ! »

Ses yeux clairs flambaient d’enthousiasme, ses joues tremblotaient.

« Hein ? cria Antoine dressé en sursaut.

Ils ont répondu !

— Non ? Non ? » fis-je, incrédule et crédule à la fois.

Il n’avait pas besoin d’insister : les ralentisseurs influençaient une plaque témoin, enduite d’une matière fluorescente et la plaque répétait, à intervalles réguliers : …   — — —   — —   — — —

Nous nous regardions, sidérés, puis Violaine murmura avec recueillement :

« C’est une ère nouvelle qui commence. »

Nous étions saturés d’enthousiasme. Si nous avions pu avoir un doute, il se serait dissipé lorsque Jean envoya un nouveau signal : « Je suis », qui fut immédiatement répété.

« Ah ! s’exclama Jean en joignant les mains ; si j’avais une foi quelconque, je prierais.

— Mais nous prions ! riposta Violaine. Notre tentative fut une longue prière. J’étais sûre qu’ils vivaient, mais je n’espérais vraiment pas qu’un lien s’établirait entre des êtres de matière et des êtres de rayonnement.

— Pour moi, dit doucement Jean, j’espérais déjà timidement pendant notre premier voyage.

— Les mystiques ont souvent raison ! conclut Antoine. D’ailleurs, la mécanique ondulatoire nous permettait une espérance. »