Librairie Hachette (p. 140-159).
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iv



n conçoit que nos amis les Tripèdes n’aient pu résister à ces formidables créatures, dit Antoine, quand tout fut rentré dans l’ordre. L’instinct qui les porte à nous attaquer est assez surprenant. Nous n’appartenons pas — tant s’en faut — au même règne que les Tripèdes ou les pseudo-animaux de Mars.

— Nous sommes d’un règne homologue.

— Mais si différent ! Déjà rien que par la composition de la chair et des liquides internes. Il est toutefois évident que si nous fondions une colonie martienne, cette colonie serait fatalement ennemie des Zoomorphes. »

Violaine écoutait, rêveuse. Son visage ne gardait aucune trace du funeste accident. Pour moi, je subissais cet effroi rétrospectif, si violent chez les êtres d’imagination. Et l’idée qu’une où deux minutes plus tard la mort apparente serait devenue la mort éternelle, me donnait de brusques chocs au cœur.

« Je ne crois pas, remarqua-t-elle, qu’il s’agisse d’un instinct. C’est quelque chose comme un réflexe. Notre présence suffit sans doute à provoquer une réaction rayonnante.

— Possible après tout, fit Antoine.

— Tels furent peut-être les mouvements d’agression ou de défense des êtres terrestres très primitifs. Tels sont encore nos appétits où nos répulsions purement organiques. L’odeur ou la vue d’un aliment suffit à éveiller une convoitise physique ou chimique.

— Nos viscères sont de fameux laboratoires de physique et de chimie, s’exclama Jean. La vie eût été impossible sans cela. »

L’image de Grâce m’apparut soudain avec une intensité extraordinaire. Je fus saisi d’une envie immodérée de la revoir, chose singulière dans un moment où Violaine éveillait des émotions si puissantes.

« N’est-il pas temps, murmurai-je, que nous allions retrouver nos amis Tripèdes ?

— Justement, j’y songeais », fit Violaine.

Nos regards se croisèrent.

Une rivalité pouvait-elle naître entre cette belle humaine et la merveilleuse Martienne ? Violaine devinerait-elle seulement la nature d’une tendresse si étrangement différente de toute tendresse terrestre. C’était certes de l’amour, et d’une puissance incomparable, mais aussi pur que le pourrait être un amour pour une fleur.

« Eh bien ! allons voir nos amis. »

Nous n’avions guère besoin de nous orienter : pendant notre premier séjour, que de fois nous avions parcouru Mars en tout sens ! À peine trois mille kilomètres nous séparaient des terres tripèdes.

« Il fait encore nuit chez eux, remarqua Jean.

— Oui, mais l’aube est proche, Puis, Violaine n’a pas encore vu les Éthéraux. Nous ferons halte au-delà de l’Équateur, en attendant le jour.

— Pourvu que nos amis aient pu tenir les Zoomorphes à distance.

— Ils l’ont pu sur la région que nous avions « fortifiée », mais ailleurs, il est trop certain que les Zoomorphes avancent, heureusement avec une extrême lenteur. Il leur faudra quelques centaines de siècles pour envahir toutes les terres que les Tripèdes occupent encore. Je compte que leurs invasions primitives remontent à un temps de l’ordre de millions d’années. Leur marche a d’abord dû être insensible. Elle s’est accélérée de millénaire en millénaire.

— Quelles surfaces appartiennent encore aux Tripèdes ?

— Aux Tripèdes et à leur Règne de pseudo-animaux et de pseudo-plantes, peut-être le huitième de Mars : encore une belle étendue, la surface de Mars n’étant pas loin d’être équivalente à celle de tous nos continents, car il n’y a plus d’océans ici. Et même, assez peu d’eaux de surface sur la plupart des territoires envahis par les Zoomorphes. Quand je dis de l’eau…

— Oui, je sais, une espèce d’eau, dit Violaine.

— Exact, mais dont nous avons appris à tirer de l’eau distillée.

— En somme, ce ne sont pas seulement les Zoomorphes qui auraient chassé les Tripèdes, ce serait aussi la sécheresse ? demanda la jeune fille.

