Librairie Hachette (p. 128-139).
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iii



ans trois jours, nous atterrissons.

Nous descendons d’abord dans une région occupée par le Règne Zoomorphe. C’est un lieu sinistre, comme tous ceux où la vie homologue à la Vie terrestre s’est évanouie.

Un sol roux, qui put être fertile, jadis, mais qu’une sécheresse multimillénaire a pétrifié. À l’horizon, une chaîne de montagnes chauves et menaçantes, hérissées de pics, conclave funèbre qui nous laisse rêveurs.

« C’est d’une mélancolie admirable, murmure Violaine. Le Règne du roc, le Royaume de la stérilité.

— Ah ! non, non, riposte Jean, un lieu merveilleusement fécond au contraire. Ici, la deuxième Vie martienne abonde… Tu es pourtant avertie, Violaine, ouvre les yeux ! »

Nous sommes encore à l’intérieur du Stellarium, mais la carcasse transparente laisse pénétrer tous les détails du site.

Violaine regarde plus attentivement.

Elle commence à discerner ces structures étranges qui nous avaient tant frappé, lors de notre premier voyage. Par leur couleur et leur faible épaisseur, elles se distinguent à peine du sol, mais dès que l’on fait attention à leurs formes, on ne voit plus qu’elles : une bande de terre proche du Stellarium en est littéralement couverte.

La plupart sont immobiles.

« Oh ! mais… là-bas… voyez comme elles bougent ! s’exclame Violaine, les yeux étincelants.

— Fais attention, lui dit Antoine, aux formes principales : les lanières en zigzag avec les nœuds aux angles, les spirales aux centres bleuâtres, les masses opaques d’où émanent des lignes-lanières. »

Violaine, hypnotisée, contemplait avec stupeur ces Organismes fantastiques.

« Est-ce bien de la vie ? murmure-t-elle.

— Cela ne fait aucun doute.

— Il est vrai que certains font songer à des pieuvres très plates.

— Fausse analogie ! Aucun rapport avec aucune bête ou plante terrestre.

— Oh ! je voudrais sortir ! »

Jean se mit à rire.

« Modère-toi, petite sœur… habitue-toi d’abord au déficit de pesanteur…

— C’est vrai… je n’ai plus de poids… C’est même troublant quand on remue…

— On s’y fait ! Compte tenu de la masse de Mars, remarque Antoine, et la distance au centre, votre fardeau est allégé de trois cinquièmes environ.

— C’est comme si, sur la Terre, je ne pesais que vingt-cinq kilos ?

— Exact ! »

De-ci, de-là, un Zoomorphe se déplaçait sans qu’on pût rien discerner du mécanisme de sa marche. Les lanières remuaient d’étrange façon, mais ne donnaient pas l’impression de servir directement à la progression.

« Remarque, Violaine, que la plupart, surtout sur le terroir où ils pullulent, n’ont pas un décimètre de long et que les plus grands n’atteignent pas un mètre. Leurs effluves ne peuvent nous atteindre dans le Stellarium. Il faudrait qu’ils agissent d’ensemble. D’ailleurs, en deçà d’une certaine distance, ils ne projettent de la radiation que si on les touche. S’ils ont une perception de notre présence, elle doit être très confuse.

— Tandis que les géants semblent s’en apercevoir ! dit la jeune fille en riant. Je n’ai pas oublié vos récits, ni vos rapports, messieurs ! Et je n’ignorerais donc point, même si je n’étais des vôtres, que les Zoomorphes sont absolument solides et que, par suite, leur circulation comme leur nutrition doivent être assurées soit par des gaz, soit par des particules microscopiques. Nous savons aussi que la plupart des Zoomorphes vivent aux dépens du sol, où ils puisent de la matière comme de l’énergie, que d’autres, en outre, sont en quelque sorte carnivores, mais ne tuent ni même ne blessent leurs proies : ils se contentent de prélever, par osmose, je pense un indispensable complément de nourriture.

— Bon ! Nous n’aurons plus rien à t’apprendre ! conclut Jean.

