Les Astronautes/V
v
e lendemain, nous reçûmes la visite du Chef
Implicite. Il venait nous entretenir des Zoomorphes,
et il ajouta des détails précis aux
révélations de la veille.
« Je propose une tournée d’inspection générale, dit Antoine.
— En commençant par les limites du domaine tripède ?
— Avec quelques incursions à l’intérieur ? demanda Violaine.
— Naturellement ! Après un premier tour d’exploration.
— Le Chef Implicite nous accompagnera, s’il le veut. »
Consulté, le Chef accepta avec enthousiasme.
« Pouvez-vous, demanda-t-il, emmener un deuxième passager ? Ma fille, que vous connaissez, a une vision plus sûre et plus rapide que la mienne. Personne ne vous comprend mieux ; elle a été d’un grand secours pour préparer les appareils de défense. »
Mon cœur s’était mis à battre et je me détournai pour cacher mon trouble à Violaine. C’était absurde, en somme, puisque mon amour pour Grâce n’avait aucun rapport avec un amour terrestre, puisqu’il en était plus loin que même mon amitié pour Jean et pour Antoine.
Mais pour pur fût-il, plus pur que ne le fut jamais le plus pur sentiment des humains, cependant la sexualité s’y mêlait sous forme sublimée et quasi surnaturelle. Et Violaine, si elle l’avait compris, eût été jalouse. Était-il possible qu’elle le comprît ? Pas directement sans doute, pas réellement, mais par transposition, par fausse analogie. En tout cas, elle ne soupçonnerait rien immédiatement.
Cependant, Jean avait répondu au Chef Implicite :
« Il y aurait même place pour plusieurs passagers supplémentaires. »
Quand le Chef eut disparu, Violaine murmura :
« Sa fille… la plus brillante des Tripèdes que nous avons vue dans les cavernes ?
— La plus brillante, oui.
— Qu’elle m’a charmée ! »
L’exclamation me soulagea, ce qui tout de même est absurde. Quelle révélation pourrait s’élever dans l’âme de Violaine, quelle forme de jalousie ? Une femme pourrait-elle être jalouse d’une rose ?
Pourtant, une impression persiste qu’aucun raisonnement ne saurait détruire. L’exemple de la rose est d’ailleurs spécieux. Un ami trop intime, un animal trop choyé, chien ou chat, et sans qu’il y ait rien d’équivoque, ne suscitent-ils pas souvent la jalousie d’une femme passionnée ? Et, après tout, même la prédilection pour des roses peut porter ombrage, lorsqu’elle absorbe trop l’être aimé.
Je me perds dans le vide. Violaine ne devinera jamais ce qui se passera entre Grâce et moi, et le reste est littérature.
Le Stellarium abrite depuis hier Grâce et le Chef Implicite. Grâce est ravie de nous voir constamment tels que nous sommes, délivrés des appareils respiratoires. Hors du Stellarium, elle ne m’a vu que par intervalles, lors du premier séjour.
Elle dit naïvement[1] :
« Les hommes sont bien plus beaux que nous ! Quelles pauvres créatures nous sommes devant vous, devant Elle surtout ! La Terre qui l’a produite est divine. »
Je répète ses paroles à Violaine, qui est assez coquette pour en être ravie. Elle répond :
« Dites-lui que je la trouve très belle. »
Les yeux de Grâce deviennent éblouissants : c’est une symphonie de feux versicolores, qui fait songer à un sextuor de lumière.
« À côté de ces yeux-là, murmure Violaine, les nôtres ne sont que de mornes lumignons. »
Il est entendu d’abord que nous ferons, en tous sens, un voyage d’exploration, non seulement au-dessus des territoires occupés par les animaux, les plantes et les Tripèdes, mais au-dessus des régions, de beaucoup plus nombreuses, où règnent les Zoomorphes. Ces régions, sauf à leurs orées, étaient complètement inconnues des Tripèdes ; mais ils n’y pouvaient pénétrer qu’en risquant continuellement leur vie.
La marche du Stellarium est ralentie à l’extrême, et les arrêts fréquents. Parfois, il s’immobilisa pour que nos hôtes puissent mieux voir les paysages.
« Hélas ! c’est pourtant vrai que nous sommes exilés de la plus grande partie de notre Planète, disait mélancoliquement le Chef Implicite. Depuis des myriades d’années, aucun Tripède n’a pu parcourir d’immenses territoires. Toute la Terre, n’est-ce pas, appartient aux hommes ?
— À part les réactions de la nature qui parfois sont terribles, mais enfin nos appareils aériens nous conduisent partout et des établissements ont été fondés dans les régions les plus farouches. La dernière conquête fut, au xxe siècle, celle du continent et des îles qui enveloppent le pôle Sud.