— Oui. Toutefois il doit y avoir beaucoup de réservoirs d’eau souterraine. »

Tandis qu’ils discouraient, l’astronef, marchant au ralenti, dépassa l’Équateur et entra dans la région d’ombre. Le ciel étoilé apparut brusquement et la causerie cessa. Le Stellarium, ayant encore ralenti sa course, s’immobilisa enfin et se posa sur un plateau, au sommet d’une colline.

Alors, tous quatre contemplèrent le ciel en silence. Tout de suite, Violaine fut sidérée par les légions innombrables des Éthéraux. Ils formaient une Voie lactée, palpitante, rayonnante, et profonde, où des points lumineux évoluaient en tous sens, avec une rapidité vertigineuse.

On apercevait pourtant le ciel étoilé, avec des éclipses, et la grosse étoile topaze-émeraude qui était la Terre.

« Ah ! c’est beau, soupira Violaine.

— Au-delà du beau et du laid », remarqua Jean.

Rapidement, la jeune fille discerna les constellations mouvantes et les groupements de constellations formés par les Éthéraux.

« Tu as raison ! murmura-t-elle, c’est au-delà de la beauté.

— Et c’est mieux ! grommela Antoine. Ce que nous appelons la beauté n’est qu’une fable humaine. Même sur la Terre, elle n’a aucun rapport avec la réalité.

— C’est pourquoi, fis-je, on peut aussi bien employer le terme ici que sur Terre, Il suffit que nous ayons une sensation correspondante. Pour mon compte, je suis sensible à la beauté mouvante de ces êtres.

— Ce dont je vous félicite », fit ironiquement Antoine.

Nous nous tûmes, exaltés par le prodigieux spectacle. Je m’étonnais que nous eussions parfois douté que les Éthéraux fussent des vivants. Leurs mouvements ne trahissaient aucune uniformité, aucune servitude énergétique. Non seulement ils circulaient en tout sens, mais encore chacun d’entre eux, chaque groupement, semblait aller au hasard.

Il est vrai que les molécules aussi s’agitent en tout sens et que leurs trajets varient continuellement, mais il ne comportent pas ces alternatives d’ordre et de désordre, de repos et d’activité, qui d’emblée caractérisent les Éthéraux.

Il fallut plus d’une heure pour attiédir notre enthousiasme, puis le Stellarium se remit en route, très lentement, à peine mille kilomètres à l’heure. Néanmoins, la région des Tripèdes ne tarda pas à paraître aux pâles lueurs de l’aube. Nous fîmes halte sur un plateau qui dominait faiblement la plaine. Dès que le soleil parut, la région visible s’étala sur une vaste étendue. Dans l’atmosphère raréfiée les détails du site apparurent avec une extrême netteté.

« Un paysage de rêve, dit Violaine, après un silence, presque de rêve terrestre. Ce bois, là-bas, évoque un bois de gigantesques et fantastiques champignons, et c’est une sorte d’herbe rouge qui pousse sur la plaine. Quant au lac, sans les plantes singulières qui l’enveloppe, il me rappellerait le lac de Zurich. »

Des créatures volantes, qui s’élevaient lentement au-dessus du plateau, émerveillèrent Violaine.

« Cinq ailes, mais quelles ailes ! Peut-être les ptérodactyles ressemblaient-ils à ceux-là.

— Du tout, fit Antoine. Ni reptile, ni cheiroptère, ni oiseau, ni plumes, ni poils ; une sorte de mouche veloutée. »

Un des êtres volants, grand comme un aigle, se posa sur une arête de roc, à une centaine de mètres des aéronautes :

« Il a pour le moins six yeux ! s’exclama la jeune fille.

— Sept, tout juste, dit Jean, et trois pattes, Violaine. Mais voici des quintupèdes. »

Ils étaient trois, au bas de la pente : l’un semblait une caricature de léopard, malgré sa gueule rectangulaire, ses yeux multiples et ses cinq pattes. Les deux autres, de couleur brique, faisaient plutôt songer à des ours, encore que le poil fût remplacé par une sorte de feutre. La taille des trois bêtes se rapprochait de celle des grands loups nordiques.

