Briard (Poulet-Malassis) (p. 36-47).

DU TRAGIQUE ! POURQUOI NON ??




DEUXIÈME FRAGMENT.




L’un des objets du voyage de madame Durut à Paris était de savoir si le comte de Scheimpfreich[1] y était encore, ou si, comme il l’avait promis, il en était sorti au bout de vingt-quatre heures. Le malheureux, que n’avait-il tenu parole ! La belle Wakifuth n’avait bougé de l’hospice. Durut avait eu soin que cette insatiable y passât le temps fort agréablement ; mais il fallait pourtant revenir en ville ; on voulait être assurée que le funeste comte n’y fût plus. C’était pour vérifier le fait que Durut, comme la colombe de l’arche, avait pris l’essor.

Voici ce qui s’était passé : le baron de Widebrock[2], qui n’avait plus trouvé de logement à son ancien hôtel, s’était rabattu dans celui que madame Durut fait tenir, pour son compte, par une de ses sœurs. La première chose qu’on lui apprit, quand elle mit le pied chez elle, fut que le baron était au lit, malade d’une blessure récente, mais peu dangereuse ; qu’en revanche il avait pitoyablement traité son adversaire, et celui-ci c’était… le comte de Scheimpfreich. Ces messieurs avaient fait connaissance dans une de ces agréables maisons dont Paris abonde, qui sont ouvertes aux étrangers riches, et où sont les amorces de l’amour et du jeu, et sont finement cachés tous les hameçons de l’escroquerie. Allemands et chapitrables[3], Scheimpfreich et Widebrock s’étaient aussitôt liés ; avides de gros plaisirs, dès le troisième jour ils furent inséparables.

Certain soir que le baron était à peu près monté, et le comte gris (il fallait très-peu à celui-ci pour le déranger), on en vint aux confidences. Parmi ses bonnes fortunes, le fougueux baron cita la belle Wakifuth et fit d’elle un pompeux éloge ; mais tombant, par digression, à bras raccourci sur l’auteur des anciennes disgrâces de cette compatriote, dont il se trouvait être parent au cinquième degré, il s’anima, parla de l’infidèle fiancé dans les termes les plus insultants, et dit enfin que si jamais il le rencontrait, il lui donnerait cent coups de bâton, ses procédés ne le rendant pas digne qu’on le traitât avec plus d’égards. Le défaut du comte n’était pas, comme on sait, de manquer de courage : ces propos le mirent hors de lui. Furieux, il déclara que lui-même avait été le suborneur d’Eulalie, qu’il s’en repentait, mais qu’il craignait peu les ivrognes et les brutaux qui pourraient s’offrir pour la venger. Ils n’avaient pas d’armes[4] ; au premier mouvement violent que les épithètes d’ivrogne et de brutal firent faire à Widebrock, le comte le menaça d’une assiette au visage : une assiette lancée fut la riposte, mais par bonheur elle n’atteignit point[5]. On vint bien à bout de séparer ces scandaleux combattants ; mais leur rixe n’était pas de nature à comporter une réconciliation. Rendez-vous pour le lendemain, au pistolet, derrière le parc de Montrouge. Le prince veut y servir de témoin à Scheimpfreich ; un ami de Widebrock rend à celui-ci le même service. Le comte, premier offensé, tire, effleure la cuisse (en dehors) de son ennemi, qui, tirant à son tour, lui plante sa balle au milieu de la poitrine. À la levée de l’appareil, le coup est décidé mortel. Cependant l’infortuné Scheimpfreich, dès qu’il a pu recouvrer un peu de connaissance, a cru voir dans son malheur une juste punition de son ancien parjure. Voulant réparer sa faute autant que possible, il a fait des dispositions tout à l’avantage d’Eulalie, et d’avance il a prié le prince de recevoir pour elle, avec une cassette de bijoux de grand prix, une forte somme en or et en plusieurs billets au porteur ou lettres de change revêtues des formes nécessaires pour que la belle baronne puisse en toucher le montant.

Cette aventure met madame Durut dans le cas de courir chez le prince ; heureusement elle le rencontre comme il rentrait pour faire sa toilette.


CHEZ LE PRINCE.

Le Prince. — Déjà ! Tu as donc des ailes, ou tout au moins un ballon, ma chère Durut : il n’y a pas une heure qu’on est parti pour te porter ma lettre. (Ils pénètrent en parlant jusqu’au fond d’un appartement dont la dernière pièce est un joli boudoir.)