— Quelle grandeur est la vôtre !
— Elle aura sa fin, hélas ! Et je ne la crois pas tellement lointaine. Peut-être un million d’années. »
Le Stellarium voguait lentement au-dessus des sites où se décelaient des pays désertiques et de magnifiques civilisations disparues. Tout cela était maintenant occupé complètement par les Zoomorphes. Des monuments immenses, tantôt nous faisaient songer à un amalgame des ruines d’Angkor et de Louqsor, sans que la ressemblance dépassât une certaine analogie, tantôt comportaient d’étranges entassements où des rocs artificiels alternaient avec des termitières géantes, des habitations paraboliques développées en spirale, des pyramides contournées, des tours serpentines, sans formes définissables. Parfois, on se serait cru devant une colonie de coraux gigantesques.
« Mystérieux ! grommelait Jean. Comment vivaient-ils là-dedans ? »
Les Zoomorphes pullulaient dans ces cités, surtout les Zoomorphes de petites tailles. Aux vestiges massifs des antiques civilisations succèdent des déserts où les ruines achèvent de se confondre avec le sol de déserts tout nus, déserts de rocs rougeâtres, d’aspect lugubre, de vertigineuses montagnes.
Le Chef Implicite et Grâce contemplaient avec une égale avidité les ruines et les surfaces sauvages. Mais les montagnes, surtout, les exaltaient. Elles étaient beaucoup plus hautes et variées que celles visibles dans les districts tripèdes.
« C’est effrayant et splendide, disait Grâce. Êtes-vous maîtres aussi de vos montagnes ?
— Nous avons des observatoires et des demeures sur les plus hautes.
— Plus hautes que celles-ci ?
— Seules les cimes de l’Himalaya et des Cordillères sont peut-être un peu plus hautes, et toutes blanches, couvertes de neiges éternelles. »
Elle lisait nos explications, émerveillée comme un enfant par un conte fabuleux.
« Que je suis heureuse ! » fit-elle, les yeux étincelants.
Le Chef Implicite aussi semblait heureux. Ses mouvements comme son regard étaient plus vifs.
« C’est la pression, dit Antoine ; elle leur cause une sorte d’euphorie. On peut craindre de la fatigue à la longue : le Stellarium est pour eux un réservoir d’air comprimé. »
On ne peut pas dire que le Chef Implicite et Grâce nous écoutaient puisqu’ils ne nous entendaient point, mais ils devinaient que nous parlions d’eux. Et lorsque le Chef parla, en gestes un peu exagérés, ses propos s’ajustaient singulièrement à ceux d’Antoine.
« Avez-vous toujours autant d’air, là-bas, demanda Grâce.
— Oui, répondit Antoine, c’est notre pression moyenne.
— Elle explique, dit le Chef, votre supériorité, comme celle de nos lointains ancêtres.
— Quand la pression vous fatiguera, ne manquez pas de nous le dire. Nous ferons une sortie.
— Je ne crois pas qu’elle nous fatigue beaucoup nous avons un grand pouvoir d’accommodation, nous savons régler le rythme et rationner les prises d’air. En ce moment, nous respirons déjà moins vite ; si un malaise se produisait, nous respirerions moins vite encore.
— Sans avoir à y songer ?
— Machinalement. »
Nous avions dépassé les hautes cimes, nous voguions au-dessus d’une plaine sinistre où persistait le lit desséché d’un grand fleuve, puis vint une dépression plus forte où avaient bondi des flots de la mer. Grâce à la marche lente et aux arrêts du Stellarium, le Chef Implicite et sa fille pouvaient contempler à loisir le patrimoine ancestral, à jamais perdu, des Tripèdes.
Ils regardaient les sites avec un intérêt passionné, et surtout les Zoomorphes en nombre incalculable, paissant l’énergie du sol où glissant à toutes les vitesses, parfois aussi lents que les plus lentes tortues, tantôt plus rapides que les aigles en plein vol.
« Ils nous prendront tout ce qui nous reste », dit le Chef Implicite.
Il y avait, dans son attitude et l’expression de son visage, une révolte, une colère inaccoutumée.
« Il est moins résigné, remarqua Jean.
— Effet de la pression. »
Le Stellarium silla plus vite : nous vîmes apparaître une ville — comment la nommer autrement ? — amas ensemble chaotique et ordonné de tours hélicoïdes, de maisons en spirale, de pyramides sinueuses, de flèches qui eussent été gothiques sans leur contournement et de ruines quasi cyclopéennes.
L’ensemble avait une harmonie décorative qui me rappelait les dessins de médiums, parfois si fantastiquement séduisants.