— Rien à apprendre ! Je ne connais que la théorie, il me faut maintenant voir et comprendre. C’est plus compliqué. »

Elle s’interrompit, les yeux fixes et tendit le bras :

« Voici, n’est-ce pas, un de leurs monstres ? »

Elle montrait, à une distance d’environ trois cents mètres, une immense forme ocreuse, avec des zones oranges, qui se mouvait avec vélocité.

« Les plus grands reptiles du secondaire n’étaient pas aussi longs !

— Mais combien plus épais !… Ce monstre est une immense galette ! Attention, il pourrait nous attaquer ! »

Le Stellarium s’éleva à une cinquantaine de mètres du sol. Nous examinions le colosse avec nos lunettes. Il s’arrêta, ses appendices et ses lanières repliées. Nous percevions nettement ses trois zones latérales, séparées par des sillons.

« À la fois une triple pieuvre, un champignon démesuré, une punaise léviathan faite de trois punaises, chacune aussi étendue qu’un brontosaure… Mais toutes ces images sont fausses ! murmurait Violaine, songeuse. Les comparaisons tombent aussitôt imaginées… Ah ! le voilà qui se remet en route ! »

C’est vers le champ où pullulaient les petits et les moyens Zoomorphes qu’il se dirigea. Il le déborda. Nous le vîmes s’étendre sur une cinquantaine de ses chétifs semblables. Des phosphorescences bleuâtres enveloppèrent le groupe.

« Un carnivore ! fit Jean. Il dévore l’énergie de ses victimes

— Elles n’en mourront point ! »

Violaine, passionnée jusqu’à l’exaltation, remarqua :

« Alors, c’est ici un monde moins cruel que le nôtre ?

— Qui sait ? Tout est tellement différent. Nos expériences ne nous ont rien révélé qui puisse conclure à une sensibilité, sinon fort obtuse, non plus à une intelligence analogue où homologue à la nôtre. Les Zoomorphes semblent être orientés mécaniquement. Jamais nous n’avons constaté une entente, une solidarité, le moindre embryon d’instincts affectifs.

— Ce qui ne prouve rien ! fit Antoine.

— Non, rien ! acquiesça Jean. S’ils n’agissent pas d’ensemble ils ont pourtant leurs procédés d’envahissement et de conquête.

— Nos lichens, nos herbes, nos arbres aussi ! Et avec quelle énergie. Qui, pourtant, croit qu’ils ont des plans concertés, des affinités électives ? »

Nous demeurâmes quelque temps là en observation. D’autres Zoomorphes passèrent, de taille moyenne. Leurs lanières trépidaient pendant la marche, mais elles ne servaient aucunement d’appuis et leurs évolutions étaient le plus souvent désordonnées, jamais nettement régulières.

« Au vrai, ils n’ont pas de membres, n’est-ce pas ? demanda Violaine.

— Non. Nous n’avons pu découvrir la fonction des lanières, répondit Jean. J’incline à croire qu’elles aident à l’appel d’énergies motrices.

— J’aimerais marcher sur le sol de la Planète, reprit Violaine. Dehors, seulement, il me semble que j’aurai le sens précis de la réalité. Ici, je tiens encore à la Terre. »

Des Zoomorphes surgissaient maintenant de toutes parts. D’un moment à l’autre, un colosse pouvait s’approcher de l’abri.

« Cherchons un endroit moins fréquenté ! » proposa Antoine.

Le Stellarium, qui avait atterri pendant le colloque, s’éleva juste à temps pour éviter le péril : deux monstres arrivaient à grande allure.

« Nous n’en aurions pas mené large, Violaine, si nous les avions laissés venir à proximité. Un seul a failli causer notre mort. Deux suffiraient peut-être à débarrasser la Planète de nos curiosités. »

L’un des monstres passa sur le terrain même où nous avions atterri. L’autre en était tout proche.

« Heureusement, on peut les tenir à distance, murmure Violaine.

— Oui, nous sommes même mieux armés que naguère. Nos radiants de sortie sont aussi plus puissants. »

Le Stellarium était déjà loin du champ d’atterrissage. Antoine l’arrêta au-dessus d’une longue vallée où en des âges incalculablement lointains coulait un des grands fleuves de Mars.