La Durut. — On ne m’a point rencontrée, je suis venue par la traverse ; mais je m’estime heureuse d’avoir pu deviner que Votre Altesse avait besoin de moi…

Le Prince (gaiement). — C’était pour autrui quand je t’écrivais, mais quand je te vois, c’est infiniment pour moi-même. Tu te souviens de mon cartel[6] ? (Il la chiffonne, et s’étonne de la beauté de sa gorge.) Elle est inconcevable !…

La Durut (gaiement). — Vous l’êtes bien plus de vous mettre dans tous ces frais de galanterie avec une femme de trente-six ans.

Le Prince (qui a passé de la gorge ailleurs). — Tout ceci n’en a pas dix-huit… Mais quelles chairs ! quel satin ! Ovide avait bien raison…

La Durut (fort émue). — Dit-il quelque part aux gens qui font ce dont vous vous amusez : Gare les manchettes ! Si tu ne finis, cher prince,… les tiennes vont avoir de l’empois, je t’en préviens.

Le Prince (s’animant). — Adorable ! il ne manquerait plus que cela pour m’ensorceler… Une femme qui prouve est pour moi…

La Durut (se pâmant). — Finis donc… Tu Tas voulu… Mille excuses… (Elle a mis le prince dans le cas de s’essuyer bien vite.)

Cette scène très-rapide s’est passée debout, et il y a eu beaucoup plus de pantomime encore que de discours. Le prince s’assied, fait avancer la docile Durut près de lui, se proposant de lui faire courir une poste à franc étrier ; mais elle, brûlante et très-voluptueuse quand elle se livre, n’a pas plutôt aperçu le pommeau de la selle, qu’elle se précipite pour le baiser. Le prince (du goût de bien des gens) ne se déplaît point à cet hommage ; il a le temps d’assaisonner sa jouissance, et, troussant par derrière la lascive Durut accroupie, il se fait répéter par une glace qui descend jusqu’à terre ce beau cul si rond, si frais, dont l’éloge se lit ailleurs[7]. Dès ce moment l’ambidextre prince a fait tous ses plans… Cependant il ne souffre pas que la lesbienne[8] se consomme ; Durut, forcée de démordre, monte enfin à cheval et part au galop… La carrière est bientôt achevée… Notre amie croit rêver tant de bonheur. Est-ce bien elle qui possède si complétement l’un des plus aimables petits-maîtres de l’Europe ? Le ravissement des sens, le triomphe de l’amour-propre, tout cela s’exprime par un seul fougueux baiser dont est couronné cet ardent impromptu… Mais tout n’est pas dit encore.

Le Prince. — Tu crois en être quitte ? Non, belle maman ; cette glace m’a dit trop de bien de toi pour que mes hommages puissent avoir des bornes…

À ces mots, aux mouvements du prince, à l’attitude qu’il indique, Durut devine à l’instant ce qu’on espère encore de sa complaisance.

La Durut (s’arrangeant). — J’en aurais cent de l’un et de l’autre qu’ils seraient tous à tes ordres !

Il se trouve alors qu’il présente le flanc à la glace dont ils se sont fort approchés, et de la sorte le prince a le plaisir d’y voir de profil les monts rosés dans la vallée desquels il se perd, administrant un adroit et raffiné service. Il y a des entêtés à qui l’on ne peut persuader que toutes les femmes ne sont pas sourdes de cette oreille-ci. Qu’ils pensent ce qu’ils voudront de ce que pouvait éprouver alors la bonne dame Durut ; les autres, pour qui je répète qu’elle entendait très-clair des deux oreilles, m’en croiront quand je leur dirai qu’à cette manière d’obliger le prince elle prit elle-même bien du plaisir. Comme tout cela n’a pas laissé d’être long…

La Durut (trouve bon de dire après l’affaire). — Pardon, cher prince, si j’ai dormi si longtemps ;… mais c’est que je faisais un bien beau rêve…

Le Prince. — Je ne veux pas que tu prennes ainsi la chose, et pour que tu n’oublies point que notre nouvelle liaison est une réalité, fais-moi le plaisir de garder cette montre ; à chaque fois que les aiguilles y marqueront cette même heure, tu m’obligeras de te dire : “ À pareil moment, un homme qui se croit connaisseur, me jurait que jamais il n’avait eu plus de plaisir qu’avec moi. „