Nous n’eûmes pas à nous demander s’il y avait des habitants : ils surgissaient de partout, se montraient le Stellarium et nous faisaient des signes que nous savions être des signes de bon accueil.
Car le Stellarium qui déjà avait passé partout lors de notre premier séjour, était connu de toute la population tripède. Il était devenu légendaire comme nous l’apprîmes bientôt : peu mystiques pourtant, les Tripèdes lui vouaient un culte, tous savaient que nous avions combattu victorieusement l’invasion zoomorphe sur le territoire de nos amis et dans les cités frontières : notre arrivée éveillait de vastes espérances.
« Stoppons ici, proposa Jean. Ces citadins donnent des signes d’agitation, j’ai envie de les voir de près.
— Oh ! moi aussi », s’exclama Violaine.
Le Stellarium se posa sur une hauteur qui dominait la cité.
Il fut convenu que je serais de garde. Le Chef Implicite descendit et je restai seul avec Grâce.
L’agitation de la multitude, accourue au pied de la colline, contrastait avec son silence absolu. En outre, les Tripèdes circulaient avec une légèreté qui, jointe à la raréfaction de l’atmosphère, amortissait le bruit de leur course. Ils enveloppaient Jean, Antoine, Violaine et le Chef Implicite en gesticulant avec frénésie. J’aurais été inquiet si je n’avais appris à connaître la douceur de ces Martiens. Il y eut un moment où nos hommes furent si étroitement cernés que j’avais grand-peine à les apercevoir, puis, sur un signal du Chef Implicite, la foule se porta vers le ville et se perdit entre les maisons et les monuments.
Quand il n’y eut plus personne au pied de la colline, un grand trouble me saisit : né de la réalité, le rêve redevenait réel, mais il demeurait fantastique. Les yeux magiques de Grâce m’enveloppaient d’une lumière « tendre », une lumière d’amour merveilleusement variable.
C’était un chant de lueurs, aussi doux, aussi pénétrant que ces chœurs de femmes, entendus pendant une nuit cristalline, sous le clair des nuées, auprès du plus étrange des lacs orientaux.
« Je vous aime, dis-je, fille charmante de Mars, si différente de mes sœurs humaines.
— Je suis si heureuse d’être auprès de vous ! répondit-elle. Comme j’ai souhaité ce moment ! »
L’amour chimérique, l’amour impossible exaltait chacune de mes fibres. Grâce s’était rapprochée. Son atmosphère m’enveloppa, magnétique, et pour la première fois depuis notre arrivée, je la pris contre mon cœur… Prodige, magie inconcevable, je ne sais quelle jeunesse créatrice, révélation intime d’un autre univers que l’univers humain ! Et le miracle s’acheva. Du corps frémissant comme les herbes dans la brise, émana la volupté sans geste, la volupté surhumaine qui rendait dérisoires les voluptés grimaçantes de l’amour terrestre. Rien qu’une étreinte, la plus chaste, la plus innocente, pour faire ce bonheur au-delà de tous les rêves, de tous les beaux mirages, créés à travers les temps par les créatures périssables qui tentent désespérément de dépasser leur destin.
Qu’importe la durée qui limita le miracle ! Il ne laissa aucune lassitude ; rien qu’une langueur très douce et très tendre. J’étais « baigné » de mystère et je n’essayais pas d’y mêler des conjectures sur mon privilège : le certain est qu’en moi quelque chose s’accordait à la nature martienne, et en Grâce, un reflet de la vie terrestre.
Quand Violaine revint avec ses compagnons, elle remarqua, après m’avoir enveloppé d’un rapide coup d’œil.
« C’est étrange, je ne vous connaissais pas ce visage de rêve.
— Visage de rêve ? »
Je me troublai un peu, très peu, sous son regard clair.
« Eh oui ! dit-elle, je ne sais quoi d’halluciné ; cela ne vous va pas mal, du reste.
— Une tête d’autre monde ! fit Jean.
— Mais nous sommes dans un autre monde, intervint Antoine. Ici les visages ont six yeux et les crânes ne portent point d’oreilles. »
Violaine se tenait tout près de moi et demandait à voix basse :
« Tu m’aimes ? »
Quelque chose l’attirait plus que d’habitude.
« Ardemment », fis-je.
C’était bien un peu faux. Je l’aimais avec calme, mais enfin je l’aimais. L’ardeur reviendrait plus tard.
Les jours suivants, nous visitâmes plusieurs villes, tant à la surface de Mars que dans les cavernes du sous-sol. Cependant, la vie des cavernes dominait : ces cavernes étaient aménagées ingénieusement ; elles se suivaient par centaines, reliées par des couloirs et pourvues de systèmes d’aération créés par les ancêtres lointains.