« Ici foisonna, je suppose, une magnifique vie tropicale, fit Jean. Et nous savons que la flore de cette Planète fut belle… elle l’est encore.

— La flore primitive devait l’être davantage. Nos amis Tripèdes en sont plus loin que nous, Terrestres, de nos flores primaires. »

La structure du site, en évoquant d’antiques fécondités, rendait plus saisissante la pétrification présente.

« Aurai-je la joie de mettre le pied sur cette terre farouche ? » demanda Violaine.

Elle était tout près de moi. J’étais heureux. Je me grisais avec douceur, tendrement de son contact. J’échappais à la crainte confuse qui accompagne sur la Terre l’amour le plus rassurant…

Et toutefois, je désirais passionnément revoir Grâce.

« On peut, acquiesça Jean, après avoir fouillé la vallée avec sa lunette. Nul grand Zoomorphe à l’horizon et peu de médiocres. »

Le Stellarium s’arrêta sur un plateau. Aucun champ de gravitation ne s’ajoutait à la faible pesanteur martienne.

« Armons et cuirassons-nous ! »

Un quart d’heure plus tard, nous ressemblions pas mal à ces scaphandriers qu’on voit sur de vieilles gravures, si différents de nos marcheurs aquatiques.

Ainsi équipés nous sortîmes du Stellarium.

Nous ne laissions pas d’être gênés par notre légèreté, encore que nous nous fussions accoutumés lors du premier voyage. Chaque pas nous entraînait au-delà des distances prévues. Peu à peu l’équilibre se rétablit. Plus lentement toutefois chez Violaine qui faillit plusieurs fois s’étaler sur le sol.

Elle riait, joyeuse de cette légèreté qui la gênait pourtant.

« C’est comme en rêve ! » dit-elle.

Puis :

« C’est tellement mort, qu’on finit par avoir de la sympathie pour les Zoomorphes. »

Rieuse, elle se mit à courir, et, cette fois, après quelques bonds gigantesques, perdit l’équilibre. Elle se redressa sur-le-champ, sans guère se ressentir de cette chute :

« Aucun animal terrestre n’aurait pu me suivre, même le plus rapide lévrier… ni un aigle ou un faucon. »

Elle reprit sa course, en la modérant. Je la suivais en me retenant d’aller vite, mais j’allais tout de même à une allure vertigineuse…

Soudain, je la perdis de vue : elle venait de disparaître au détour d’un gros roc pourpre.

De ne plus la voir, dans ce désert formidable, m’inquiéta. J’accélérai le mouvement. Je tournai le roc.

Elle gisait sur le sol, immobile. À une encablure se tenait un grand Zoomorphe enveloppé d’une lueur bleuâtre qui s’éteignit avant que je fusse à proximité.

Malgré mon angoisse, je ne perdis pas le sens de la nécessité : un jet de radiations arrêta le monstre.

Quoique de grande taille, ce n’était pas un colosse. Bientôt il commença à rétrograder. D’abord lentement, puis à vive allure.

Livide, les membres inertes, Violaine avait l’aspect indéfinissable des morts. Je me baissai pour la soulever, lorsque Jean et Antoine parurent.

Nous nous regardâmes. Nous n’osions pas parler. L’impassible Antoine paraissait aussi consterné que nous. Enfin, tremblant de tous ses membres, Jean murmura :

« Je suis un misérable ! »

Il n’avait pas besoin de compléter la phrase : je sentais et je partageais son remords. Je m’estimais comme lui responsable.

Antoine, cependant, avait déjà repris son sang-froid. Il appuya l’oreille contre la poitrine de Violaine. Ses paupières frémirent, signe, chez lui, d’émotion vive.

« Eh bien ? » cria Jean exaspéré d’angoisse.

Antoine ne répondit point. Nous le connaissions trop pour ne pas deviner ce que signifiait son silence.

Jean essaya d’écouter à son tour ; mais il dut y renoncer. Le bruit de ses artères lui eût à peine permis de percevoir les battements normaux d’un cœur. J’échouai également, assourdi par le tumulte du sang.

« Il n’y a qu’à regagner le Stellarium », fit Antoine dont le visage avait presque repris son aspect normal.