La Durut (prenant la montre). — J’ajouterai : Et jamais Durut n’avait été plus heureuse…

On frappe à la porte : le prince ouvre. Il s’agit du retour de son émissaire, porteur du billet que voici : “ Phénix des princes, en l’absence de ma sœur, j’ai décacheté ce que vous lui adressiez. La belle baronne est aussitôt partie ventre à terre avec votre postillon ; s’il en est temps encore, le mourant aura la triste consolation de la voir. Que n’ai-je pu m’échapper moi-même ! Au lieu de lire ce chiffon, Votre Altesse aurait embrassé l’amoureuse Célestine. „

Le Prince. — Ta sœur est toujours angélique. Mais il n’y a pas un moment à perdre. Volons…


CHEZ MADAME DURUT.

Quelque diligence qu’ait faite le phaéton de madame Durut, elle et le prince ne sont pas survenus assez tôt pour être témoins des derniers instants du malheureux Scheimpfreich. À peine Eulalie était-elle arrivée qu’une crise, causée sans doute par le choc de plusieurs sentiments contraires et violents, avait annoncé la fin prochaine du malade. Il n’avait pu baiser que bien passionnément la main de la baronne et lui dire : “ Je vous vois, vous êtes vengée, je meurs heureux !… „ À ces mots, il avait rendu le dernier soupir. Quelques larmes qui faisaient bien de l’honneur au cœur de la baronne s’étaient échappées de ses beaux yeux, mais elle n’avait pas donné des marques d’un attendrissement plus faible. Quand le prince et madame Durut arrivèrent, elle était calme ; après les premiers propos que comportait la circonstance, elle leur dit : “ Cet homme m’était odieux ; victime de sa faute, il m’a touchée, et je pourrai désormais me souvenir de lui sans aigreur. „ Quant aux dispositions du défunt, la baronne rejeta bien loin ce que le prince avait cru devoir déclarer. “ Qu’il me connaissait mal ! dit-elle avec dédain. Que sa famille profite de toute cette riche dépouille : y prendre part, ce serait achever de me déshonorer. „ Le prince sentit bien qu’une belle terre que le comte léguait étant refusée, ce n’était pas le cas de parler sitôt du fidéicommis, d’argent, de papiers et de bijoux. On saura plus tard par quel biais le prince et madame Durut vinrent à bout de vaincre, pour ces derniers objets, la résistance de la délicate baronne.

Lecteurs, pardonnez-moi ces lugubres détails. Si parmi vous il y avait beaucoup de ces âmes à la glace que rebute tout ce qui peut avoir pour objet d’émouvoir le cœur ; beaucoup de ces malins qui ne liraient nos feuilles que pour avoir le cruel plaisir de rire de la démence qu’elles peignent et de mépriser un sexe adorable dont nous célébrons la sublime lubricité, nous nous repentirions d’avoir écrit, puisque le tableau de ces écarts ferait oublier tant d’admirables attributs qui l’emportent si éminemment sur ses jolis vices.


  1. Il se nommait à Paris Weldt-Fager ; c’est celui dont on a commencé de parler page 69 du troisième numéro, et qui est continuellement en scène dans le quatrième. En un mot, l’infortuné témoin des ébats de son Eulalie.
  2. Celui-ci (sans doute on s’en souvient) est ce fieffé buveur que madame Durut renvoya de la pension pour avoir brutalement mis à mal de petits servants de l’hospice.
  3. C’est-à-dire en état de prouver, à la rigueur, seize quartiers de chaque chef. En Allemagne, la moindre mésalliance rompt la chaîne de la noblesse, exclut du chapitre, de certains emplois, et parfois même de certaines amitiés.
  4. Autrefois il était honteux pour un gentilhomme de marcher sans la marque de distinction de son état : depuis quelques années il est ridicule de se distinguer, par le port d’armes, d’un courtaud de boutique ou d’un coiffeur.
  5. La note précédente établit la cause dont voici l’effet. Philosophique désarmement, de quelles nobles ressources nous offre-tu le pis aller ?
  6. Voyez numéro 3 p. 82.
  7. Page 12 du premier cahier du premier volume.
  8. Si ce n’est à Lesbos que fut imaginé le jeu piquant auquel Durut s’amuse, c’est du moins à cette île heureuse que l’histoire du plaisir accorde l’honneur de cette invention.