« Carnivores ou plantivores ? » grommela Antoine.

Chacun de ces animaux avait six yeux, de nuances diverses, saphir, rubis, émeraude, améthyste, plus étincelants que même les yeux de nos félins dans la pénombre.

« Nos insectes ont aussi des yeux multiples, remarqua Violaine.

— Oui, mais leur vue est si limitée qu’ils « ne nous connaissent point » :

— Sinon à leur manière, qui leur permet, en toute innocence — puces, poux punaises, moustiques — de nous exploiter comme des proies. C’est leur chance.

— Plus encore la nôtre ! Je pense que si les insectes nous avaient vus complètement, comme nous les voyons, il y aurait longtemps que l’homme serait exterminé, avec beaucoup de mammifères, oiseaux, reptiles, batraciens. »

En ce moment, Violaine s’écria :

« Eh ! ce sont des plantivores. »

En effet, les trois bêtes s’étaient mises à brouter, étrangement, avec les arcs cornés qui leur servaient de dents.

« Holà ! »

Les plantivores fuyaient. Un animal apocalyptique venait d’apparaître. La taille d’un rhinocéros, une tête en pyramide tronquée, des yeux de poulpe disséminés sur une face géante. Un pelage de soie bleue, assez semblable pour la consistance à la soie des chapeaux hauts de forme de jadis.

« Il est affreux et magnifique ! » s’exclama Violaine.

Ses yeux immenses venaient d’apercevoir les humains qui, sortis du Stellarium, s’étaient avancés jusqu’au bord du plateau. Il poussa une clameur : vous eussiez dit des beuglements d’un trombone, puis bondit sur la pente.

« Je crois qu’il songe à nous dévorer ! dit paisiblement Antoine. Voyons cela, camarades. »

Il dirigea son radiant vers le fauve et darda un jet de rayons. La brute s’arrêta, effarée, fit encore deux ou trois pas en avant, puis rétrograda et se mit à fuir avec une vitesse de bolide.

« Il bondit aussi bien qu’un tigre ! remarqua Jean avec admiration.

— Des sauts de dix mètres. »

Le carnivore avait déjà franchi près d’un mille, lorsque deux autres bêtes surgirent, l’une couleur soufre, le museau pareil à un grand coquillage, avec une gueule en hélice, et de la taille d’un loup — l’autre, noire comme la nuit, un long corps parabolique, cinq pattes spatulées, et qui semblaient à la fois ramper et courir ; il poursuivait le premier. Tous deux s’arrêtèrent à la vue du colosse bleu qui, en trois bonds, fut sur la bête de soufre.

« Je songe à une scène préhistorique, fit Jean. En définitive, ces monstres ne sont pas plus surprenants que les monstres fabuleux du secondaire, voire la faune des forêts vierges, à qui, naguère encore l’homme permettait de croître sur de vastes territoires.

— Aussi bien, dit Antoine, si Mars n’avait d’autres vies que celles des animaux et des plantes dont le site nous offre des échantillons, plus les Tripèdes qui figurent une pseudo-humanité, l’originalité de la Planète serait assez faible, mais avec ses Zoomorphes et ses Éthéraux, je la tiens pour une créatrice supérieure à notre boule sublunaire.

— Temporairement, si la Terre suit une marche plus ample et plus lente, comme il est presque certain.

— Nous aurions plus tard des équivalents des Zoomorphes et des Éthéraux.

— Nous ! s’exclama Violaine en riant. J’accepte ! »

La bête noire, après une hésitation, s’était retirée devant une force supérieure et le Léviathan venait d’ouvrir sa victime d’où jaillissait un liquide couleur d’or.

« Tout compte fait, et malgré ma dent contre les Zoomorphes, fit Jean, la manière des forts de se nourrir aux dépens des faibles est moins grossière que cette dévoration féroce.

— Et vraisemblablement, chez les Éthéraux, il n’y a pas même la lutte pour l’élément ou l’énergie.