Jean souleva Violaine et nous nous acheminâmes vers l’abri. Nous faisions, Antoine et moi, des bonds de plusieurs mètres. Encore étions-nous forcés de nous contenir : à toute vitesse nous n’eussions pu maintenir notre équilibre.

Parce qu’il emportait Violaine, Jean avait plus de stabilité tout en avançant plus rapidement qu’il n’aurait pu le faire sur notre Planète native, en donnant son effort maximum.

À proximité du Stellarium, un spectacle terrifiant nous arrêta : trois Zoomorphes colossaux nous barraient la route. L’un avait au moins cinquante mètres de longueur, les autres près de quarante…

« Idiots… nous avons été idiots ! » grommela Antoine…

Certes, notre appareil était à l’abri de toute attaque. Dix, vingt Zoomorphes agissant ensemble eussent été incapables de l’ébranler, si ces monstres, comme les monstres terrestres, s’étaient servis, soit des muscles, soit de leur masse lancée à une vitesse vertigineuse… Mais cette masse était extrêmement réduite par leur faible épaisseur. D’ailleurs, nul Zoomorphe ne procédait par choc : d’ordre rayonnant, leur activité, terrible pour nous, n’est aucunement redoutable pour le Stellarium.

Nos radiants suffiraient-ils à les éloigner tous trois ? La dépense énergétique ne serait-elle pas trop forte pour une action prolongée ?

D’autant plus qu’il eût été souverainement dangereux d’agir de près : ils percevraient notre présence, se précipiteraient vers nous et leur vélocité était trop considérable pour qu’il nous fût possible de fuir !

« Il sera sans doute préférable, fis-je, d’attaquer ensemble le plus grand ?

— Gardons-nous en bien ! riposta Antoine… Je crois qu’il faut les attaquer d’ensemble avec une dépense modérée de radiations … cela suffira sans doute à les tenir d’abord en respect… peut-être même à les éloigner, après quelques minutes…

— Mais s’ils tardaient trop à s’éloigner, remarqua Jean, nous épuiserions nos énergies avant d’avoir obtenu un effet décisif… »

J’étais de son avis. Nous n’avions pas de temps à perdre : les chances de sauver Violaine décroissaient de seconde en seconde.

« Eh bien ! reprit Antoine, essayons les deux méthodes… J’attaque le plus grand… »

Jean et moi ayant chacun fait notre choix, l’attaque commença. Elle parut inefficace pendant deux minutes, les Zoomorphes n’avancèrent ni ne reculèrent, encore qu’ils donnassent des signes d’agitation…

La réserve énergétique de Jean et la mienne, employées sans ménagement, commençaient à décroître…

« Vous voyez ! » fit doucement Antoine…

Jean ne répondit point. Il venait de s’emparer du radiant de Violaine et déjà s’en servait pour doubler l’intensité de l’attaque.

Le Zoomorphe recula presque instantanément et s’éloigna à vitesse croissante.

Attaqué alors par trois radiants à la fois, celui que j’avais choisi comme objectif, et qui donnait déjà des signes d’énervement, s’éloigna à son tour.

Avant que nous eussions joint nos radiants à celui d’Antoine, le troisième Zoomorphe commençait à reculer. Un jet de radiations accéléra sa retraite : l’accès du Stellarium était libre.

Les moyens ne nous manquaient pas pour ranimer Violaine si elle n’avait pas cessé de vivre. Nous mîmes graduellement en action l’appareil de respiration artificielle. Antoine préparait l’excitation cardiaque et l’insuffleur d’oxygène.

Le cœur de Violaine demeurait inerte. Aucune buée ne ternissait la glace du détecteur de rosée…

Antoine intervint alors avec l’excitateur cardiaque tandis que j’insufflais l’oxygène… à très petites doses. Plusieurs minutes s’écoulèrent, mortelles… puis Jean poussa un grand cri :

« Ah ! Enfin ! »

Le cœur se remettait à battre, une faible buée apparut sur la glace du détecteur. Une minute d’anxiété encore, puis les yeux de la jeune fille s’ouvrirent.

Nous pleurions, Jean et moi, comme des enfants.