« Peut-être les hommes aussi finiront dans les cavernes, suggéra Antoine.
— Si, comme sur Mars, les cavernes sont attiédies par des radiations dont nous ignorons encore l’origine, remarqua Jean. Vie assez triste en somme.
— Ils n’ont pas l’air de le trouver. »
Le Chef Implicite ne nous fournit que des indications sommaires.
Depuis longtemps, les Tripèdes ne tiennent plus d’annales, soumis à des règles millénaires, résignés à une décadence que n’accompagne aucune souffrance individuelle. Délivrés de toute guerre, ignorant la haine, incapables de meurtre, leur vie matérielle n’est guère pénible. Aucun surpeuplement. L’invasion très lente des Zoomorphes est compensée par la décroissance automatique des naissances. Ce sont deux phénomènes complémentaires, car les Tripèdes ont la maîtrise absolue de la fécondation. Ils arrêtent la formation des vies embryonnaires sans souffrance pour leurs compagnes.
À leurs amours si féeriquement pures, tout leur être participe : comme je l’ai dit, rien de brutal, rien que l’enivrante étreinte. Si quelque élément s’y mêle, ce doit être à l’état impondérable, un rayonnement d’atomes, plus subtils que le parfum des fleurs. La mère, nous l’avons vu, après quelques semaines, s’enveloppe d’une lumière presque invisible qui se condense lentement, tel un nuage minuscule. Puis, abritée dans une « conque » ravissante, une sorte de grande fleur pâle, l’enfant prend peu à peu forme, nourri d’une substance invisible. On conçoit qu’il soit facile d’interrompre la chaîne des métamorphoses, bien avant que le nouvel être soit sorti des limbes de la sensation[2].
L’amour est donc chez les Tripèdes, un rêve voluptueux, et leur volupté est incomparablement supérieure à la nôtre. Ont-ils toujours eu ce privilège ? J’ai le sentiment qu’il est venu à l’époque où leur espèce était en plein épanouissement. Peut-être les aïeux avaient-ils des savoirs qui permettaient de perfectionner les actes organiques et de transformer les organes mêmes.
Malgré leur résignation, ou mieux, leur adaptation à une disparition progressive et définitive, la fin de la vie pour tous, les Tripèdes désiraient garder la partie du sol encore considérable que les Zoomorphes leur avaient laissée. Aussi notre intervension, lors du premier voyage, avait excité un enthousiasme universel.
D’ailleurs, à l’imitation de nos barrières fluidiques, d’autres barrières avaient été créées, mais avec un art inégal. Certaines empêchaient, quoique imparfaitement, l’infiltration ennemie.
Pour barrer partout la route aux envahisseurs, il faudrait de longues années, peut-être un siècle. Le pourtour du domaine, presque double de notre domaine européen, exigeait des machines et des réserves radiantes colossales et, pour subtile qu’elle fût encore, l’industrie des Tripèdes était loin de compte. Leur activité aussi : ils n’étaient point paresseux, mais depuis des millénaires, leur labeur était fort modéré.
Tous travaillaient, il est vrai, sans distinction de sexe, depuis leur jeunesse jusqu’à un âge avancé.
Aucun ne se dérobait à sa tâche, encore que leur liberté individuelle fût complète. C’était le triomphe de l’entraide, spontanément ordonnée, régie par des coutumes sans lois, sans obligations pénales.
Depuis tant de siècles et siècles qu’ils ignoraient le meurtre, et presque la violence, ils n’avaient que faire d’un appareil justicier ou de n’importe quelle servitude sociale. Au total, aucun travail intensif et des machines modérées comme eux-mêmes.
Ce n’était pas de quoi mener à bonne fin la tâche que nos appareils de défense imposaient.
Il ne suffisait pas de continuer, il fallait produire constamment l’énergie nécessaire. Aussi notre rêve était-il de créer une zone frontière qui, par elle-même, arrêtât les envahisseurs.
Avant tout, il s’agissait de créer des établissements pour capter des grandes masses d’énergie en différents districts et un outillage assez complexe pour la lutte directe contre les Zoomorphes.
« C’est une véritable révolution pour les Tripèdes ; remarqua Antoine. Il est difficile de calculer l’effort global qu’ils devraient fournir… En tout cas, un effort continu assez important pour exiger un surcroît d’activité.
— Qui n’est pas pour leur plaire, fis-je. Leur extinction a l’air d’être, ou à peu près, proportionelle à celle des Zoomorphes. Ceux qui vivent actuellement sont à peine menacés.
— En somme, conclut Jean, le profit serait pour des générations futures, profit peut-être illusoire, puisque enfin la race s’en va doucement, par ses propres moyens. »