— Alors, vieux tapir, le progrès aurait un sens sur cette petite sphère ? »

Antoine, levant les bras en signe d’incertitude répondit :

« Tâchons de rejoindre nos amis les Tripèdes.

— Et ne nous trompons pas sur leur habitat. Il pourrait nous en cuire.

— Croyez-vous ? dit Jean. Notre légende s’est sûrement répandue dans toute la Tripédie : j’estime que nous serions bien reçus partout. La vraie raison pour préférer, de beaucoup, nos amis aux autres, c’est que nous avons créé une langue qu’ils sont seuls à comprendre sur Mars. Au reste, ils sont tout proches.

— Là-bas, derrière la forêt agamique. »

Quelques instants plus tard, nous naviguions au-dessus de la sylve dont les énormes végétaux rappelaient tantôt des champignons grands comme des chênes, tantôt des arbres pareils à des mousses ou des lichens fabuleusement grossis.

— La clairière », annonça Jean.

C’était en effet la clairière où je m’étais arrêté tandis que Jean, engagé dans la forêt, était capturé par les Tripèdes.

« Ici, nous crûmes te perdre, murmurai-je, en mettant la main sur l’épaule de notre ami. Nous ne nous doutions pas que c’était le seuil de la Terre promise.

— Descendons », dit Antoine. »

Le Stellarium se posa au centre de la clairière entre quatre énormes blocs rouges et verts, dont l’un rappelait confusément un lion de mer.

Jean, Violaine et moi débarquâmes, cependant qu’Antoine demeurait en veilleur dans le Stellarium.

« C’est là-bas, Jean, que vous aviez disparu, entre ces deux rocs. »

Jean se mit à rire :

« Je vais y disparaître de nouveau, s’écria-t-il.

— Pas sans nous, supplia Violaine.

— Moi, je veux bien ! dit Jean. Il n’y a aucun danger.

— Tenons-nous tout de même sur nos gardes, dis-je. Il est possible que nos amis aient déménagé.

Nous avancions aussi lentement que possible, car dès que nous croyions prendre le rythme de la marche terrestre, nous bondissions.

« À pas de tortue… eh ! »

Presque en même temps, nous nous arrêtions tous les trois.

« Les voilà, nos amis, s’écria Jean, où du moins quelques-uns d’entre eux.

— Sont-ce bien les mêmes ? demanda Violaine.

— J’en reconnais un, fis-je.

— Et moi, trois », ajouta Jean.

Ils étaient six qui, à notre vue, avaient d’abord fait marche en arrière. Mais tout de suite, ils s’étaient rassurés, et déjà l’un d’eux nous « parlait », je veux dire qu’il s’exprimait à l’aide de signes créés par les Tripèdes et par nous.

Violaine examinait avidemment ces êtres fantastiques. Elle les reconnaissait d’ailleurs très bien : nous avions rapporté sur la Terre un grand nombre de photographies. Son étonnement n’en était pas moins vif et augmentait à mesure que les Tripèdes venaient à notre rencontre.

« Quels beaux yeux ! s’écria-t-elle. Ils les parent tout entiers ! Leur teint aussi est admirable, nos plus beaux pétales atteignent à peine des nuances aussi délicates. »

Nous continuions à aller à la rencontre des Tripèdes et bientôt nous les rejoignîmes.

Jean avait entamé la conversation avec l’un d’eux. Nous apprîmes que rien n’avait changé depuis notre départ, mais que l’envahissement des Zoomorphes continuait, très lentement d’ailleurs, sur divers points du territoire occupé par les Tripèdes, les animaux et les plantes.

— Mais ont-ils franchi nos barrières ?

— Non, et nous avons réussi à en faire construire d’autres par nos frères des régions les plus menacées. »

Il ajouta avec mélancolie :

« Nous devons disparaître ! »

Violaine, frémissante, épiait les gestes du Tripède et ceux de son frère avec un ravissement passionné.

Elle m’avoua qu’elle était désorientée par les membres étranges et aussi par l’absence de ces fragments de chair, le nez et les oreilles, en eux-mêmes sans grâce et le plus souvent laids, comiques, baroques, voire répugnants, chez nos semblables.

« Mais, ajouta-t-elle, je m’y habituerai assez vite. La forme des joues est aussi exquise que leur nuance, toute la tête apparaît harmonieuse autant qu’une belle amphore d’Athènes ou de Corinthe. Éclairés par les feux magiques de leurs yeux, je sens que je finirai par les trouver beaux.

— Vous trouverez leurs compagnes plus belles encore, fis-je.

— Je sais qu’elles sont très différentes.

— Comme vos avez pu le voir sur nos photographies : plus hautes de taille, le visage plus fin. Vous les reconnaîtrez tout de suite quoiqu’il n’y ait pas de signes aussi visibles que les seins. »

La conversation continua entre Jean et le Tripède. Comme elle était muette, je pouvais la suivre plus ou moins tout en écoutant Violaine.

« Vous savez déjà que nos amis ont leurs habitations sous terre. C’est un domaine de cavernes et de couloirs, éclairés et tièdes. Ils peuvent y vivre à l’abri de l’invasion zoomorphe, mais il leur faut pourtant une surface assez étendue, à cause des plantes nourricières. Ils trouvent de l’eau dans ces cavernes.

Leur eau, n’est-ce pas ? qui n’est buvable pour nous qu’après une purification ?

— Une transformation, Violaine, car il faut faire intervenir la chimie. »

Il y eut une pause dans la conversation du Tripède et de Jean, qui bientôt demanda à revoir le Chef Implicite. Les Tripèdes nous invitèrent à les suivre.

Bientôt, nous arrivâmes devant une manière de porche naturel. Un couloir en pente douce descendait vers les cavernes. Après cinq minutes de marche, le couloir fit un coude. Les Tripèdes nous éclairaient à l’aide de petits blocs dont émanait une phosphorescence jaune, assez vive pour nous permettre de voir. Lueur douce qui se dispersait vite à distance, mais très suffisante pour y voir de près. Peu à peu, les parois du couloir devinrent phosphorescentes à leur tour — cette lumière, presque imperceptible d’abord, devint de plus en plus distincte ensuite. Nous parvînmes ainsi à une caverne où la lueur accrue nous permettait de voir à bonne distance.

« Splendide ! murmura Violaine. Une cathédrale qui contiendrait vingt fois Saint-Pierre de Rome. »

Dans les parois, étaient creusées des excavations de forme régulière d’où nous vîmes sortir plusieurs douzaines de Tripèdes.

Parmi eux, le Chef Implicite. Et près de lui, en retrait, celle qui m’avait fait connaître « un ravissement qui tenait de la magie et qui m’exaltait comme jadis les déesses purent exalter un Hellène mystique — une tendresse sans analogie avec aucune tendresse connue ».

Sera-ce la déception fatale des recommencements ? Déjà une atmosphère infiniment délicate émanait d’elle ; Violaine perdit son prestige ; sa beauté s’alourdit et se couvrit de brumes : elle fut trop semblable à moi-même.

D’ailleurs, Grâce l’hypnotisait ; elle la contemplait avec une sorte de stupeur.

« C’est inconcevable », chuchota-t-elle.

Tandis que la jeune Martienne s’avançait, son atmosphère fit reparaître à « l’état naissant » cette étrange et subtile volupté sans ressemblance avec aucune volupté terrestre, et qui semblait me douer d’un sens nouveau.

Je chercherais en vain une comparaison : toute métaphore serait vaine, et trompeuse. Ni les parfums des végétaux, fleurs, feuilles ou herbes, ni l’ivresse des matins où il semble que l’univers vient de naître, ni l’amour le plus pur n’ont de ressemblance avec cette sensation, et certes moins encore l’amour à l’état brut.

La seule Grâce me l’a fait connaître sur la terre martienne, quoiqu’elle ait des sœurs très belles. Qu’il y faille des affinités, des inter-influences mystérieuses, c’est probable, puisque rien de pareil ne s’est produit pour Antoine, ni même pour Jean, plus nerveux et plus émotif que moi.

« Je n’osais pas croire que vous reviendriez, dit-elle. C’est un trop grand bonheur de nous revoir ! »

L’absence ne lui avait fait rien perdre du langage par signes créé par les Tripèdes et par nous.

Sa joie rayonnait autour d’elle et la rendait plus fascinante.

« L’impossible seul pouvait m’arrêter ! » répondis-je.

Si pure que fût notre tendresse, nous n’en voulions pas dire davantage, non par pudeur — ce mot n’a aucun sens ici — mais parce que notre intimité était ombrageuse. Du moins en allait-il ainsi pour moi, mais je le pressentais pour elle aussi, soit par intuition, soit par illusion.

Une multitude était accourue, émerveillée et joyeuse. Son silence, le silence éternel des Tripèdes pour qui le son n’existe pas, était pourtant bizarrement tumultueux. Je ne trouve point d’autres terme pour exprimer l’allégresse lumineuse qui éclairait les visages : tant d’yeux étincelants faisaient une manière d’illumination astrale : on eût dit une foule vivante de constellations.

La conversation avec le Chef Implicite dura quelque temps : il fut convenu que nous examinerions avec lui et les plus avisés Tripèdes le moyen de combattre partout l’invasion des Zoomorphes.

Il faudrait s’entendre cette fois avec les peuples menacés, en fait tous les peuples de la périphérie en contact avec l’ennemi et non encore pourvus d’appareils défensifs.

Nous savions déjà que le domaine occupé par les Tripèdes et leur Règne devait être à peu près égal à deux fois la superficie de l’Europe. Le reste, aussi vaste que l’Asie et l’Amérique réunies, leur échappait[1].

« Maints peuples sont déjà initiés au système de défense que vous avez créé pour nous, disait le Chef Implicite. Mais ils sont encore inexpérimentés. Il semble même que les Zoomorphes nains résistent de plus en plus aux radiations. S’ils s’adaptaient complètement, le danger serait aussi grave qu’avec les grands, car ils se reproduisent plus vite que ceux-ci.

— Oui, fit Antoine, c’est une loi sur la Terre et probablement une loi universelle. »

Le Chef Implicite parla spontanément de nos provisions. Prévoyant notre retour, il avait préparé de l’eau potable, de l’eau terrestre, selon les prescriptions laissées par Jean, et semé quelques graines et quelques semences d’un lichen comestible que nous avions apporté lors de notre premier voyage. Les graines n’avaient donné qu’un résultat négligeable, mais les lichens pullulaient singulièrement. Bonne nouvelle, car, guère substantiels, les lichens donneraient du moins un aliment purificateur, de quoi éviter le scorbut. Non que nous eussions omis de vitaliser nos aliments condensés, mais si notre séjour se prolongeait plus que lors du premier voyage, nos ferments pourraient « s’anémier ». Et puis nous aurions plaisir à manger du végétal plus frais. Nous avions cette fois apporté des semences venues des régions arctiques et des montagnes.

L’entrevue avec le Chef Implicite se prolongea quelque temps encore. Nous convînmes Grâce et moi de nous revoir le lendemain.

« Qui sait si nous ne réussirons pas à faire pousser quelques végétaux nutritifs, dit Jean lorsque nous nous retrouvâmes dans le Stellarium !

— Ce serait le début de la colonisation de Mars ! s’exclama Violaine enthousiasmée.

— Un jour peut-être Mars appartiendra aux hommes, reprit Antoine.

— Ah ! m’écriai-je, je ne le souhaite point. La férocité native de nos semblables persiste encore en ce xxie siècle, Il y a sur la Terre des brutes qui extermineraient sans pitié nos amis Tripèdes.

— Peut-être pas.

— Alors, ils les réduiraient en esclavage ? dit Violaine, indignée.

— Un esclavage modéré conviendrait assez à nos amis, remarqua Antoine.

— Non, non ! fis-je avec dégoût. Ce serait abominable. Les Tripèdes ne sont pas malheureux. Leur décadence a cessé de les faire souffrir. À bas les colonisateurs terrestres !

— Ce qui doit être, sera, repartit flegmatiquement Antoine. En tout cas, l’heure, ni même le siècle, ne sont venus. Si l’homme devient un conquérant véritable de Mars, ce ne pourra être avant deux ou trois cents ans.

— Eh bien ! intervint Jean, je crois que cela ne sera pas. Il y a tout de même trop peu d’air et je ne vois pas une population entière affublée d’appareils respiratoires qui seraient insupportables à la longue.

— Insupportable ? Voire ! Je m’y faisais très bien naguère.

— Parce que nous passions la plus grande partie du temps dans le Stellarium. Mais pourquoi les colons ne feraient-ils par des habitations pourvues de condensateurs d’air ? La culture du sol, sur de larges espaces, ne prendrait qu’une part restreinte du temps des travailleurs.

— Les colons seraient donc essentiellement sédentaires ? demandai-je. Idéal peu tentant.

— Serait-il sensiblement différent de ce qui se passe sur Terre, pour la majorité des hommes ?

— Pas pour les enfants, ni pour une fraction respectable des adolescents. »

Nous nous arrêtâmes pour regarder une horde de bêtes qui paissait dans une grande clairière. Vous eussiez dit d’étranges serpents à pattes, cinq selon la norme, avec des têtes comparables à de grosses betteraves. Elles ne semblaient pas autrement troublées par notre présence, tandis qu’elles manifestèrent une vive agitation en voyant survenir deux énormes Aériens qui s’arrêtèrent planants au-dessus de la clairière.

« Les aigles de Mars ! s’exclama Violaine.

— Plutôt les condors. »

Les cinq ailes couleur d’émeraude vibraient doucement ; on voyait étinceler les yeux multiples. En guise de becs, des gueules en entonnoirs. Les bêtes orange s’arrêtèrent de paître ; elles se serraient les unes contre les autres en tremblant.

« Vieille scène terrestre, en somme, malgré la différence des organismes, fit Jean. Mars à engendré la vie féroce tout comme chez nous. Si les Tripèdes en ont fini avec la guerre entre eux, leurs ancêtres ont dû se massacrer comme les nôtres.

— En ce sens, la vie zoomorphe serait un progrès vers moins de cruauté, puisque la proie est seulement « exploitée ».

— Et les Éthéraux ? demanda Violaine.

— Nous n’en savons proprement rien encore, mais nous avons supposé qu’ils ne se détruisaient aucunement entre eux. Comme je voudrais trouver un moyen de communiquer avec eux ! » répondit Jean.

Les Aériens, après avoir décrit plusieurs cercles, s’abattirent comme des blocs. L’un d’eux saisit une créature serpentine ; l’autre s’arrêta à quelques toises de hauteur.

« Jouons le rôle de providence.

— Il suffira d’avancer », affirma Violaine qui s’élança la première. Elle ne se trompait point.

En voyant arriver cette créature verticale, bientôt suivie de deux autres, les Aériens reprirent leur vol, tandis que les Plantivores, pressés les uns contre les autres, demeuraient immobiles, tout tremblants.

« Ils m’ont l’air particulièrement stupides », dit Jean.

En tout cas, ils avaient grand-peur, car ils oscillaient littéralement sur leurs cinq pattes.

« Il est étonnant que leur espèce ait pu persister ! » grommela Antoine.

Nous étions près d’eux. Nous aurions pu probablement les assommer sans qu’ils essayassent de se défendre.

Enfin, brusquement, comme si ces bêtes sortaient d’un rêve ou d’une transe, ils s’enfuirent à grande vitesse dans les profondeurs de la forêt.

« Bon ! repartit Jean, je m’explique un peu mieux leur existence. Des alternatives de passivité et de réveil… cela se retrouve, moins marqué, chez maints animaux terrestres. »

Nous ne tardâmes pas à regagner le Stellarium.


  1. Il ne faut pas perdre de vue que la surface actuelle de Mars ne comporte plus de mers, mais seulement des lacs ; à cause de cela, les terres occupables par les Tripèdes auraient pu être comparées, en tant qu’étendue, à nos terres continentales. Mais déjà les Zoomorphes en tenaient approximativement les quatre cinquièmes.